Philémon et Baucis d’Ovide

Philémon et Baucis d'Ovide

Auteur : Olivier Croufer, Coordinateur du plaidoyer sociopolitique au Centre Franco Basaglia

Résumé :  « Scènes pour des politiques d’hospitalité » sont des textes d’analyse qui tentent de réfléchir aux mouvements que les histoires d’hospitalité induisent dans les rapports humains. Dans Philémon et Baucis d’Ovide, l’hospitalité est l’occasion d’une métamorphose. Elle invite à poursuivre la vie dans une poétique. Le devenir est aspiré dans le merveilleux, ses surprises, charmantes ou effrayantes. Ce qui fait vie dans le merveilleux impulsé dans l’accueil des hôtes reste ainsi une énigme, même si l’amour dessine un filigrane possible de l’élan poétique.

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« Scènes pour des politiques d’hospitalité » sont des textes d’analyse qui tentent de réfléchir aux mouvements que les histoires d’hospitalité induisent dans les rapports humains. Ces analyses sont construites à chaque fois selon le même schéma. Une scène est extraite d’une œuvre littéraire, plastique, poétique, … Elle est présentée en début d’article. Nous essayons ensuite de qualifier les hôtes : quels noms portent-ils, quelles sont leurs qualités ? Enfin, nous nous demandons en quoi cette scène d’hospitalité questionne et transforme les rapports humains, voire invite à de nouvelles politiques.

 

Les dieux Jupiter et Mercure descendent sur terre sous une forme humaine. Ils cherchent l’hospitalité auprès des habitants, mais mille maisons ferment leur verrou. Ils sont finalement reçus dans une humble cabane de chaume et de roseau par Philémon et Baucis, un couple uni dans leurs jeunes années et qui a vieilli en supportant sans amertume une pauvreté devenue légère. Les hôtes sont invités à se reposer. Philémon et Baucis charment par des entretiens l’attente du repas qui se préparent. Du vin est servi. Quand celui-ci se met à se renouveler miraculeusement dans la carafe, les hôtes avouent être des Dieux. Philémon et Baucis sont conduits sur une montagne, le village inhospitalier est englouti par un étang, leur cabane est transformée en temple. Les Dieux leur proposent de réaliser leurs vœux. Le vieux couple souhaite devenir des gardiens du temple et mourir ensemble de manière à rester unis comme ils l’avaient toujours été. Au moment où arrive leur mort, Philémon et Baucis se voient couvrir de feuilles, une cime s’élève au-dessus de leur visage et ils se métamorphosent, l’un en chêne, l’autre en tilleul.

 

Des hôtes de métamorphose

Cette histoire est racontée par Ovide (43 av. J.-C., 17 apr. J.-C.) dans ses Métamorphoses[1]. Cette longue épopée raconte 246 histoires de métamorphoses déroulées depuis le chaos de la création jusqu’au règne de l’empereur Auguste sous lequel vécut Ovide. Les métamorphoses transforment des êtres humains en arbres ou d’autres espèces végétales. Les humains peuvent aussi être changés en pierres ou en bêtes. Parfois, ce sont les dieux qui se métamorphosent en humains, comme dans l’histoire de Philémon et Baucis. Parfois, une vaste étendue d’herbes se transforme en forêt grâce à des arbres qui arrivent en marchant. Chaque histoire est donc imprégnée de ces métamorphoses qui viennent leur donner une couleur surprenante et merveilleuse.

L’originalité du récit de Philémon et Baucis est de considérer l’hospitalité sous le jour des métamorphoses. Chaque hôte est sujet à une transformation merveilleuse tant pour les hôtes-invités (guest, en anglais) que pour les hôtes-accueillant (host, en anglais). Les dieux deviennent hôtes en prenant les habits de voyageurs humains. Philémon et Baucis sont métamorphosés en arbres selon leur vœu exaucé par les Dieux en honneur de l’accueil qu’ils ont manifesté.

Avant l’accueil par Philémon et Baucis , l’hospitalité se heurte d’abord à un refus, les verrous se ferment quand Jupiter et Mercure demandent aux maisons un endroit pour se reposer. Ces refus ne sont pas expliqués. Le lecteur s’intéressera d’autant plus aux qualités de ceux qui font exception en accueillant les visiteurs. Deux traits caractérisent d’emblée Philémon et Baucis : le dénuement et l’amour. Leur vie est humble, leur cabane de chaume et de roseaux des marécages semble fragile, leur intérieur est pauvre, la table où le repas est servi à des pieds inégaux qu’il faut équilibrer par un tesson, le tissu de la chaise est grossier. Philémon et Baucis sont présentés comme un vieux couple qui s’aime, ils se sont unis au temps de leur jeunesse, leur amour est nourri d’égalité, « sans maîtres ni serviteurs », ils sont complices, le mari va cueillir les légumes pendant que Baucis rallume le feu de la veille, et finalement, c’est au nom d’un amour réciproque qu’ils formulent le vœu de mourir ensemble.

