Les yeux rivés à la marge

Les yeux rivés à la marge

Auteur : Delphine Bouhy Animatrice à Revers

Résumé : La culture serait-elle un outil privilégié des citoyens pour la reconnaissance et la défense de la richesse singulière de personnes fragilisées ? Cette question prend forme à travers l’œuvre de Wesley Willis (1963-2003), un artiste atypique de Chicago. Sa parole musicale et dessinée raconte sa lutte contre la maladie mentale, mais ne s’y réduit pas. Elle ouvre à une reconnaissance de sa singularité par ses proches et ses fans. Elle (é)meut une communauté plus large rendant sensible l’hors-norme de son œuvre.

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Dans un contexte de mise à l’écart de ce qui paraît faible, inefficace, abîmé ou malade, de ce qui ne répond pas aux critères de performance qui nous sont suggérés, il est intéressant de constater les poches de résistance nécessaires qu’offrent certains domaines culturels. Le nombre croissant d’évènements, de musées et d’ouvrages s’intéressant aux productions culturelles de personnes en situation de handicap mental ou souffrant de troubles de la santé mentale suggère un intérêt accru du public pour cet art à la marge. Quelle que soit l’origine de ce désir qui nous pousse à nous confronter à l’hors-norme, un dialogue s’amorce. La culture serait-elle un outil privilégié des citoyens pour la reconnaissance et la défense de la richesse singulière de personnes fragilisées?

 

Wesley Willis, une singularité hors-norme

Wesley Willis (1963-2003) est un artiste atypique qui est né et a vécu à Chicago. Suivi, soutenu et protégé par un cercle d’amis, dont beaucoup d’artistes1, il a enregistré une cinquantaine d’albums, signé un contrat dans une maison de disque2 et enchaîné les concerts de 1990 jusqu’à ce qu’il décède d’une leucémie en 2003. Sa singularité, la simplicité et l’efficacité de son écriture musicale, l’humour et la dérision de ses textes et l’intensité qui se dégageait de ses performances ont conquis un public croissant et en ont fait une véritable icône de la scène Rock underground. Il incarnait l’esprit du punk dans ce qu’il a de brut et d’entier3. Toutes ses chansons portent la même signature : une structure courte et répétitive, des paroles parodiques, parfois obscènes, parlées ou chantées à tue-tête et dont l’accompagnement musical s’articule autour des démos préenregistrées du synthétiseur KN-2000 qui ne le quitte pas. L’œuvre picturale de Wesley Willis, bien que moins connue, est tout aussi remarquable. Dès la fin des années 80, Willis dessine et vend, dans les rues de Chicago, des dessins de paysages urbains faits au stylobille, au crayon ou au feutre de couleur5. La perspective est étonnante, elle ramène le mouvement et le vertigineux de la ville vers le spectateur. Elle est ingénieusement biaisée pour offrir une vision élargie et étalée de la ville. Ses dessins sont une variation des  mêmes points de vue sur la ville, répétés à différents moments. Le ciel, l’humeur et les couleurs, la densité du trafic changent. Le mouvement, la distance, l’accumulation des véhicules et la superposition des bâtiments demeurent. Les paysages sont presque désincarnés ; quelques personnages y sont ébauchés, toujours dans l’ombre. Seul persiste, appuyé et tangible, le point de vue de l’observateur. Le trait est précis, détaillé, expressif. Le dessin de Willis partage avec sa musique un style libéré, singulier et immédiatement identifiable, la répétition des motifs et des sujets, l’humour, la critique politique et une inspiration puisée dans le quotidien. Wesley Willis était schizophrène et se battait régulièrement contre « les mauvais démons persécuteurs » qui vivaient dans sa tête6. Est-il légitime d’associer la souffrance psychique de Willis à son art ? Est-elle une source de sa singularité ? A-t-elle été le mobile ou le moteur de l’expression de cette singularité ?

 

Ce que l’expression artistique révèle de l’identité

A travers son art, Wesley Willis se met en représentation et se raconte. La singularité de sa personne épouse la singularité de son oeuvre7. Son identité personnelle transpire au travers de l’identité narrative, celle qu’il raconte à travers sa musique et ses dessins et qui participe à la reconnaissance de lui-même par lui-même8. Cette reconnaissance de soi par soi s’associe à une urgence qui se situe dans l’acte de création bien plus que dans le résultat. Le besoin de créer est primordial, la quantité de chansons et de dessins qu’il produit en atteste. La souffrance mentale a-t-elle une place dans son identité narrative et la reconnaissance qui lui est associée ? Willis confie que la musique lui permet de maintenir ses démons à l’écart et de tenir bon6. Jouer et chanter se révèlent être une technique de lutte. La musique lui permettait de trouver une certaine harmonie et d’éviter ce qu’il appelait ses terrifiants voyages vers l’enfer6 (« freakout hell bus ride »). Il fait référence à cette lutte dans certaines de ses chansons9. Le parcours de Wesley Willis s’apparente à ce que Paul Ricoeur appelle « le parcours de l’homme agissant et souffrant vers la reconnaissance de ce qu’il est, un homme capable de certains accomplissements et cette reconnaissance de soi requiert à chaque étape la reconnaissance d’autrui. 10» La reconnaissance de soi à soi se prolonge donc dans une reconnaissance réciproque, mutuelle, de l’individu par rapport à l’autre, par rapport aux autres.

