Les Droles – épisode 2 : Le ventre de la baleine

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : Dans une grande maison à l’abandon, au bout d’un quartier oublié, vit une communauté de gens un peu étranges. Rien ne les lie, si ce n’est cette étrangeté. On les appelle parfois les droles[0].

Temps de lecture : 30 minutes

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“Les bicoques sont des cabanes qui te protègent, qui te laissent chercher comment vivre, comment aimer, même ceux qui sont morts”

Mais où s’en va la vie[1]

 

C’est Alicia qui, la première,  a commencé à bricoler des objets. Elle traversait une phase difficile. Elle s’était battue avec sa copine à sa dernière visite, et elle était d’une humeur de chien. Elle se traînait de pièce en pièce sans savoir quoi faire. Elle s’est mis en tête de réparer une vieille mobylette qui traînait derrière. Il fallait changer le flotteur du carburateur. C’est une fille ingénieuse, Alicia. Elle a un instinct. Sans rien y connaître, elle a déposé le moteur. Et commencé à le démonter. Louis se foutait d’elle. « Tu n’y arriveras jamais, m’feye[2] ». Il avait raison. Elle a tout démonté, nettoyé, dégraissé. Elle a déniché un autre carbu, mais elle n’est jamais arrivée à remonter le tout correctement. Elle avait dû égarer des pièces. Mais elle n’en démordait pas.

— Alors, ça avance, la mécanique ?

— Tu verras, tu verras…

Elle enrageait. Une nuit, dégoûtée, elle s’est mise à tout assembler n’importe comment, brutalement, en forçant, en associant des pièces hétéroclites.

Le matin, ils l’avaient trouvée endormie, affalée sur la table de la grande cuisine, la tête dans les bras. Et devant elle, tout propre, brillant, incongru, son premier monstre – ou robot, on ne savait pas. Intrigant, magnifique. Elle avait ouvert une voie.

À  l’arrière de la maison, à côté de l’ancienne réserve où vivent Kevin et Katty, se trouve une pièce qui est peut-être le cœur de l’habitation. Ils l’appellent l’atelier. C’est une grande salle en contrebas, un peu obscure, tout en longueur, qui servait aux livraisons. Au centre, une table, un plan de travail plutôt, éclairé par un assortiment dépareillé de lampes de bureaux de toutes les époques. Sur les deux murs longs, des étagères, du sol au plafond. Au fond, contre le volet condamné, en face de la porte qui communique avec le reste de la maison, une montagne de machines et de morceaux de machines. Des tondeuses, des moteurs de machine à laver, de mobylettes, des épaves de vélos, des machines à coudre, à tricoter, des tronçonneuses, et toutes sortes de mécaniques méconnaissables. Jetées là.  En tas. Tout autour de la table, des tabourets. Au milieu, un bric-à-brac de vis, de maillons, de boulons, de molettes, de tiges, de roulements, de cardans, de roues dentées, de ressorts. Les machines ont été éclatées. Ils les ont désossées, démontées, dépouillées de leur fonction, réduites en morceaux. Le plan de travail est encombré de toutes sortes de petits outils qu’ils partagent.

Ils s’affairent là, sur de petits étaux. Ils assemblent, ils soudent, ils tordent ces rebuts pour en faire des objets nouveaux. Des figurines, ou des bijoux. Ils adorent ça. Ce sont des moments suspendus. Des moments de vraie communication, sans les mots. Il y a tout le temps de la musique en fond. Toujours du metal, parce que c’est Alicia qui choisit. Elle profite de l’importance qu’elle a dans l’atelier. C’est elle qui écoule les trucs qu’ils fabriquent, dans les circuits parallèles qui alimentent les marchés artisanaux, les échoppes des festivals, les magasins underground. Elle connaît des gens. Alors elle met la musique. Mais pas trop fort, c’est ça le deal.

C’est le seul moment que Kevin et Katty partagent avec les autres. Kevin, en particulier, reste fasciné par la dislocation des machines. La transformation d’un mécanisme cohérent destiné à un usage précis en tas de pièces détachées sans utilité. C’est lui, en particulier, qui démonte ce qu’il va puiser dans le « stock ». Kevin a une théorie.

