Justice sociale et « bien-être »

Justice sociale et « bien-être »

Auteur : Olivier Croufer, Coordinateur du plaidoyer sociopolitique au Centre Franco Basaglia

Résumé : Dans quelle mesure le « bien-être » est-il un matériau (intéressant) de la justice sociale ? Trois approches de la justice sociale sont présentées en regard de cette question : celle de utilitaristes pour lesquels le bien-être est central, celle des capabilités qui se décentre vers la vie pleinement humaine, et celle du commun poussé par les relations qui donnent aux vies leurs formes singulières. Ces différentes perspectives de la justice sociale font découvrir qu’il est gai de s’écarter de la voie du « bien-être ».

Temps de lecture : 20 minutes

Télécharger l'analyse en PDF

Dans quelle mesure le « bien-être » est-il un matériau (intéressant) de la justice sociale ? C’est une des questions restées flottantes suite au séminaire sur les approches de la justice sociale que le Centre Franco Basaglia avait organisé avec L’Autre « lieu » et Bruxelles Laïque[1]. Les réponses peuvent être formulées assez clairement si l’on s’intéresse à l’approche utilitariste qui voit dans la maximisation du bonheur du plus grand nombre d’individus la voie royale vers la justice sociale. Mais qu’est-ce que cela fait comme différence lorsque la justice sociale s’appuie sur des capabilités pour éprouver si chaque personne à la possibilité d’une vie digne d’être vécue ? Une vie bien-heureuse et une vie digne d’être vécue, quelle est la différence ? Cette analyse tente de clarifier ces questions.

La question du « bien-être » dans les approches de justice sociale a été plus vivement activée par le fait qu’une partie des organisateurs et des participants étaient issus du champ de la « santé mentale ». Or le « bien-être » est devenu une composante majeure de la définition dominante de la santé. Que ce soit celle de l’O.M.S. de 1946, sans cesse citée  :

« La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, elle ne réside pas seulement dans l’absence de maladie ou d’invalidité ». Que ce soit celle de la Charte d’Ottawa, de 1986, qui sert à définir la promotion de la santé : « Pour parvenir à un état de complet bien-être physique, mental et social, l’individu, ou le groupe, doit pouvoir identifier et réaliser ses ambitions, satisfaire ses besoins et évoluer avec son milieu ou s’y adapter. La santé est (…) un concept positif mettant l’accent sur les ressources sociales et personnelles, et sur les capacités physiques. La promotion de la santé ne relève donc pas seulement du secteur de la santé : elle ne se borne pas seulement à préconiser l’adoption de modes de vie qui favorisent la bonne santé ; son ambition est le bien-être complet de l’individu. ».

Ou encore la définition plus spécifique de la santé mentale qui a court à l’O.M.S. :

« La santé mentale est un état de bien-être dans lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa communauté. Dans ce sens positif, la santé mentale est le fondement du bien-être d’un individu et du bon fonctionnement d’une communauté. »

Ces définitions font l’objet de vives controverses, particulièrement dans le domaine de la « santé mentale ». Bon nombre de cliniciens font valoir que l’écoute et la rencontre des angoisses, des effondrements, du mystère humain, des folies sont essentielles pour faire vie et que ces définitions positives de la santé les passent sous silence. Ce faisant, elles nous privent du pouvoir sollicitant de ces matériaux existentiels pour recomposer les vies, celles de ceux qui sont désignés comme patients et celles de ceux avec lesquels ils sont en contact. Elles évitent de nous interroger sur nos conditions de vie, celles d’une institution, d’une famille, d’un club, d’un lieu de travail[2]. Elles font l’impasse sur des questions éthiques (qu’est-ce qui est passé sous silence pour penser les relations ?), et sur des questions socio-politiques (qu’est-ce qui est passé sous silence pour éviter de s’interroger sur le social ?).

Ici, nous allons ouvrir ces questions au niveau de la justice sociale. Nous situerons le « bien-être » relativement aux théories utilitaristes, à l’approche des capabilités et la perspective du commun.

