L’hospitalité et la crainte de la contamination

La participation des usagers en santé

Auteur : Marie Absil, Philosophe, animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé : Denise Jodelet, a réalisé sur 4 ans, une étude sur la Colonie familiale d’Ainay-le-Château où plus de mille ressortissants d’un hôpital psychiatrique sont placés chez l’habitant. Des nombreux enseignements et questionnements que nous pouvons tirer de cet ouvrage passionnant, nous nous intéresserons cette fois à un phénomène que l’on rencontre souvent dans les histoires d’hospitalité : la crainte de la contamination par l’hôte.

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Denise Jodelet, à réalisé sur 4 ans, une étude sur la Colonie familiale d’Ainay-le-Château où plus de mille ressortissants d’un hôpital psychiatrique sont placés chez l’habitant, dans près de cinq cents foyers, répartis sur treize communes. Sa méthode de recherche comprend l’observation participante, l’étude de la littérature, l’interrogation d’un échantillon représentatif du personnel hospitalier médical et paramédical, la passation d’un questionnaire destiné à recenser et à décrire les familles d’accueil.

En 1989, un livre est né de cette recherche très complète, il s’intitule Folies et représentations sociales[1]. Des nombreux enseignements et questionnements que nous pouvons tirer de cet ouvrage passionnant, nous nous intéresserons ici à un phénomène que l’on rencontre souvent dans les histoires d’hospitalité : la crainte de la contamination par l’hôte.

 

Quand les médicaments sont suspects

L’hospitalité implique la proximité des hôtes. Or, la proximité entraîne un risque, celui de se laisser atteindre dans son intégrité par l’autre. Alors, quand des villageois accueillent à domicile les malades d’un hôpital psychiatrique voisin, ce risque est souvent ressenti comme la crainte d’une éventuelle contagion.

« la peur de l’atteinte de l’intégrité que représente le handicap et qui me renvoie une image intolérable de l’humanité, et par conséquent de moi-même. (…) Peur de devenir comme lui, par un phénomène de contamination, car le handicap suscite un phantasme de contagion. [2]»

Signe le plus évident de la maladie, les médicaments sont les premiers incriminés. Leur simple manipulation entraînerait des réactions allergiques.

« Ce qu’ils véhiculent (les médicaments) rend leur manipulation dangereuse, semble-t-on croire, à en juger les réactions allergiques qui se sont développées dès leur introduction : « Les nourricières, y en avait qui étaient allergiques aux médicaments, alors vous vous rendez compte ? [3]»

Les nourriciers expliquent à la chercheuse que leurs réactions allergiques seraient dues, selon eux, à la fois à la nature des médicaments et à leur forme liquide.

« Les nourriciers ont par ailleurs élaboré une « théorie » selon laquelle la nocivité du médicament tient à ce qu’il est destiné à soigner les nerfs et est présenté sous forme liquide.  (…) Après l’incrimination du Largactyl, puis du Théralène, la répulsion s’est étendue à tous les médicaments. En fait, la nature de la substance compte moins que son état liquide. C’est l’information de bouche à oreille qui permet d’identifier le produit, car la Colonie distribue les médicaments sous emballage neutre et sans mention de nom. Par contre, les nourricières allergiques que nous avons interrogées décrivaient le déclenchement de leur crise de telle sorte qu’il apparaît dépendant des propriétés physiques du liquide, conçu comme volatile et par-là susceptible de pénétrer dans le corps. [4]»

 

Quand les odeurs deviennent un signe de contamination

Les mauvais effets des médicaments ne se limitent pas à provoquer des allergies chez les nourriciers qui les manipulent. Ils provoqueraient également une transpiration excessive, à l’odeur nauséabonde et tenace, chez ceux qui les consomment. Ces odeurs se révèlent impossibles à éradiquer malgré les pratiques d’entretien les plus énergiques.

« Les médicaments, ça leur donne une transpiration très forte, c’est épouvantable, le linge sent quand on repasse, surtout en repassant. Je mets leur blanc à l’eau de Javel parce qu’ils me donnent tellement du linge sale que je suis obligée de mettre de l’eau de Javel. Eh bien, même ayant été à l’eau de Javel et rincé, c’est incroyable, l’odeur reste. C’est ancré dans le linge, c’est incroyable. D’ailleurs vous allez sentir, je vais vous montrer la chambre, vous allez sentir. J’ai beau faire des courants d’air, j’ai beau vaporiser des produits désodorisants, rien. Ils ont cette odeur-là. Et ça c’est provoqué, à mon avis, je pense, c’est provoqué par les médicaments. Leur transpiration, ça leur fait quand même une odeur spéciale et puis le tabac également, parce qu’ils fument beaucoup, tous. Mais enfin, à mon avis, je trouve, c’est les médicaments qui leur laissent cette odeur-là, qui est quand même une odeur spéciale à eux. Parce que vous savez, on a quand même beau avoir une odeur de transpiration, c’est quand même pas, ils ont une odeur spéciale. [5]»

Pour les nourriciers, ces odeurs sont le signe indéniable de la maladie. Fortement perceptibles, elles entretiennent la crainte tenace d’une contamination possible.