« Tu saisis ? C’est parce que c’est comme nous, c’est comme nous, tu saisis ? On est, on est des pièces détachées. On est… On est détachés. On est comme des vis et des ressorts. On est détachés du reste des gens. On ne tient plus avec le reste. On n’y tient plus ! Ha ha ! Et du coup, ce qu’ils font, comment ils vivent, ça n’a pas de sens pour nous. Pas de sens.  Ça bugge.  Leur grande machine, elle ne tourne plus rond. Elle bugge. Trop de morceaux détachés  …  Des morceaux perdus. Parce que, y a pas que nous, tu saisis ? »

Les mots de Kevin…
Kevin dit qu’il entend une voix, parfois. Il dit UNE voix, pas des voix, comme je dis, moi. Sa voix, dans sa tête, parle-t-elle comme ça ? Est-ce qu’elle a des mots sa voix, est-ce qu’elle lui parle avec des mots et des phrases, comme tout le monde ?
Est-ce que c’est vraiment une voix ? Comme celles qu’on entend au magasin ou à la maison ? Ou est-ce comme dans les rêves, quand on comprend sans les mots ? Quand on sait sans avoir compris ?
Je mets des mots dans sa bouche. Je l’imagine, Kevin ; je le vois, je le sens.  Ça m’énerve, même. Il est tout près. Ça me fait peur. Ça me rend nerveux. Mais les mots dans sa tête ?
Alors, je lui fourre mes mots dans la bouche. Je les lui fais avaler et recracher.

Un verre d’eau. On se calme ! Pourquoi cela me met-il dans un tel état ? Ce n’est pas seulement les feuillets à remettre pour demain. Ce n’est pas que la nuit, autour de moi. Ce n’est pas que la solitude de l’écriture. Ce n’est pas que la fatigue. C’est aussi la frustration d’être si près de Kevin, de le ressentir, et de ne pas parvenir à le toucher. On ne se touche pas. Il fuit. Il reste à distance. Comme si on était dans des mondes parallèles. Je peux écrire comme une femme amoureuse, comme un enfant, comme un homme qui va mourir, comme une reine ou un soldat. Mais écrire comme un drole…

 

«  Et même nous … même nous, tu saisis ? On peut nous démonter en milliards de pièces détachées. Tu saisis ? Tous mes morceaux, toutes mes cellules… On les sépare On les étale… Ce n’est plus moi. Ça n’est plus rien. Et parfois, je me sens comme ça. Disloqué».

Katty est plus intéressée par la re-création. Elle-même n’en revient pas. Quelque chose se passe en elle durant ces longues heures sous la lumière des lampes de travail. Elle est totalement absorbée, non seulement par le travail, mais par les formes et les matières. Elle se lâche. Elle assemble sans plan préétabli. Quelque chose sort et la sort d’elle-même. Quand elle termine une pièce, elle est épuisée, et comblée, ce qu’elle n’est dans aucune autre circonstance. Louis lui a appris à souder, et il a promis d’essayer de dénicher une petite forge ou d’en bricoler une. Katty fabrique des bijoux qui se vendent très bien. Des modèles étonnants, inattendus, déroutants et qui, pourtant, plaisent tout de suite. Des objets originaux, mais qui semblent familiers.

Kevin ne sort pas de sa théorie. « C’est comme notre vie, ici. Parce qu’on a reconstruit quelque chose, tu saisis, avec tous les morceaux détachés qu’on est. On a construit une vie qui ne ressemble pas à ce qu’on a vécu avant. Et qui ne ressemble à rien d’autre. Une espèce de foyer, mais pas, mais pas comme avec une famille. Et pas comme dans un home. On a fabriqué…  un bijou ! Ha ha ! Sans le faire exprès, avec ce qu’on avait sous la main. Avec des morceaux cassés».  Il dit ça sur un ton exalté, le regard brillant. Parfois, Kevin, il déraille un peu… Les autres, en fait, ils préfèrent quand il ne dit rien. Quand il démonte en silence, plongé dans ses pensées.

Alicia crée plutôt des figurines. Des monstres. Elle utilise tout ce qui perce, tranche, écrase. Elle fabrique des créatures menaçantes, qui semblent prêtes à hurler, à bondir. Et qui expriment la souffrance. Rien de réaliste, pourtant, rien qui ressemble à un être vivant. De la matière qui souffre. Elle aime les mutiler à la scie à métaux ou au chalumeau. C’est une bataille dans sa tête.