 

Les utilitaristes

L’approche utilitariste de la justice sociale situe clairement le bonheur au cœur de sa réflexion. Une société est d’autant plus juste qu’elle maximise le bonheur du plus grand nombre de personnes. Lorsqu’il faut faire des choix de société, on examine au niveau des individus les conséquences de telle option sur son bien-être, son plaisir ou son bonheur. On fait ensuite la somme de toutes ces « utilités » individuelles et on choisira l’option qui obtiendra le plus haut score de bien-être agrégé.

Quelles sont  les principales critiques adressées à l’approche utilitariste de la justice sociale en regard de la question du « bien-être » ?

L’oubli des inégalités de bien-être. En justifiant les choix de l’action publique par le bonheur du plus grand nombre, les inégalités de bien-être dans la population sont négligées. Qu’une partie de la population se sentent pleinement heureuse, une autre un peu moins et une partie minoritaire se sente vraiment mal n’est pas un problème relevant du moment que, globalement, le bonheur ressenti par les individus est élevé. Au pire, ce raisonnement en justice sociale peut conduire à la mise en place d’institutions ségrégatives qui mettent à l’écart des populations marginales si la majeure partie de gens s’en trouve heureuse.

L’oubli des différences de conception du bien-être. Est-il souhaitable d’agréger les bien-être individuels pour en faire un bien-être total ? Ce faisant, la démarche masque toutes les différences entre les conceptions du bien-être. Or dans la vie quotidienne, ce sont précisément ces différences qui sont à la fois problématiques et intéressantes, et qui font qu’une discussion publique devraient avoir lieu. Au moment où le gouvernement établit son budget, doit-il augmenter le nombre de places dans les maisons de repos ou développer les habitats intergénérationnels ? Cette approche à tendance à faire des totalisations là où il vaut le coup d’élaborer des perspectives à partir de la diversité des conceptions.

L’oubli d’autres valeurs de la vie. Le bonheur personnel est une valeur essentielle grâce à laquelle les gens estiment leur vie. Mais elle n’est pas la seule. Certains mettront en avant la liberté, d’autres la fraternité, le respect de l’environnement, … Et leur approche de la justice sociale sera déterminée par ces valeurs, peut-être plus fondamentalement que par une recherche de bonheur. Les luttes de Nelson Mandela ou de Martin Luther King étaient plus inspirées par des questions de liberté et d’égalité que par la recherche du bonheur.

 

L’approche par les capabilités

Les capabilités renvoient à ce que les personnes ont réellement les moyens de faire et d’être pour mener une vie digne de ce nom. Notamment : jouir d’un logement décent, avoir une alimentation convenable, être protégé contre les agressions, être éduqué, … La justice sociale progresse lorsque il est possible de faire le constat que chaque personne a effectivement la possibilité de bénéficier d’un ensemble de capabilités qui ouvrent la voie à une vie pleinement humaine, et quand elle a la liberté d’interroger, de choisir ce qui importe dans cet ensemble de capabilités.

Cette approche de la justice sociale ne met pas à l’avant-plan le « bien-être », mais une pensée de la vie pleinement humaine et de la liberté.

Une vie pleinement humaine. Cette approche ne vise pas des institutions idéales, parfaitement justes et qui se limitent alors à n’offrir qu’une égalité des chances ; elle se concentre sur ce qui se réalise au niveau des vies humaines concrètes, elle regarde les existences que les gens parviennent ou ne parviennent pas à mener. Ces vies sont appréciées en regard de capabilités dont la liste reste à discuter en considération de ce que nous considérons comme une vie pleinement humaine. Le bien-être est une dimension qui s’accomplit dans ces capabilités, mais elle n’est pas la seule. Par exemple, Martha Nussbaum inclut  « l’affiliation » dans la liste des capabilités ; elle renvoie aux moyens que nous avons d’être ouverts aux autres, de montrer de la sollicitude à leur égard, d’être capable d’imaginer leur situation. L’importance de « l’affiliation » s’est construite à partir d’une réflexion éthique sur la vie parmi les humains. Elle peut nous mener à découvrir la souffrance des autres, ce qui s’accorde mal à un plaisir immédiat, même si finalement cette sollicitude peut nous mener à plus de bien-être.

