Les Droles – épisode 6 : La vie sans eux

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : Dans une grande maison à l’abandon, au bout d’un quartier oublié, vit une communauté de gens un peu étranges. Rien ne les lie, si ce n’est cette étrangeté. On les appelle parfois les droles[0].

Temps de lecture : 20 minutes

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Après le départ des Arabes, comme dit Louis, ça n’a plus été pareil. Personne n’a plus été réveillé au milieu de la nuit par les sanglots étouffés de Hamza. Personne n’a plus retrouvé Reem dans son lit au petit matin. Leur chambre est restée vide, la porte entrouverte, comme ils l’avaient laissée en s’enfuyant au petit matin. En passant devant, chacun pouvait mesurer le vide qui avait commencé à envahir la maison du bord du monde.

Car il y avait eu le deuxième départ. Louis avait fini par admettre, du moins en son for intérieur, qu’ils avaient perdu Alicia. Qu’il l’avait perdue. Qu’elle ne reviendrait pas. Et que cette nature sauvage, imprévisible, rebelle, mais totalement vraie lui manquait, comme une part de lui-même.

Francesca avait commencé à disparaître certains soirs, en laissant les petits sous la surveillance des autres. Ils avaient compris quand elle avait annoncé, un matin, avec sa brusquerie habituelle, mais toute rougissante, malgré tout. « Voilà ! J’ai rencontré quelqu’un. Je vais refaire ma vie avec lui. On s’installe chez lui la semaine prochaine ».

Quelques temps plus tard, Mr Pavel était mort. Heureusement, ça ne s’était pas passé à la maison. Au cœur de l’hiver, en plein mois de janvier, après une nuit particulièrement froide, on avait retrouvé le grand corps du vieillard, inerte et glacé, au pied du grillage de la centrale thermoélectrique. Louis n’a jamais bien su de quoi il était mort. De froid ? D’un malaise ? Il ne s’en mêlait pas, trop heureux que personne n’aie fait le lien avec la maison. Ceux qui savaient n’avaient pas parlé aux flics. Sans quoi, ça aurait ajouté aux tracasseries dont il faisait l’objet depuis l’histoire avec Reem. Ils ne le lâchaient plus. Une chose était sûre :  Mr Pavel, lui, avait échappé à la sollicitude de ses enfants et de l’assistante sociale du CPAS. Et il était définitivement libéré de ses angoisses.

Ce matin, Louis s’est rendu compte que Katty et Kevin avaient disparu eux aussi. Il ne sait pas depuis quand. Ils n’ont rien dit, et lui ne s’est aperçu de rien.

Il traîne les pieds dans la grande maison devenue silencieuse. Il n’avait jamais remarqué les traces de moisissure, les toiles d’araignée et les marches branlantes de l’escalier. Il ressent un immense abattement, un sentiment de perte, d’abandon. Il s’occupait des droles pour leur bien. Un peu par fatalité, un peu par obligation morale. « Tu comprends, il faut bien qu’il y ait quelqu’un  qui fasse attention à eux, sinon, ils sont perdus. J’ai parfois peur que ça me gâche ma vie à moi, mais je ne peux pas les foutre à la porte ». Aujourd’hui, il prend la mesure de ce qu’il a gagné, lui. Et de ce qu’il perd maintenant. Il mesure la platitude de la vie sans eux.

Plus j’avance dans cette histoire, et plus c’est sinistre. Cet imbécile, tout seul dans son taudis….  Ce n’était pas prévu qu’il se retrouve seul. Ni qu’il s’en plaigne. Lamentable ! On dirait qu’il a ramolli à leur contact. C’était le seul normal. Qu’est-ce qu’il a gagné, en fait ? Il a dit ça « comme ça », non ?
Sonia m’a bassiné pendant des soirées entières avec les « merveilleuses rencontres » qu’elle avait faites, les « humains magnifiques »  qu’elle avait appris à découvrir dans son travail avec les « personnes singulières » qui connaissent la souffrance psychique.
Les fous, quoi ! Elle a tout le temps de les rencontrer, maintenant.
Puis, tous ces départs me dépriment. Quelle vie de merde ! Obligé de m’user les yeux devant un clavier pour écrire ces histoires débiles. Aujourd’hui, la nuit n’a rien d’inspirant. Il est 3 heures, il pleut sans arrêt depuis minuit, et il n’y a plus rien à boire. 1 mois déjà qu’elle a décampé.  J’aurais dû jeter ses affaires…   Je VAIS jeter ses affaires !

Mais d’abord, je vais tout changer dans cette histoire idiote. On reprend, depuis le début ! depuis la première ligne.

 

Après le départ des arabes, ça n’a plus été pareil. Personne n’a plus été réveillé au milieu de la nuit par les sanglots étouffés de Hamza. Personne n’a plus retrouvé Reem dans son lit au petit matin. Leur chambre est restée vide, la porte entrouverte, comme ils l’avaient laissée en s’enfuyant au petit matin. Et ça, ça l’a rendu fou, Louis.

Oui, bon ! Ça va …

On re-reprend !

 

…  Ça l’a mis en colère, Louis. Ces gamins n’ont eu aucune reconnaissance. Ils sont partis, sans prévenir, sans dire au revoir ou merci, rien ! Le soir même, Louis a réuni tout le monde dans la grande cuisine. Enfin, ceux qui restaient : Mr Pavel, Katty et Kevin, et Francesca. Avec les petits, déjà en pyjama. Les choses allaient changer ! Donnant-donnant ! Il allait le leur dire ! Fixer des règles. Il voulait bien continuer à s’occuper d’eux, mais il voulait retrouver sa dignité d’homme normal parmi eux.

Et c’est à ce moment, précisément, qu’Alicia rentre, comme un ouragan.

