Empathie

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : L’empathie, une qualité, en principe. Qui permet la rencontre, la communication. Qui fonde même une méthode qui se donne pour finalité de développer « une éthique de vie fondée sur l’empathie et la compassion, et un projet pour une société pacifiée » (www.cnvc.org) .
Mais la psychiatrie fait de l’excès d’empathie une caractéristique de certaines personnalités troublées. A partir de quand l’empathie est-elle excessive ? En lien avec un trouble de la personnalité ? Quel lien ? Effet ? Signe ? Cause ? Retour sur une rencontre impromptue et le trouble qu’elle suscite.

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C’est une journée ensoleillée. Il fait même un peu trop chaud. C’est la fin de l’année. Il y a, dans l’air, un parfum de vacances. Les gens sont en short, en tongs. Il est 13h30. On arrive, Evelyne et moi, pour notre animation. Quelques personnes sont assises sur des sièges dans l’espace carré au bout du couloir. C’est une sorte de salle d’attente. La porte fenêtre est largement ouverte sur la terrasse et le jardin. D’autres personnes discutent dehors. Il y a une vague curiosité à notre égard. Un Monsieur s’en va.

— Tu ne restes pas ?
— je vais regarder le match.

On salue chacune et chacun en serrant les mains. Serge capte mon regard. La trentaine, crâne rasé. Petit de taille. Corps vigoureux, mobile. Des yeux bleus, tout ronds, qui vous attrapent pendant la poignée de main, et ne vous lâchent plus. Un sourire engageant, un visage ouvert. Aucun signe de « distorsion du comportement ». On est au club thérapeutique. Comme souvent, on peut se demander, débarquant, qui sont les usagers et qui les professionnels. Serge semble retenir ma main un peu trop longtemps. Homosexuel ? Sur le moment, ça me traverse l’esprit. OK, c’est stupide.

On fait connaissance avec les quatre ou cinq qui sont là. Une discussion générale et un peu molle s’engage. Serge la fait vite avancer vers des sujets plus engageants, plus personnels. Il parle beaucoup, et bien. Un moment, Il me regarde et me lance « Vous êtes hypersensible, non ? ». Il voit la surprise dans mes yeux et se rétracte tout de suite, du regard, du geste et de la parole. « Ah ! Excusez-moi, l’empathie… ». Il dit ça comme quelqu’un à qui on répète souvent d’être plus réservé. C’est ce qui me vient à l’esprit, en tous cas. Je n’ai pas envie qu’il puisse penser que je veux préserver une distance « professionnelle ». « Non, non, ça me touche, ce que vous me dites, parce que, souvent,  je pense, justement, que je suis peu sensible, trop distant ». La discussion se poursuit, et je m’aperçois que Serge est tout le temps dans cette attitude de captation de  l’attention. Pendant l’animation, il guette du regard le moment où il va pouvoir reprendre la parole et ramener l’intérêt sur lui. Mais c’est toujours à propos, en amenant une réflexion intéressante qui relance le débat. Ce n’est jamais perturbant, indélicat ou inattentif aux autres…

Je dirais qu’il est dans une attitude de séduction. Il dit des choses très intéressantes et imagées (il parle des oiseaux dans le ciel, qui inspirent un sentiment de liberté).   Dans la discussion, il reparle de l’empathie. De la difficulté de communiquer avec les personnes qui n’ont pas d’empathie. Il évoque son frère, « qui est comme ça ». Il a tout le temps un sourire aux lèvres, même quand il parle de ressentis négatifs. Il a l’air de toujours s’amuser.

 

Si tu fais des recherches sur ce comportement de captation de l’attention, et sur le thème de l’empathie, tu t’aperçois qu’il est relié, dans la vision dominante de la psychiatrie (par exemple, dans le DSM) à une personnalité troublée[1]. On parle d’excès d’empathie, de trouble de l’empathie, de personnalité histrionique. Dans le DSM5, l’Association américaine de psychiatrie (AAP) décrit cette  dernière comme un « trouble de la personnalité caractérisé par un niveau émotionnel et de besoin d’attention exagéré. Le patient est en quête d’attention de la part d’autrui, essaie de se mettre en valeur, de séduire, ou simplement d’attirer le regard ou la compassion. La séduction devient un besoin pour la personne qui vit avec ce trouble affectif. Le besoin de plaire devient excessif. L’histrionique utilise le charme, et des comportements de séduction inadaptés, comme moyen d’échange, de communication, voire d’interaction ». J’ignore si Serge bénéficie de ce diagnostic, comme dit certain psychiatre. Ce qui me frappe, c’est la place qu’y occupe le jugement. Comme fondement pour qualifier le trouble, mais aussi comme impact une fois le diagnostic établi.

« Ce mode de séduction incessante devient un outil de manipulation, afin de s’assurer que ses besoins soient comblés en priorité, au détriment de ceux d’autrui, comme un dû. À défaut d’attirer l’attention par la séduction, elle se posera en victime, s’épanchera dans le dénigrement d’autrui, aura des excès de colère intense et versera dans la dramatisation émotionnelle. Ces aspects de son affect, sont sa façon, automatique et naturelle, de vivre avec l’entourage. L’histrionique crée des liens affectifs superficiels. La personne agira ainsi aussi bien envers les hommes que les femmes de tout âge. Ce trouble atteint majoritairement les femmes et touche de 1,3 % à 3 % de la population ». Paf !