 

La reconnaissance de la singularité

Pour ses amis et ses fans, Wesley Willis était un homme particulièrement sincère, attachant, généreux et désarmant11. Son courage, sa persévérance et son audace fascinaient. Son caractère impulsif et entier pouvait faire penser à celui d’un enfant, comme lorsqu’il décrète vouloir devenir une Rock star et se met, peu après, à composer des morceaux avec une obstination et un enthousiasme désarçonnant. Un contraste transparait donc entre l’humour et la légèreté de ses chansons et la souffrance qu’elles révèlent parfois. Cette ambiguïté est décrite par Vincent Chung, musicien de Punk Planet, qui sent l’audace de certains morceaux de Wesley Willis devenir vulnérabilité dans d’autres, l’étrangeté devenir solitude et le comique s’estomper. Le fragile équilibre entre la légèreté et la souffrance, ainsi que la lutte perceptible contre la maladie mentale participent à la singularité de Wesley Willis et de son œuvre. Ils contribuent à la richesse de la musique de Willis et à l’attrait, la sensibilité qu’elle suscite. Lors de ses concerts, Willis recherche et provoque le partage du plaisir et, surtout, les rencontres et la multiplication des amitiés, mêmes éphémères. Ces contacts avec les fans sont vécus de part et d’autre comme des évènements émotionnels riches et intenses12, 6. Cette reconnaissance mutuelle se situe au niveau des relations interpersonnelles, au niveau des liens d’amitiés.  Les amis et les fans y sont les ‘reconnaisseurs’ ; la singularité de Willis est l’objet de la reconnaissance ; et le bienfait qui en découle réside d’une part dans le renforcement de la singularité et d’autre part dans un certain « équilibre de l’identité personnelle entre autonomie de soi et état de dépendance »13.

 

La reconnaissance de l’œuvre

Wesley Willis a aussi bénéficié d’une certaine reconnaissance sociale. Ses capacités artistiques ont suscité l’admiration et la valorisation d’une communauté culturelle grandissante. Très vite, la scène musicale underground de Chicago s’intéresse à Wesley Willis. Elle le soutient et lui permet de produire des albums et d’assurer des tournées. Ce qui fascine, dans les performances musicales de Wesley Willis, est de l’ordre de l’intégrité et de l’intensité. L’association entre la simplicité des compositions, la singularité du personnage et la fascination provoquée a aussi suscité la question. La légitimité de son succès a été mise en doute, ainsi que l’honnêteté de ses producteurs et admirateurs (Willis a-t-il été manipulé, exploité, exhibé comme une curiosité ?)6. Alors que le talent musical de Willis et la sincérité de ses fans ont fait l’objet de critiques, le talent de dessinateur de Willis ne semble pas avoir été mis en doute. La reconnaissance de Wesley Willis en tant qu’artiste plasticien est assez tardive, bien qu’il ait commencé à dessiner dès l’âge de 16 ans. A ce jour, les dessins de Wesley Willis ont intégré la collection de plusieurs musées et galeries à travers le monde, dont le MAD musée de Liège qui a consacré une rétrospective à l’artiste en 2005. Il s’agit, ici, d’une reconnaissance sociale où la contribution culturelle de Wesley Willis est reconnue par des collectifs d’artistes, des institutions et le public qui interagit avec ses institutions13.

 

Ce que l’hors-norme (é)meut en nous

Cette reconnaissance mutuelle a des répercutions de part et d’autre. Le soutien et la protection de la scène artistique et musicale de Chicago semblent avoir permis à Wesley Willis de vivre comme il le souhaitait, en artiste et en Rock star. Cela a sans doute contribué à son autonomie ou à la libre expression de son art sans altérer ni la singularité, ni l’intensité de son travail. L’accès aux classes de l’académie des beaux-arts de Chicago ne l’a pas empêché de continuer à dessiner dehors les mêmes paysages urbains. Tout comme les tournées et les interviews ne l’ont pas empêché de continuer à jouer dans la rue et dans les petits cafés de la ville. Rien, dans le parcours de Willis, ne laisse suggérer qu’il a œuvré de manière active à sa reconnaissance par la communauté artistique de Chicago. Elle s’est faite malgré lui. Cette reconnaissance a aussi bénéficié à la communauté artistique et au public. Pour les musiciens qui ont très tôt été sensibles à la musique de Willis, elle s’est avérée un révélateur flagrant de l’importance de la spontanéité, de l’absence de barrières et de compromis. Cette liberté a permis l’émergence d’une musique unique et originale parce qu’essentiellement personnelle et généreuse. Le travail de Willis a été instructif et inspirant. Pour un public plus large d’amateurs et de fans, c’est l’honnêteté brute, unique et rare de Willis et de sa musique qui fascine. Et peut-être, aussi, sa fragilité. Il y aurait donc, dans cette reconnaissance, un bénéfice de l’ordre du discernement et de l’initiation pour la communauté artistique et, pour un public plus large, de l’ordre de l’expérience sensible, de l’émotionnel et de l’indicible.

 

Du fragile, du beau et de leur rencontre

Dans le cas de Wesley Willis, la culture artistique a permis de multiples reconnaissances. Il y a celle de lui-même par lui-même au travers de sa parole, qui est aussi une parole musicale et une parole dessinée. Cette parole raconte la lutte contre la maladie mentale mais ne s’y réduit pas. Il y a aussi la reconnaissance de sa singularité par ses proches et ses fans, une singularité qui englobe sa souffrance et sa fragilité mais aussi sa résilience et son courage. Enfin, il y a la reconnaissance par une communauté plus large de ses capacités artistiques, de son talent et de ce qu’il apporte au monde.

 

Pour en savoir plus sur Wesley Willis…

  • Bagley, Chris (2008). Wesley Willis’ Joy Ride. