Les Droles – épisode 5 : Elle sourit toujours

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : Dans une grande maison à l’abandon, au bout d’un quartier oublié, vit une communauté de gens un peu étranges. Rien ne les lie, si ce n’est cette étrangeté. On les appelle parfois les droles[0].

Temps de lecture : 20 minutes

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La camionnette s’arrête devant la maison. Ils sont trois, deux jeunes, et une dame dans la quarantaine. Il est 3h40. Ils ont les yeux rougis de fatigue. Ils sont un peu las, aussi. Désabusés. « C’est pas une vie ! ». Une altercation au café central, deux agressions dans le parking de la poste. Trois plaintes pour vol, avec la déposition interminable, confuse et banale. Et les discussions somnolentes avec les collègues. Les plaisanteries idiotes, les confessions troublantes. Et puis ceci.

Elle, elle est assise sur la banquette arrière. Toute menue. Désemparée. Elle ne comprend pas. Qu’est-ce qu’elle fait là ? Elle grelotte sous la couverture. Elle sourit, pourtant. Elle sourit toujours !

Eux ont cet air blasé que ceux-là ont toujours dans ces circonstances. La femme est restée avec elle dans le combi. Elle tripote son téléphone. Les deux autres sont descendus, et s’approchent de la maison. « C’est là ? ». Elle acquiesce.

— Ben, c’est inoccupé !
— Non, non. C’est la fenêtre du premier. Faut lancer des cailloux. Elle dit « caillus ».

Ils se regardent, lèvent les yeux au ciel, regardent la femme. Ils s’avancent pour frapper à la porte.

— Non ! vous allez réveiller tout le monde.
— Tout le monde qui ?
— …
— C’est qui, qui habite ici ?
— …

Ils reviennent à la porte du combi.

— Ce n’est pas clair, votre histoire. Vous habitez vraiment là ?
— Mais oui !
— Avec qui ?
— …
— Bon, on va sonner. On n’est pas des rôdeurs.
— Y’ a pas de sonnette.
— Écoutez, mademoiselle, vous ne devez pas vous inquiéter. Tout va très bien…

Du bruit, une fenêtre qui s’ouvre. Une ombre qui se penche.

— C’est la police ! Vous voulez bien descendre. Nous avons mademoiselle avec nous.
— Mademoiselle ?
— Oui, bon ! On ne va pas passer la nuit comme ça. Vous voulez bien ouvrir, ou il faut s’énerver ?

La fenêtre se ferme. Bruit de porte. Cavalcade dans l’escalier.

 

 

Reem est assise dans la cuisine, dans la lumière crue du  néon. Elle est toujours enveloppée dans la couverture des policiers. Elle sourit. Elle sourit toujours…  Elle semble indifférente à la situation. Elle joue avec un quignon de pain abandonné sur la toile cirée. Elle chantonne en regardant le plus grand des policiers, qui se dandine d’un pied sur l’autre. Hamza est assis à la table aussi, tête baissée. Il semble complètement abattu et répond vaguement aux questions des flics. On dirait qu’il va fondre en larmes.

— Bon ! C’est votre sœur, ou ce n’est pas votre sœur ? Moi, j’ai des titres de séjour avec des noms différents.
— …
— Alors ?
— C’est compliqué, chez nous.
— Ben, je vois. Bon, on tirera ça au clair. Elle fait ça souvent, votre sœur ?
— …
— On nous appelé. Elle était au Gambrinus. Elle se laisse embrasser par les types dans tout le bistrot. Ça les rend fous, hein, ça. Après, c’était le bordel. Quand on est arrivés, elle dansait sur le trottoir. Toute nue. On n’a même pas retrouvé ses vêtements. Elle n’a pas l’air d’avoir bu…
— Non, non. On est croyants.
— …
— Elle se drogue ?

C’est l’autre flic.

— Elle est comme ça.
— Elle est comme ça ?! … Elle se fait payer, votre sœur ?
— !!
— Ils la payent ? elle se prostitue ? elle rapporte l’argent ?
— Monsieur !

Il a gueulé. Il est blême, Hamza. Ça le réveille, comme une gifle. Il n’avait jamais pensé qu’on pouvait imaginer les choses comme ça. Bien sûr, elle est bizarre, Reem. Elle fait des choses étranges, incompréhensibles. C’est sa sœur chérie, il sait qu’elle l’aime, mais elle flotte à tous les vents. Comme si elle était un nuage. Mais une prostituée ! Ok, elle se promène toute nue. Elle dort un peu partout dans la maison. Un soir ici, une nuit-là. Elle se glisse parfois dans un lit, sans prévenir. Elle a des vêtements dans toutes les pièces, qu’elle récupère le matin en se promenant au petit bonheur. Mais elle ne fait pas ça pour le sexe, et sûrement pas pour l’argent. Hamza ne comprend pas non plus. Il ne sait pas ce qu’elle cherche. Et puis, lui-même… C’est trop pour lui. Ça faisait quelques semaines qu’il allait mieux, mais il sent que cette histoire le dépasse. Il se retrouve aux pires moments.  Il se demande où sont ses cachets. Les a-t-il pris, aujourd’hui ? Il voudrait avaler une grande quantité de quelque chose qui le rassasie, et dormir.