Si telle personne, collègue, amie, connaissance, parent a reçu ce diagnostic, si seulement je le soupçonne, je vais regarder cette personne tout autrement.

 

Oui, mais, moi, là-dedans ? Pendant toute l’animation, je ressens la difficulté d’échapper au regard de Serge, à son influence. Je reste attentif à parler à tout le monde. Mais je dois faire un effort, parce que, sous son regard, j’ai l’impression d’être au centre, d’être la personne la plus importante au monde. Il vient éveiller en moi quelque chose qui me surprend. Que je connais, pourtant, mais que je ne nomme pas volontiers. Je suis attaché à cette forte impression  d’exister ! En même temps, je me sens un peu menacé par ce qui se passe. Je crains d’être piégé. J’ai déjà entendu les professionnels du soin en santé mentale dire que la personne fait exister son propre trouble chez les autres.  C’est une formulation particulière, je trouve. Ce n’est pas que la pathologie de Serge crée quelque chose en moi à partir de rien, mais plutôt que quelque chose d’existant est (r)éveillé et révélé par la rencontre avec lui.

Tout ça est d’autant plus troublant que la séance d’aujourd’hui porte, justement, sur la liberté. Nous interrogeons les diverses conceptions de la liberté humaine. Le but de cette animation, qui est proposée à des publics diversifiés, est de révéler, au départ de questions sur l’existence des personnes en souffrance psychique, la multiplicité paradoxale de ces conceptions, qui qu’on soit. Nous avons aujourd’hui un groupe composé de professionnels et d’usagers, de femmes et d’hommes. Elles et ils sont sensés s’exprimer pour eux-mêmes, comme participants. Or, les professionnels présents se maintiennent, dans tout le débat, dans une position particulière. En reformulant ce que disent les participants, en essayant de les aider, en se livrant peu. En se retranchant, en se protégeant, je dirais. En se cachant, en tous cas. Je pense soudain à mes séances chez la dentiste, qui m’isole dans une cabine pour faire les radios, et sort au moment de l’irradiation. Elle a raison, bien sûr. Elle fait quotidiennement des radios, et doit se protéger d’une surexposition aux rayons. Ici aussi, les professionnels devraient se protéger d’une surexposition aux manifestations de ces personnalités troublées. Par ailleurs, on ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agit également de maintenir une différence de statut entre les uns et les autres. Différence sans doute utile à d’autres moments.

Même moi… Au départ de la rencontre avec Serge, je sais quelque chose de lui qui change mon regard. Qui détermine nos rapports. Dès qu’il est établi qu’il n’est pas un des professionnels, c’est qu’il est un usager. Je sais donc qu’il souffre d’un trouble psychiatrique, que je ne connais pas.  Il a « quelque chose ». Et ce quelque chose influence mon jugement. Dans des sens paradoxaux, d’ailleurs. Je suis sur mes gardes. Je guette le comportement déviant. Serge est suspect. Il est susceptible de faire ou dire quelque chose de déplacé, d’inadéquat.  Mais je suis également dans une attitude de tolérance, de bienveillance à son égard. Bref, je suis dans la position d’un paternalisme déplorable. Mais, si je ne SAVAIS PAS ! Qu’est-ce que ça changerait ? Combien de Serge est-ce que je rencontre chaque jour ? Qui ont des comportements habituels, ou juste un peu étonnants ? Et combien de personnes sans pathologie ou sans diagnostic qui ont, comme lui, tendance à capter l’attention, à ramener le regard sur elles-mêmes ? Si j’avais rencontré Serge dans la rue, ou dans un commerce, est-ce que j’aurais relevé cette tendance ? Est-ce qu’elle m’aurait frappé ?

Et, enfin, qu’est-ce que Serge pourrait m’apprendre du chemin qu’il a fait pour arriver à me dire « « Ah ! Excusez-moi, l’empathie… ». Quelle connaissance de lui-même a-t-il acquise ? Quel contrôle ? Comment a-t-il fait ? Est-ce que ça l’a aidé, par ailleurs ? Fait grandir ? Était-ce nécessaire ? Pour lui ? Pour son frère ? Il nous a dit qu’il n’avait jamais travaillé. Ce ne serait donc pas possible ? Pour bénéficier de son expérience, il faudrait que je le re-rencontre sans les filtres qui voilaient cette expérience.

Références

[1] Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (également désigné par le sigle DSM, abréviation de l’anglais : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) est un ouvrage de référence publié par l’Association américaine de psychiatrie (American Psychiatric Association ou APA) décrivant et classifiant les troubles mentaux. Le manuel évolue initialement à partir des statistiques collectées depuis des hôpitaux psychiatriques et depuis un manuel diffusé par l’armée de terre des États-Unis. Il a radicalement été révisé en 1980, et la dernière édition, la cinquième est publiée en 20131. Largement utilisé, le manuel fait toutefois l’objet de certaines critiques.