Les utilitaristes : une société juste est une société heureuse

Les utilitaristes

Auteur : Olivier Croufer, Coordinateur du plaidoyer sociopolitique au Centre Franco Basaglia

Résumé :  Première analyse d’une série consacrée à expliciter les principes de justice sociale mis en œuvre dans le vivre-ensemble. Pour les tenants du courant utilitaristes, une action est juste quand elle maximise le bonheur pour le plus grand nombre. Des exemples sont donnés dans le domaine de la santé dont une définition classique est aussi de conduire au bien-être physique, mental et social. Plusieurs objections sont discutées pour aider le lecteur à faire son chemin.

Temps de lecture : 20 minutes

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Nous aimerions tous être en bonne santé. Pour y parvenir, nous pourrions suivre les conseils sur la façon de manger sainement, l’exercice régulier d’une activité physique, etc. Mais nous pouvons aussi formuler la question de la sorte : dans notre société, qu’est il juste de faire en matière de santé ? Par exemple, est-il juste d’obliger tout le monde à s’affilier à un système de santé ? Est-il juste d’accorder plus de moyens aux personnes désavantagées (encore faut-il s’accorder sur la notion de désavantage : être en mauvaise santé, avoir moins d’argent pour payer des soins ?). Serait-il juste d’obliger toutes les femmes de plus de 40 ans à réaliser un test préventif du cancer du sein comme on oblige les enfants à être vacciné contre la poliomyélite ? Des questions comme celles-ci relèvent de la justice sociale : qu’est-ce qu’il est juste de faire dans une société ?

Nous n’allons pas répondre aux questions. Mais essayer de donner des principes de justice sociale qui ouvrent à des réponses différentes[1]. Nous serons content d’abandonner le lecteur en cours de cheminement, quand les principes auront été suffisamment présentés et que grandira l’envie de faire les choix personnels qui semblent les plus justes. Nous donnerons des illustrations essentiellement relatives à la santé, mais ces principes de justice sociale sont évidemment pertinents pour d’autres questions de société.

 

Une société juste est une société heureuse

Les utilitaristes diraient qu’une société est juste quand elle maximise le bien-être. Une action politique ou celle d’une institution sociale sont justes quand elles conduisent au plus grand bonheur pour le plus grand nombre d’individus. Les utilitaristes appartiennent à un courant philosophique qui pense la justice sociale à partir de la notion d’ « utilité ». Jeremy Bentham (1748 – 1832) est un des philosophes initiateurs de ce courant. Il vit à l’époque de la révolution industrielle en Angleterre et cherche à énoncer des principes de justice ancrés autant que possible dans une recherche du plaisir vécu par les individus. Il entend par « utilité » une balance positive entre plaisir et douleur. Les personnes cherchent à augmenter leur plaisir et éviter les peines. Une société sera juste quand, pour l’ensemble des individus, la balance entre les plaisirs et les douleurs penchera en faveur du bonheur. Pour réfléchir si une action ou une politique sont justes, voici comment raisonnent les utilitaristes. Prenons deux actions (A et B), par exemple A = offrir à tous un abonnement gratuit pour le bus et B = offrir à tous le même montant en tickets restaurant à utiliser lors des fêtes de Noël : d’abord, on évalue les conséquences de l’action A et de l’action B sur les individus en termes de plaisir et de douleur ; on fera la somme des conséquences de A et de B de manière à obtenir un niveau de bien-être collectif. Les utilitaristes choisiront une action de préférence à l’autre si et seulement si elle rapporte un bien-être collectif supérieur. Elle est plus juste car elle maximise le bonheur pour un plus grand nombre.

Ceux qui cherchent des exemples dans le domaine de la santé seront probablement séduits. Il est vrai que la définition habituelle de la santé telle qu’elle est avancée depuis plus d’un quart de siècle est écrite pour ouvrir une voie royale aux utilitaristes. L’Organisation Mondiale de la Santé (O.M.S.) qui est l’autorité des Nations Unies qui préside aux politiques de santé dans le monde a défini la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en l’absence de maladie et d’infirmité ». Cette définition date de 1946, au moment de la constitution de l’O.M.S., et elle n’a pas changé depuis. Comment dès lors choisir entre deux actions en santé ? Il faudra évaluer, au niveau de chaque individu, les conséquences sur la santé ou le bien-être (pour l’O.M.S. les termes sont équivalents), puis après avoir fait la somme des bien-être/mal être individuels, nous choisirons l’action qui apportera le plus de bonheur collectif. Ce choix sera le plus juste pour les utilitaristes.