« On a l’impression qu’il y a des trucs qui se transmettent, des microbes » – « C’est une appréhension, c’est simplement ça parce que je ne crois pas qu’il y ait des microbes, c’est pas contagieux ces maladies-là. C’est simplement une appréhension qu’on a. Cette transpiration, cette odeur, c’est plus ou moins lié à la maladie.[6] »

Si les nourriciers sont parfaitement conscients que la maladie mentale n’est pas contagieuse, leurs pratiques quotidiennes démontrent la croyance tenace que sa proximité comporte un risque de transmission des troubles. Malgré leurs dénégations répétées (la maladie mentale, ce n’est pas comme avec les microbes, ça ne se transmet pas), on comprend qu’ ils perçoivent quand même les malades, avec leurs odeurs fortes et leur transpiration jugée excessive, comme une source de pollution possible. Dès lors, il est implicitement reconnu qu’il serait risqué de les côtoyer de trop près. Tout contact corporel direct est donc soigneusement évité. Des règles d’hygiène strictes sont observées à l’endroit des malades. Elles se traduisent par des pratiques de nettoyage qui confinent au rituel de conjuration du danger. Par exemple, les eaux de nettoyage destinées à l’entretien de la famille (lessive, vaisselle, nettoyage) sont soigneusement séparées de celles des malades.

« Ils ont leur vaisselle, je la nettoie après la mienne. Avant, quand on était au domaine, on mangeait avec eux, je faisais la vaisselle avec la mienne. La maladie ça s’attrape pas, c’est pas comme la tuberculose. Ou c’est qu’ils travaillent on les craint moins, un malade qu’est malade, c’est pas à répugner. C’est dans le cerveau, c’est dépressif. C’est pas à répugner. Croyez-vous que dans le civil y a pas la dépression ? Eh bien on les répugne pas ces gens-là. Maintenant, je mangerais pas avec, les malades d’aujourd’hui c’est pas les mêmes… [7]»

La contagion de nature médicale (celle des maladies somatiques, des virus par exemple) est donc consciencieusement réfutée (« c’est pas comme la tuberculose »). Pourtant, nous avons vu, à travers leur méfiance envers les médicaments et leurs pratiques de nettoyage, que la question de la contamination continue à se poser pour les nourriciers. Si elle n’est pas de nature médicale, à quelle sorte de contamination avons-nous affaire ici ?

 

Une crainte irrationnelle

Puisque le malade n’est pas porteur de germes ou de microbes, que sa maladie n’est ni infectieuse, ni contagieuse, son pouvoir contaminant vient forcément d’ailleurs. Il doit relever de phénomènes qui n’ont plus rien à voir avec le médical.

C’est le couple liquide-odeurs qui est incriminé dans l’expression de la crainte d’une contamination. Les médicaments sous forme liquide provoquent des allergies et la transpiration est accusée de véhiculer des « germes » en même temps que des mauvaises odeurs. Cette crainte d’un pouvoir contaminant des liquides fait inévitablement penser aux représentations de type animistes, qui confèrent des pouvoirs « magiques » aux choses. Le risque de contamination dont témoignent les nourriciers viendrait donc d’une contagion de type magique.

Denise Jodelet explique très bien la chaîne de représentations qui conduit à la crainte d’une contamination de type magique.

« La maladie mentale devient consubstantielle au malade, inhérente à sa nature, et va empreindre tout ce qu’il est et produit. Dès lors, ce qui le touche au plus près recèlera quelque chose de ce qu’il est, un « quelque chose » d’autant plus redoutable ou efficace qu’il est imprécis (comme la puissance magique), un « quelque chose » qui porte la maladie dont il participe. [8]»

Elle précise également comment cette crainte, même si elle est dénoncée comme étant irrationnelle par ceux-là même qui l’expriment, devient, par les pratiques qu’elle engendre, la source d’un véritable clivage social.

« Le pouvoir polluant de la maladie, force magique que transmet le contact des sécrétions vives, devient chez le malade signe de l’altérité propre à sa nature de porteur de folie dont l’impureté menace l’intégrité des autres. L’évitement de ce contact, mesure d’hygiène destinée à préserver le corps humain de la contamination, devient clivage social destiné à préserver le corps social du mélange. [9]»

Lire la suite de cette analyse : "Hospitalité : quand l’identité est interrogée par l’altérité"

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Références

[1] Denise Jodelet, Folies et représentations sociales, PUF, coll. Sociologie d’aujourd’hui, 1989.

[2] S. Korf-Sausse in V. Houillon, Approche psycho-ergonomique de l’évolution professionnelle et personnelle des « personnes handicapées » et de leurs emplois au sein de l’entreprise, Thèse de Psychologie, Paris, CNAM, 2004, p.99.

[3] Denise Jodelet, op. cit., p.239.

[4] Denise Jodelet, op. cit., p.240.

[5]    Denise Jodelet, op. cit., pp.247-248.

[6]    Denise Jodelet, op. cit., p.242.

[7]    Denise Jodelet, op. cit., p.244.

[8]    Denise Jodelet, op. cit., p.255.

[9]    Denise Jodelet, op. cit., p.263.