Oh non ! Misère !

— Les flics arrivent ! Ils sont en train de se rassembler au coin de la rue. Deux combis et une voiture banalisée.

Alors, Louis n’a plus réfléchi. Il était trop content de la revoir. Il voulait briller pour elle. En deux minutes, il a embarqué tout le monde. Ils sont sortis par derrière.

Non !

Louis garait toujours sa camionnette pourrie dans la ruelle. Ils sont montés dedans fissa. Les flics arrivaient devant la maison, on voyait la lumière des gyrophares. Louis a démarré tous feux éteints et est parti vers le quai de chargement le long du fleuve, sous les portiques des grues. De là, on rejoint vite la grand-route. Tout le monde était tendu et silencieux dans la camionnette, jusqu’à ce qu’on arrive au pont-barrage. Pas de trace des flics.

— On les a semés !

Et tout le monde a gueulé.  Matteo et Luca ne comprenaient rien, mais s’amusaient beaucoup de voir les grands de si bonne humeur.

Ils ont rejoint l’autoroute le plus vite possible et sont partis vers la mer. Louis ne réfléchissait toujours pas. La mer, c’était une évidence. La mer ! Pour aller où ? À la mer, pardi ! Pendant un moment, tout le monde était très excité, et ils parlaient tous en même temps. Mr Pavel  rigolait un peu bêtement. Il s’échappait…

Ils se sont arrêtés à la station-service à Waremme pour acheter deux-trois trucs à boire et à manger. Après, une fois repartis, les gamins se sont endormis et tout le monde s’est calmé. Derrière, ils somnolaient vaguement, en regardant défiler le paysage de la Hesbaye. Alicia s’était assise à l’avant. Avec la douce chaleur, le ronron régulier du vieux moteur, la pénombre et la faible lueur verdâtre des instruments de bord, Il régnait dans la camionnette une atmosphère étrange, propice aux confidences. Alicia a commencé à parler à Louis. À voix basse. Pour ne pas réveiller les autres, mais aussi parce que, pour une fois, elle se sentait vraiment proche de lui. Il avait fait un geste. Il avait franchi la ligne. Il s’était mis de leur côté, résolument.

— Tu sais, Louis, ta maison, c’est ce qu’on aura connu de meilleur dans toute notre vie.

Elle regardait droit devant elle. Ça facilitait les choses.

— Je pense que tu ne te rends pas compte de ce que ça représente pour des gens comme nous. Un abri. Un endroit où on peut vraiment être comme on est. Où on ne triche pas, on ne ment pas, on ne cache rien, et on n’est pas l’objet de l’attention, des soins. On vit ensemble, simplement, et chacun est attentif à chacune.
— …
— Et toi, là-dedans, tu as une place importante. Comme tu es. On te voit, tu sais. On voit qui tu es. Nous, on doit apprendre très vite à sentir les gens. Même si on se cache parfois derrière nos petites manies, on est là. Et on voit tout. C’est important qu’il y ait avec nous quelqu’un qui n’a pas de petites manies. Ou pas trop. Ou qui les cache. Ça nous apprend quelque chose.

Jamais Alicia n’avait fait de phrases aussi longues sans prononcer de jurons, de mots grossiers.

— Et c’est important que ce soit ta maison, et la nôtre. L’air de rien, tu nous as fait une place. Je veux te dire merci pour ça.
— …
— En même temps, je vois ce que ça t’apporte à toi. Je pense que tu peux nous dire merci aussi. Nous aussi, on t’a fait une place parmi nous. Nous sommes liés, Louis. Tu as fini par le comprendre.

On vient de passer Louvain. La pluie s’est mise à tomber. Louis a la vue brouillée. Le vieux ducato « file » à 90 km/heure vers la mer. La mer !

 

 

Doc.ref. PG/18/974/

Inspecteur principal Georis, hôtel de police rue Rassenfosse.

Rapport d’intervention. 23 novembre.

Vers 03h45, nous sommes appelés en intervention dans un immeuble au 74, boulevard d’avroy. L’intervention fait suite à l’appel d’un passant non identifié qui fait état du comportement alarmant d’un homme à son balcon du 8ème étage. Hurle des propos incompréhensibles. Lance sur le trottoir un grand nombre d’objets, vêtements, petits meubles, sacs et produits cosmétiques. Arrivés sur place à 4h03 avec l’agent Carboni, nous constatons effectivement un amoncellement sur le trottoir. L’individu n’est plus visible, mais l’appartement est violemment éclairé et les baies vitrés ouvertes. Nous sonnons aux quatre noms figurant au 8ème. Au bout de quelques minutes, quelqu’un nous ouvre l’accès à l’ascenseur. À ce moment, nous entendons un choc derrière nous, et voyons un corps écrasé devant l’entrée. C’est un homme d’une quarantaine d’années. Il respire encore faiblement. Le sang s’écoule de son oreille. Nous prévenons les secours médicaux et le parquet. L’agent Carboni reste sur place et sécurise les lieux. Je monte au 8ème. Tous les habitants sont sur le palier. Seul l’appartement 8/03 reste fermé. J’enfonce la porte. Tout est sens dessus-dessous. Un ordinateur portable est allumé sur la table de la salle à manger, au milieu de documents divers, de brochures, de reliefs de repas et de restes de boissons alcoolisées. L’appartement est au nom de Jacques Mancini, 46 ans, employé au service tourisme de la ville de Liège. L’autopsie confirmera qu’il s’agit de l’homme étendu sur le trottoir, qui décèdera durant son transfert à l’hôpital.

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Références

[0] A Liège, quand on parle de quelqu’un dont le comportement, l’allure ou le discours s’écarte de la norme, on dit volontiers que c’est un « drole ».