Développons quelques exemples. Peut-être raisonnez-vous comme les utilitaristes ? Par ces exemples, vous verrez que d’autres se fondent sur d’autres principes pour évaluer s’il est juste de faire ceci ou cela. Deux types d’objections sont en général adressées aux utilitaristes : 1° À regarder vers le bonheur collectif, ne néglige t’on pas les droits individuels ? 2° Est-il possible de considérer le bien-être sous l’angle d’une seule valeur commune ?

 

Objection 1 : les droits individuels

Imaginons que vous êtes le chef de la police de Bruxelles et que vos services viennent d’arrêter un homme suivi depuis longtemps par la brigade anti-terrorisme. Vous savez que cet homme a placé une bombe dans un endroit très fréquenté de la ville et qu’elle explosera dans les prochaines heures. Prendriez-vous la décision de faire pression sur cet homme en lui infligeant des souffrances physiques pour obtenir l’aveu de l’endroit où il a déposé cette bombe ? Les utilitaristes raisonneraient en comparant les deux options selon le bonheur collectif qu’elles permettent. Dans le cas où nous refuserions toute forme de torture, la bombe ne pourra être désamorcée et peut-être que des dizaines de personnes mourront dans l’explosion. Les conséquences de l’autre option sont différentes, une souffrance est induite au niveau d’une personne mais la vie de nombreux innocents sera sauvée. Le raisonnement utilitariste conduirait à choisir l’option de la torture.

Cette situation nous confronte à deux manières différentes de penser ce qu’il est juste de faire. Ceux qui refusent la torture raisonnent autrement que les utilitaristes. Ils fondent les principes de justice sociale dans des droits attribués à chaque individu. Pour eux, il ne suffit pas, comme le font les utilitaristes, d’évaluer les conséquences de telle action. Certaines actions peuvent être injustes indépendamment des conséquences, positives ou négatives, qu’elles ont sur le bien-être de la société dans son ensemble. Chaque individu a des droits essentiels qu’il faut absolument respecter, sinon la dignité de l’être humain sera bafouée. Ainsi, dans notre exemple, le droit à l’intégrité physique devrait avoir une priorité dans le raisonnement sur ce qu’il est juste de faire : personne ne peut intenter à l’intégrité physique d’autrui car ce serait porter atteinte à un aspect fondamental de sa dignité d’être humain.

En santé, les deux types de raisonnement sont fréquemment utilisés. Il peut s’agir de maximiser le bien-être de l’ensemble de la population comme y pousse la définition de l’Organisation Mondiale de la Santé. Ceux qui mettent en avant les droits individuels se réfèrent, quant à eux, à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (C.E.D.H.). Il s’agit d’un traité signé par les États européens au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Ce texte ne traite pas directement des matières relatives à la santé, mais il inspire largement les États signataires dans leurs politiques envers les patients. Deux articles du traité sont à cet égard très influents : l’article 3 sur « l’interdiction de la torture et des peines et des traitements inhumains ou dégradants » et l’article 3 sur « le droit à vie privée »[2]. Ces deux articles ont été au fondement de la loi belge sur les droits de patients du 22 août 2002. Ils justifient, plus particulièrement, la nécessité du consentement qui doit être obtenu du patient avant tout acte médical. Tout être humain a le droit de s’opposer à une atteinte à son intégrité physique et il est libre de décider souverainement en ce qui concerne son propre corps. Un acte médical ne peut se faire sans son consentement nourri des informations nécessaires à une décision souveraine. Ce droit individuel prime sur toute considération de maximisation du bien-être collectif.