Les gestes d’hospitalités de Philémon et Baucis sont ainsi compris à partir des ressorts du dénuement et de l’amour. Ces gestes sont simples. Ils proposent un repos, une chaise et un tapis sont présentés pour s’y installer. Un repas modeste mais généreux est préparé avec des légumes, du lard décroché d’une solive pour l’occasion, de la chicorée, du fromage, des œufs retournés. Ils soignent l’ambiance par le charme des entretiens.

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Que nous raconte ce récit sur l’hospitalité ?

 

Éthique ou morale pour la vie fragile

Une première question à laquelle le lecteur est tenté d’apporter sa réponse porte sur ce qui inspire l’hospitalité. Comment se fait-il que Philémon et Baucis sont hospitaliers alors que le reste du village fermait leurs portes ?

Les commentateurs répondent souvent par une éthique. Si Philémon et Baucis sont hospitaliers, c’est qu’ils sont animés par une réflexion mûrie sur les relations que les hommes devraient avoir les uns vis-à-vis des autres. C’est l’option que prend par exemple le philosophe Guillaume Le Blanc. Pour lui, l’acte hospitalier n’a pas été pratiqué dans l’espoir d’une récompense puisque Philémon et Baucis ne connaissaient pas l’identité de leurs hôtes au moment où ils les ont accueillis. Leur geste « s’exerce d’abord à partir d’une perception de la vulnérabilité de leurs futurs hôtes dont la vie ne semble tenir qu’à un fil. La pauvreté des uns implique la structure de soin des autres. (…) L’hospitalité est adressée à la vie pauvre, fragile, démunie.[2] » Ce qui fait l’hospitalité, c’est d’abord la sensibilité cultivée à la vulnérabilité et les conséquences très pratiques qu’il conviendrait alors d’instaurer vis-à-vis de la vie quand elle semble démunie. L’originalité de l’hospitalité est de s’appuyer davantage sur une sensibilité qu’un savoir. Nous ne connaissons pas la personne que nous accueillons. « C’est même l’absence de savoir qui fait la possibilité de l’accueil. Être hospitalier relève plus d’un pouvoir que d’un savoir et ce pouvoir est d’abord pratique, il passe par des gestes de prendre soin à l’égard de la vie fragilisée.[3] » Sans connaître leurs hôtes, Philémon et Baucis leur proposent un repos, une couverture, un repas. Un baquet de hêtre est rempli d’eau tiède pour que les voyageurs puissent y réchauffer leurs membres.

Cette éthique peut basculer dans une morale quand ce qui prime est le respect d’une loi, d’une transcendance qui s’impose. En l’occurrence, dans ce récit, la loi des dieux. Alain Montandon analyse cette histoire comme un « test de l’hospitalité[4] » réalisé par les dieux qui viennent incognito sur terre pour mettre à l’épreuve les vertus et les fautes morales des humains. La norme des dieux est l’hospitalité. La collectivité inhospitalière subira le châtiment des dieux, le village est englouti sous un marais. Par contre, les qualités d’hospitalité de Philémon et Baucis seront récompensées, leur cabane se change en temple, des colonnes ont remplacé ses poteaux fourchus, la porte est ornée de ciselures, le sol se couvre de dalles de marbre. Les vœux surnaturels de Philémon et Baucis se réalisèrent, ils mourront ensemble et resteront voisins pour l’éternité sous la forme d’un tilleul et d’un chêne.

 

Le devenir poétique des hôtes

Une autre voie qui permet de déplier l’éthique de l’hospitalité est de greffer celle-ci sur une poétique plutôt que sur une morale. Le texte y invite puissamment puisqu’il est aspiré vers la poésie des métamorphoses.

Avant d’être une métamorphose, l’hospitalité exprime un temps particulier. Un temps spécial pour le voyageur ; un temps singulier pour l’accueillant. Alain Montandon en parle très bien : « Dans l’imaginaire de l’hospitalité on trouve l’idée d’un temps qui s’accomplit. L’arrivée du voyageur, marquée des fatigues de la route, signifie la fin d’un temps, celui de l’errance, auquel succèdent la halte, la détente, la pause, la relâche. C’est souvent le soir, à la nuit tombée, que le gîte est cherché, que l’on frappe à la porte d’une maison dont la lumière a guidé les pas. À la fin du jour, le temps s’arrête, les membres délassés s’offrent à la fête, la tension est suspendue et cet arrêt du temps, du mouvement amène la pensée d’une fin – sans doute provisoire, éphémère, momentanée – mais d’une fin pleinement saisie dans l’instant. Aussi l’image de ce repos fait-il surgir celle, archétypale, d’un couple, d’un vieux couple. Souvenir d’une protection parentale, vision d’une vieillesse détentrice de sagesse dans l’immobilité de l’âge et dans la conservation des plus hautes valeurs.[5] » L’hospitalité suspend le temps, elle le rend plus fragile, plus incertain. Elle ouvre alors plus aisément auprès de l’homme des questions éthiques sur ce qui aurait valeur dans la vie. Mais le temps suspendu peut aussi bifurquer vers une transformation, une métamorphose.

Simone Viarre propose de se laisser entraîner par la poésie que convoquent les métamorphoses et le temps que soudainement elles soulèvent comme l’occasion d’une intense interrogation sur la vie des hommes. « La métamorphose s’inscrit la plupart du temps dans la vie d’un homme, ou à son terme ; elle existe comme un moment d’extrême fluence et de prise de conscience aiguë. Nous ne pourrons préciser sa signification qu’à partir d’un tel rythme : que représente cette transformation liée à une prise de conscience humaine (…).[6] » Pour elle, cette lucidité ouverte par le temps des métamorphoses vient inscrire la vie dans le merveilleux. C’est là l’apport du texte d’Ovide à la vie. « Il semble a priori que l’atmosphère générale des Métamorphoses d’Ovide puisse se définir par le merveilleux.[7] » « Merveilleux humain et métamorphoses sont apparentés. Ils existent d’abord sur le plan visuel : situé dans le domaine de l’irrationnel et de l’inattendu, le merveilleux commence par s’adresser au regard (…). Ils partagent la même ambivalence ; le merveilleux charme ou terrifie ; il y a des métamorphoses qui font peur (…) ; il en est qui réjouissent (…). Ils consistent généralement dans la réalisation de désirs humains impossibles (…).[8] » L’histoire de Philémon et Baucis est truffée de transformations surnaturelles qui impressionnent, la présence des Dieux sous une forme humaine nourrit la tension d’une mise à l’épreuve, le village est transformé en marais et Philémon et Baucis s’inquiètent du sort de leurs voisins, leur cabane jaillit sous les atours merveilleux et luxueux d’un temple, le couple perdure sous la forme des deux arbres en lesquels leur amour s’est métamorphosé.

Pour Simone Viarre, l’originalité du merveilleux d’Ovide est qu’il « continue la vie au lieu de s’en séparer.[9] » Un élan vital, de sympathie, d’affection relie les êtres, l’homme aux dieux, à la nature, l’eau ou la terre. Les métamorphoses « sont justifiées par une sorte de permanence psychologique qui rapproche vitalement l’être humain de l’animal ou de la chose qu’il devient.[10] »

Il reste pour chaque récit à se demander quels sont l’élan vital et cette permanence psychologique qui animent les métamorphoses. Souvent, « les Métamorphoses s’efforcent de distinguer, sous les apparences multiples, le visage de l’amour et la permanence de ce qui est propre à l’exaltation des passions humaines.[11] » L’hospitalité de Philémon et Baucis pourrait se comprendre sous la lumière de ce merveilleux. Mais c’est aussi le propre de la poésie de ne pas répondre tout à fait aux questions. Il nous reste à nous adresser au chêne et au tilleul qui demeurent sur une colline de Phrygie.

En somme, au-delà de l’éthique et de la morale qui l’inspire, l’hospitalité est l’occasion d’une métamorphose. Elle invite à poursuivre la vie dans une poétique. Le devenir est aspiré dans le merveilleux, ses surprises, charmantes ou effrayantes. Ce qui fait vie dans le merveilleux impulsé dans l’accueil des hôtes reste ainsi une énigme, même si l’amour dessine un filigrane possible de l’élan poétique.

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Références

[1] Ovide, Les Métamorphoses, traduction de Georges Lafaye, Paris, Gallimard, collection Folio, 1992, p. 276-280. De nombreuses versions sont disponibles en libre téléchargement sur internet.

[2] Le Blanc, Guillaume, Politiques de l’hospitalité, in Cités 2011/2 (n° 46), p. 87.

[3] Le Blanc, G., op. cit., p. 88.

[4] Montandon, Alain, Désirs d’hospitalité. D’Homère à Kafka, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 48.

[5] Montadon, A., op. cit., p. 45.

[6] Viarre, Simone, L’image et la pensée dans les « Métamorphoses » d’Ovide, Paris, Presses Universitaires de France, 1964, p. 291.

[7] Viarre, S., op. cit., p. 429.

[8] Viarre, S., op. cit., p. 430.

[9] Viarre, S., op. cit., 434.

[10] Viarre, S., op. cit., 434.

[11] PEPIN, Jean-François, Les métamorphoses, in Encyclopédie Universalis