Bande d’enfoirés ! Pousse ! Vas-y ! Je sais ce qui va arriver. Ils viendront. Ils seraient trop contents. Tu vas rentrer, saloperie ! Je t’écrase ! Bande d’enfoirés ! Ils veulent m’avoir. Ils me cherchent. Ils fouinent. Il faut se méfier. Se méfier ! Toujours ! Ah ! Ça peut rentrer comme ça ! Rester éveillée. Ne pas lâcher. Pas dormir. Jusqu’au bout. Prête à tuer. Saleté ! Ils ont peur. C’est à la vie, à la mort.
Un jour, je serai morte. Mais j’aurai tout fait péter. Il ne restera rien.
Pas laisser de trace. Pas de trace de moi. Rien ! Sinon, ils me trouveront, même morte.

Contre toute attente, il se trouve des gens pour acheter ces choses, que fabrique Alicia.

 

C’est Mr Pavel qui est le plus étonnant. Lui-aussi fabrique des figurines. Des sortes de poupées. De tout petits personnages pleins de délicatesse. De fines silhouettes, féminines, semble-t-il, et qui paraissent en mouvement. Il travaille longuement sur le subtil équilibre de ses personnages, qui tiennent parfois sur la seule pointe d’un pied, comme prêts à s’envoler. Tout à la fin, il applique quelques très délicates touches de couleur au pinceau très fin. Ensuite, il reste de longues minutes à les observer, en silence, comme s’il attendait quelque chose. Mais souvent, sans qu’on sache pourquoi, après s’être appliqué des heures à l’attache d’un cou ou au creux d’un genou, pour l’affiner encore, il abandonne la figurine inachevée. On voit alors le grand vieillard s’affaisser en soupirant profondément, tordre son visage dans une grimace de dégoût, et s’en aller en maugréant, laissant là des pièces éparses qui resteront à jamais des bouts de ferraille. On ne le voit plus pendant un moment.

C’est Louis qui alimente l’atelier avec ce qu’il ne peut pas revendre autrement. Avec ce qui est irréparable. Les trîgus[3], comme il dit. « Ça les amuse ! Autant ça que de les jeter aux rikètes[4] ! ». Quoiqu’il en dise, le circuit commence à fonctionner. Alicia a de plus en plus de demandes. Et il arrive que Louis préfère mettre à l’atelier une mobylette qu’il aurait mis deux jours à réparer pour la revendre cinquante euros à un client de Constantino. Le commerce de l’atelier, ils n’en parlent pas à Constantino. « C’est pas ses affaires ! C’est mieux qu’il ne vienne pas mettre son nez là-dedans ».  Louis essaye de jouer au patron de l’atelier. Il a mis son vieux poste à souder à disposition. Il vient souvent s’assoir là pour boire son café en les regardant travailler. En réalité, il est complètement subjugué et dépassé par ce qui se passe. Il ne comprend pas comment ils font pour créer ces merveilles. Il a essayé quelquefois, mais ça l’énerve. Au bout de 10 minutes, il arrête de tripoter les pièces. « Ça ne sert à rien ! ». Fabriquer quelque  chose qui ne sert à rien, c’est tout à fait impossible pour lui. Ça le dépasse. Donc il se réfugie dans ce personnage de chef d’atelier. Mais tout le monde s’en fout.

Ils viennent à l’atelier quand bon leur semble. Parfois, personne n’y passe de toute la journée. Il n’y a pas de mot d’ordre. Et, parfois, pendant des jours et des jours, malgré une activité intense, rien ne « sort » de l’atelier. Ils s’activent chacun sur une pièce qui semble ne pas prendre forme. Mr Pavel vient volontiers pendant la nuit. On le trouve parfois, au petit matin, les yeux rougis, encore occupé à fignoler un petit personnage. Quand ils le surprennent comme ça, il sursaute, frissonne et s’enfuit comme un oiseau de nuit, abandonnant son ouvrage.

Mais, très souvent, ils se tiennent là ensemble. Ça les lie. Quand quelqu’un termine une pièce, il y a une espèce de rituel. Il se lève, prend un peu de recul pour considérer le résultat, baisse le son de la musique, et va déposer sa pièce à un emplacement libre d’une étagère.  Les autres, alors, viennent l’une après l’autre regarder cette nouvelle pièce. Mais il n’y a jamais de commentaire directement. On ne dit pas ‘c’est bien’ ou ‘j’aime pas’. Parfois, on en reparle bien plus tard. Mais, dans un premier temps, on regarde, c’est tout. On prend connaissance. On reçoit. On accueille le travail des autres. Et ils aiment bien ce moment-là. Ça leur donne confiance.