Par ailleurs, il existe des situations où les deux principes de justice sont mis en balance. C’est le cas de certaines maladies contagieuses ou des vaccinations obligatoires. Dans ces situations, le consentement de la personne n’est pas demandé, l’acte médical est imposé. Pour le vaccin obligatoire contre la poliomyélite, l’atteinte à l’intégrité physique est considérée comme relativement faible par rapport à l’argument de type utilitariste de la somme des avantages pour la population d’être débarrassé de cette maladie infectieuse.

La Belgique est un pays qui tient compte des deux principes en matière de santé. Partant, ils sont souvent mis en tension l’un vis-à-vis de l’autre.

 

Objection 2 : l’agrégation sous une valeur commune

Une seconde objection est faite aux utilitaristes : prendre en compte les vécus des individus  est une voie intéressante pour établir des principes de justice, mais quand il s’agit d’agréger tous ces vécus dans une valeur globale de bien-être, vous effacez des questions de justice essentielles. Deux sortes de problèmes apparaissent : 1° Le bien-être global ne dit rien de la distribution du bonheur parmi la population et cette répartition peut être très inégale ; 2° Ce qui est apprécié auprès des personnes recouvre des vécus très différents au-delà des mots (« plaisir/douleur » ou « satisfaction des préférences » ou « qualité de vie »,…) et il n’est pas juste d’agréger cette diversité sous une seule valeur.

1° Les inégalités de distribution

Pour évaluer les progrès en santé dans la population, on se donne souvent des indicateurs globaux comme l’espérance de vie. Si celle-ci augmente, ce serait un signe que nous maîtrisons mieux les conditions qui favorisent le bien-être et diminuent les maladies de telle façon que les gens vivent plus longtemps. Encore faut il que cette durée de vie allongée se passe en relativement bonne santé, autrement, rétorqueraient les utilitaristes, si nous prolongeons une vie misérable, nous n’augmenterons pas le bien-être collectif. Pour tenir compte de cet argument, il est possible d’évaluer « l’espérance de vie en bonne santé ». Il existe toute une panoplie d’indicateurs possibles, certains utilisent des questionnaires qui interrogent les personnes sur la façon dont elles ressentent leur santé, d’autres tiennent compte d’incapacités ou de maladies qui apparaissent au cours de la vie. Qu’en est-il de l’évolution de l’espérance de vie en bonne santé en Belgique ? Elle évolue positivement. Plus de 2 années à vivre en bonne santé de gagnées entre 1997 et 2004[3]. Très bien diraient les utilitaristes, nous allons dans la bonne direction. Les actions que nous menons, les politiques notamment celles de santé vont dans les sens d’une plus grande justice sociale.

Par contre, regardons la répartition sociale des espérances de vie sans incapacité en Belgique[4] en comparant deux classes sociales, celle des personnes qui ont des diplômes supérieurs et celle qui n’ont pas de diplômes. En 1997, l’écart était élevé : l’espérance de vie sans incapacité est de 44 ans pour la classe la plus aisée et de 27 années pour la plus basse. En 2004, tout le monde peut espérer vivre plus longtemps sans incapacité, mais les inégalités se sont accrues : le gain est de 2,9 années pour la classe aisée alors qu’il n’est que de 1,3 années pour la classe la plus faible. La maxime utilitariste devient donc : le plus grand bonheur pour le plus grand nombre et relativement plus de bien-être pour les plus aisés que pour les autres.

2° La diversité des préférences

Le gouvernement tchèque prit un jour la décision d’augmenter les taxes sur le tabac dans la perspective de freiner les coûts grandissants que la consommation de cigarettes entraîne sur les soins de santé. Pour contrer cette politique, l’entreprise Philip Morris a réalisé une étude coûts/bénéfices, d’une objectivité froide mais courante en économie de la santé. D’un côté, elle a calculé tous les coûts : soins de santé liés à tous les effets connus du tabagisme (cancers du poumon, …) ; et d’autre part, tous les bénéfices : les taxes prélevées sur la vente de cigarettes, mais aussi les diminutions de dépenses publiques en termes de pension, de maison de repos suite aux décès prématurés des personnes. Finalement, concluait l’étude, la consommation de tabac faisait gagner à l’État 5,8 milliards de couronnes (la monnaie tchèque) par an[5].