Elle est jolie ? Est-ce que Reem est belle ? Qu’est-ce qui est le mieux, pour l’histoire ? Je n’arrive pas à la voir ! Elle est avant tout un comportement. Et une histoire, aussi. Les deux se mêlent. Immigrée, réfugiée, et puis habitée par cette bizarrerie. Mais c’est comme si j’avais du mal à voir une personne au-delà. Plus que pour les autres. Mais c’est peut-être que je suis malgré tout fasciné par cette manie qu’elle a à s’ouvrir à tous et toutes. Ça gêne la vue !

Moi non plus, je ne comprends pas. Ou je ne veux pas comprendre…

Ah ! Elle tourne la tête. Disons qu’elle est jolie… Disons qu’elle a cette beauté mystérieuse, exotique,  faite d’ombre et de lumière. Disons qu’elle correspond à ce cliché que j’ai en moi.

Comment je réagis si je la croise ? Si je sens cette disponibilité qu’elle a, et qui n’a rien à voir avec la séduction, d’après son frère ?

 

— Bon ! écoutez… Il est tard. On ne va arriver à rien maintenant. Tout le monde va aller dormir
— Enfin, pas nous… (encore l’autre flic).
— Oui, bon. Vous, vous allez tous aller dormir, mais je veux vous voir demain matin au commissariat. Tous les trois. Il va à l’école, le petit… votre frère ?
— Euh… oui. Il est … aux Aumôniers du Travail.
— Il n’ira pas demain. On lui fera une attestation.
— …
— Et j’aimerais bien comprendre ce qui se passe dans cette maison. Nous, à cette adresse, on a que Résimont Louis. Mais on verra ça après. D’abord vous. Je ne peux pas vous laisser comme ça. Et veillez sur votre sœur !

Dans le petit matin crachotteux, ils se hâtent. Les sacs, de nouveau. La course. La recherche d’un abri, d’une cachette. Reem ne comprend toujours pas. Elle a l’impression qu’ils sont punis, tous les trois, pour quelque chose qu’elle ne trouve pas très grave. Bien sûr, elle sait que ça lui a déjà joué des tours, de parler avec tout le monde. Les gens sont méchants. Mais elle ne fait rien de mal. Elle parle avec eux, c’est normal. Ils ont besoin de réconfort, de câlins. Elle ne peut pas résister. À elle aussi, ça lui fait plaisir. Ça la réchauffe.
Mais, ce matin, elle grelotte. Et elle sent que Hamza est à nouveau désespéré. Leur petite troupe a bien triste allure. Sayid se traîne derrière. Il est mal réveillé. Il n’a rien compris non plus. Personne ne comprend, dans cette histoire. Mais quand Hamza l’a tiré du lit en lui disant « On  s’en va », il n’a pas protesté. La fuite, il connaît. Hamza a raison. Ça pue, cette histoire. Ils allaient avoir un tas d’ennuis.

 

C’est dommage. C’était bien, la maison de Louis. Elle sourit.

C’est vrai ça ! Pourquoi elle sourit ?  Elle est heureuse ? Ou bien,  elle ne se rend pas compte… Il paraît que ça existe. Qu’il y en a qui sont comme ça. Qui s’ouvrent à tout le monde. Qui ne font pas de différence entre eux et les autres. Qui ne voient pas bien où ça s’arrête. Elle est peut-être juste idiote, non ? Ce n’est pas très gentil de dire ça, mais bon… Dans le monde comme il est, avec les relations entre les gens comme elles sont… Si ça lui va comme ça, ce n’est pas un grand problème. C’est juste que c’est dangereux pour elle.

Mais je n’y crois pas, en fait. Ce sourire, c’est quelque chose qu’elle affiche. C’est un rictus. Ce n’est pas un sourire de bonheur ou de joie. Ça ne dit rien de ce qui se passe en elle. Je suppose que c’est le signe d’une sorte d’extase qui n’exclut pas la douleur. Comme les saintes ! Reem est une sainte !  Et moi non plus, décidément, je ne comprends rien. J’ai bien du mal à imaginer ce qui se passe pour elle, dans sa tête. Je reste sur ce qu’elle manifeste, sur ce qu’elle montre.

Et ce qu’elle montre me met mal à l’aise. Elle a l’air de se jeter au cou des gens, des hommes, mais ça n’a absolument aucun rapport avec une quelconque forme de séduction. Elle sourit, mais ça ne signifie pas du tout qu’elle se sent bien. Et elle ne dit rien. Elle ne s’explique pas. Comment est-ce qu’on s’en sort avec Reem ?

 

La tuyauterie du chauffage cliquète toutes les 10 minutes. Il faudrait purger. Il fait trop chaud, ici. Une mouche obstinée répète le même rituel pour la cinquième fois. Elle se pose au coin du bureau, tourne plusieurs fois en rond, s’envole et va se poser sur le téléphone, repart tout de suite pour voleter autour du néon, puis recommence. Jean vient d’arriver. Il trempe sa tartine dans le café au lait, mais ça ne lui goûte pas. Le café est âcre. Et s’y mêle l’odeur de désinfectant des toilettes qui envahit toujours la pièce en début d’après-midi, quand Roselyne vient de nettoyer.
Ils ne sont pas venus. Ils ne viendront pas. Il va falloir aller là-bas. Interroger tous ces gens. Puis taper un rapport, expliquer. Avec des pauvres mots qui ne racontent rien. Qui restent à la surface des choses. Et eux, pendant ce temps, ils ont repris leur errance sans fin. Avec cette gamine perdue, qui sourit toujours.

C’est pas une vie.

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Références

[0] A Liège, quand on parle de quelqu’un dont le comportement, l’allure ou le discours s’écarte de la norme, on dit volontiers que c’est un « drole ».