Est-ce possible ? Les droles sont-ils capables de gérer eux-mêmes leur vie ? Et moi, en fait ? Ça me gave ! Je me fatigue moi-même à raconter cette histoire. J’ai accepté cette commande en attendant de trouver le temps et les conditions pour écrire mon bouquin. Je le sens en moi : je vais y arriver. L’histoire est en moi. Je suis un écrivain. Quoi, écrit-vain ? J’ai abordé les droles comme un boulot. Alimentaire. Mais ça m’emporte. Je me perds.

C’est quoi, en fait, ce que je raconte là ? Un atelier protégé autogéré ? Un squat où tout va bien ? Le paradis perdu ? C’est quoi, l’hypothèse ?  Les droles peuvent parfaitement assumer toutes les fonctions sociales communes ? Ils possèdent même des atouts créatifs, parce qu’ils ne sont pas soumis autant que les autres aux conventions sociales ? Ça peut très bien marcher tout seul, si on crée les conditions qui les émancipent de la subordination, du marché, de la bienséance ? C’est ça, l’idée ?

J’ai des doutes, en fait. Y a ce truc, là truc, là, dans la bibliothèque, ce cahier de propositions. Où est-ce qu’il est ? Ah ! Voilà. Mouvement pour une psychiatrie démocratique dans le milieu de vie… Quel nom ! Ils ne doutent de rien. J’avais lu … quoi encore ? Ah ! «  … des opportunités pour développer des savoirs et des rôles sociaux dans des milieux choisis relatifs à la vie sociale, culturelle, économique ou politique ». Et, plus loin, «… ouvrir à une reconnaissance de leur contribution sociale dans une organisation ». C’est convaincant, mais c’est vite dit. Ça ne se décrète pas. Kevin, Alicia, avant de les plier à ça… Et expliquer ça à Louis… Il rigolerait.

Il faut des conditions pour que, contrairement aux idées reçues et aux normes sociales habituelles, les personnes qui vivent des difficultés psychiques puissent apporter leur « richesse surprenante », comme ils disent, à la société. La surprise pourrait être heureuse, c’est vrai, et participer au réenchantement de notre monde. Mais c’est un discours de bobo, ça.

Pas sûr que je pourrais vivre dans la maison du bord du monde.

Pour que ça marche, il faudrait repenser partout les conditions selon lesquelles le travail s’organise, la manière de laquelle il est vécu, les lieux de vie, le statut de la création et des créateurs. En bref les rapports sociaux dans leur ensemble.  De manière à permettre une vie plus complètement humaine. D’être plus libres, plus entiers, en résonnance avec soi-même et les autres.
Ce qui nous ferait du bien à tou-te-s, en fait.
Mais qui n’arrivera pas tout seul.

 

Quand Alicia rencontre ses clients, ils essaient de savoir d’où vient sa marchandise. Ils sont intrigués. Ils voudraient voir l’atelier, rencontrer les artisans. Elle élude la question. Elle invente. Elle protège leur secret. Elle sait le danger qui les menace. Ils restent qui ils sont. Des droles. Ils ont des moments de panique, de douleur et de colère qui ne se partagent pas avec les autres. Pas plus que leurs enthousiasmes ou leur affection.

En fait, je m’en rends compte : la question n’est pas « Est-ce possible ? », mais bien « Qu’est-ce que ça change, dans ce monde-ci  d’imaginer ça ? ».

Bon, je suppose qu’ils seront contents avec ça. Au lit !

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Références

[0] A Liège, quand on parle de quelqu’un dont le comportement, l’allure ou le discours s’écarte de la norme, on dit volontiers que c’est un « drole ».

[1] mouvement pour une psychiatrie démocratique dans le milieu de vie, récits (à faire suivre de propositions politiques)

[2] « Ma fille », en wallon liégeois. Passé dans le vocabulaire usuel des liégeois d’âge mûr pour désigner des jeunes femmes. M’fi au masculin

[3] Débris, en wallon liégeois. Par extension, tout objet inutilisable.

[4] Ferraille mise au rebut.