La critique que nous pouvons adresser à cette étude est en apparence assez évidente. Est-il vraiment possible de ramener l’évaluation des plaisirs et des peines à une seule unité de mesure telle l’argent ? Est-il juste d’évaluer le souci que nous portons pour les personnes âgées en termes d’Euros dépensés pour assurer leurs soins ou leur habitat dans une maison de repos ? L’attention que nous accordons à une personne âgée ne s’évalue pas seulement selon la quantité de plaisir ou déplaisir qu’elle apporte, mais il existe aussi une différence de qualité : le souci des plus vieux est un « plaisir » d’une autre nature que regarder Dr House à la télévision. Autrement dit, les personnes estiment qu’il existe des plaisirs plus hauts et des plaisirs moins élevés sur une échelle de valeur qui ne peut être confondue à une échelle de mesure. A tel point que dans l’étude de Philip Morris, l’attention accordée aux vieux est comptabilisée comme un coût alors que, pour d’autres, elle serait mise du côté des bénéfices.

Partant, si nous considérons qu’être juste implique de s’intéresser à la valeur d’une action, nous pouvons critiquer aussi le critère de plaisir/déplaisir. Je peux agir par engagement pour une cause dont j’estime la valeur morale sans qu’elle me procure nécessairement un plaisir. Quand quelqu’un s’investit dans une organisation comme Amnesty International pour lutter contre l’emprisonnement arbitraire, il n’en retire pas nécessairement du plaisir bien que son engagement ait une valeur morale. Les utilitaristes ont pris en compte cette critique en introduisant la notion de « satisfaction des préférences ». On ne prend pas uniquement en compte les plaisirs, mais on regarde les conséquences qu’on préfère. On peut les préférer parce que nous leur accordons une certaine valeur morale. Mais le problème de l’agrégation des valeurs morales n’a toujours pas de solution : l’attention pour les personnes âgées a t’elle plus ou moins de valeur morale qu’un engagement pour Amnesty International ?

Une action est juste si elle conduit au plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Mais les objections qui sont adressées à la vision utilitariste d’une société juste persistent : comment prendre en compte les options parfois très singulières des personnes en tant qu’êtres libres, que vaut un bonheur collectif si les inégalités sont une souffrance pour une partie de la population ou si les valeurs d’une partie des groupes sociaux sont déniées ? D’autres principes de justice sociale tentent de répondre à ces questions.http://sambaker.com/econ/classes/cbacea/czechsmokingcost.html

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Références

[1] Cette analyse est la première d’une série consacrée à la justice sociale. Deux ouvrages de synthèse nous ont largement inspirés pour la rédaction de ces analyses ; ils constituent par ailleurs une bonne introduction aux théories de justice sociale : Arnsperger C., Van Parijs P., Éthique économique et sociale, Paris, La Découverte, 2003. Sandel M., Justice. What’s the right thing to do ?, New York, Farar, Straus and Giroux, 2010. Le cours que Michaël Sandel donne à Harvard sur la justice sociale est disponible en vidéo sur internet à justiceharvard.org En anglais, mais vraiment interactif et accessible.

[2] Sur l’influence de la Convention européenne des droits de l’homme dans le droit médical, voir Genicot, G., Droit médical et biomédical, Bruxelles, Larcier, 2010, p. 29-36. Cet ouvrage est, par ailleurs, un outil remarquable pour comprendre le raisonnement juridique des lois sur le droit des patients ou l’euthanasie que nous convoquons comme exemples dans nos analyses.

[3]Charaffedine R., Deboosere P., Lorant C., Van Oyen H., Les inégalités sociales de santé en Belgique, Gent, Academia Press, 2010. p. 33.

[4] Charaffedine R et al., op. cit., p. 33. Cet ouvrage offre une synthèse critique sur les inégalités sociales de santé en Belgique. Le lecteur pourra y puiser de nombreux autres exemples.

[5] L’étude est disponible à http://sambaker.com/econ/classes/cbacea/czechsmokingcost.html