La liberté[3]. La justice sociale s’apprécie sous deux angles : 1° les vies que les personnes parviennent à mener (les personnes ont-elles réellement la possibilité de vivre les différentes capabilités de l’existence ?) ; 2° la liberté de choisir entre différentes façons de vivre : chaque personne n’est pas obligée de s’accomplir selon un paquet de capabilités défini selon les valeurs dominantes de la société dans laquelle elle vit ; elle peut accorder des priorités différentes, mettre ses accents qui vont façonner sa manière de vivre sa vie. Le processus de choix par lequel cette liberté s’accomplit est essentiel dans cette approche : la liberté, c’est avoir des possibilités (dimension de possibilité), mais aussi des moyens, les espaces pour faire son choix, être critique, discuter avec des interlocuteurs, etc. (dimension procédurale). Dans ce processus, le bonheur a une place critique mais pas nécessairement prépondérante, il peut être mis en tension avec d’autres raisons d’agir, par exemple la préservation des espèces animales ou le développement durable.

Voici, par exemple, comment Martha Nussbaum raisonne sur la situation de Vasanti, une femme indienne avec laquelle elle a travaillé dans le cadre de son travail sur la justice sociale :

« La question centrale que pose l’approche des capabilités n’est pas : « À quel point Vasanti est-elle satisfaite ? » ni même de combien peut-elle disposer en matière de ressources ? ». Elle est plutôt : « Qu’est-ce que Vasanti a réellement les moyens de faire et d’être ? ». Prenant position sur une liste opérante de fonctions qui sembleraient être d’une importance capitale dans la vie de l’être humain, nous nous demandons : la personne est-elle capable de cela ou ne l’est-elle pas ? Nous nous interrogeons non seulement au sujet de la satisfaction qu’éprouve la personne dans ce qu’elle fait, mais au sujet de ce qu’elle fait et de ce qu’elle est en mesure de faire (quelles sont ses possibilités et libertés). Et nous ne nous interrogeons pas seulement au sujet des ressources qui sont disponibles, mais au sujet de la façon dont celles-ci vont ou ne vont pas se mettre à opérer, permettant à Vasanti d’avoir un fonctionnement pleinement humain[4]. »

 

La perspective du commun

Les « communautariens » promeuvent une approche de la justice sociale[5] qui tient compte des ancrages relationnels, communautaires, historiques des personnes. Au fil de ces relations, les personnes vont se trouver engagées dans des liens d’appartenance, de loyauté, de sympathie qui vont façonner leur conception de la « vie bonne ». Elles agiront pour protéger leur enfant, la communauté religieuse à laquelle elles appartiennent, l’économie de leur pays, leur conception du mariage, … Pour les promoteurs de cette approche, il n’est pas possible, ni même désirable, de prendre des options de justice sociale sans délibérer sur la vie bonne. Il n’est pas possible de répondre à la question « que dois-je faire ? » sans répondre d’abord aux questions « De quelles histoires fais-je partie, quelles sont les relations qui me composent ? ».

La justice sociale s’opère dans le passage des relations et contextes qui composent ma singularité aux relations et contextes qui constituent un commun. Le commun[6] n’est donc pas une réalité substantielle qui existe préalablement à l’agir humain. Le commun est façonné par les humains, par les relations qu’ils engagent avec les autres. Il est fondamentalement relationnel au point qu’il ne peut devenir la propriété de personne. La conversation est un exemple simple de commun : elle se constitue par les singularités qui l’animent, les paroles qui circulent, les intercompréhensions qui se forment ; dès que quelqu’un tente de s’approprier la conversation, la monopoliser, celle-ci disparaît. Les questions de justice sociale portent alors sur la recherche de dispositifs qui permettraient ces passages : depuis la découverte des histoires singulières et la rencontre avec les communautés auxquelles elles appartiennent ; en instituant des processus d’intercompréhension, de délibération ; en constituant un agir commun qui pourrait prendre la forme d’institutions ou de règles de droit.

Quelle est la place du « bien-être » dans cette perspective ? Il est clair qu’il n’est pas le seul substrat possible. La mise en commun des savoirs liés aux semences traditionnelles à l’initiative de Vandana Shiva en Inde est un bon exemple de commun ; celui-ci ne se dessine pas à l’horizon du bien-être mais par l’histoire des paysans à leur terre, la répartition sociale des activités agricoles dans les villages, etc. Mais si le « bien-être » n’est pas, naturellement, un horizon d’un commun, peut-il néanmoins le devenir ?

Le commun est une co-activité. Une conception du « bien-être » ne peut prévaloir à la constitution du commun. Le commun commence quand des personnes font valoir leur conception de la vie bonne en la mettant en discussion avec d’autres qui ne la partagent pas. Pour autant que le bien-être soit une composante de cette conception, il ne peut devenir un trait du commun que s’il est débattu, redéfini, repensé au sein d’un ensemble, d’un collectif constituant. C’est l’agir commun qui fait le commun. Nous pouvons dès lors nous demander si le « bien-être » n’est pas d’emblée une notion trop englobante pour vraiment permettre de mettre en délibération la variété des conceptions de la vie bonne sous le jour d’un bonheur.

Le commun reste centré sur les singularités. Les histoires, les contextes, les relations particulières qui constituent la singularité de chacun sont les ressorts du commun. Non seulement parce que ces différences obligent à des intercompréhensions et des délibérations pour continuer à vivre ensemble ; mais aussi parce que le commun est la modalité qui permet de prendre soin de ces singularités, des relations particulières qu’entretiennent entre eux les humains. Le commun ne peut être un « bien-être commun » défendu comme un « bien » surplombant les vies singulières, il est un agir collectif qui prend soin des relations de singularisation, de solidarisation, d’affiliation,…

 

Conclusion

Finalement, le « bien-être » qui circule en société comme une valeur maîtresse n’a une place majeure dans les approches de justice sociale qu’auprès des utilitaristes. Dans les autres approches, le vent du « bien-être » continue de souffler, mais l’horizon s’est déplacé ailleurs.

Dans la démarche qui se réfère aux capabilités, la justice sociale s’effectue en regard d’une vie pleinement humaine et de la liberté de la penser. Le « bien-être » est inséré dans un ensemble plus vaste, parmi d’autres composantes susceptibles de faire vie. Faire avancer la justice sociale, c’est rendre possible, concrètement, cet ensemble pour chaque personne. Cela suppose aussi de mettre en place des conditions qui permettent de façonner ses modes de vie avec une liberté critique, notamment sur la place qu’occupe le « bien-être » dans un ensemble de raisons d’agir.

Dans la perspective du commun, le processus de justice sociale est porté par les relations qui donnent aux vies leurs formes singulières. Ces relations ne tiennent pas que par le « bien-être », d’autres éléments sont présents, des valeurs, des histoires à un groupe, une organisation, une communauté. C’est parce que les relations sont animées de bien d’autres choses que le « bien-être » que des questions de justice sociale apparaissent, que celles-ci nécessitent des processus d’intercompréhension, de délibération, d’institutionnalisation de ce qui nous fait vivre en commun.

Somme toute, les différentes approches de justice sociale nous font découvrir comme il est gai de quitter la voie majeure du bien-être.

Découvrir nos récits, analyses conceptuelles et analyses d'oeuvres ?

Découvrir les propositions politiques du Mouvement pour une psychiatrie dans le milieu de vie ?

Références

[1] Séminaire qui s’est déroulé à Bruxelles pendant 3 journées, du 8 au 10 mai 2014.

[2] Pour une critique plus étoffée de cette version positive de la santé mentale voir BELLHASEN M., La santé mentale. Vers un bonheur sous contrôle, Paris, La Fabrique, 2014.

[3] Le volet « liberté » de cette approche est très développé par SEN A., L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010.

[4] Nussbaum M., Femmes et développement humain, Paris, Des Femmes, 2008, pp. 110-111

[5] Pour une synthèse sur cette approche de la justice sociale voir CROUFER O., Une société juste (5) est une société qui tient compte des différentes conceptions de la « vie bonne » pour promouvoir des biens communs, Centre Franco Basaglia, mars 2014.

[6] Voir notamment l’étude de ABSIL M, Constituer en commun : singularité, vulnérabilité, soin, Centre Franco Basaglia, 2014.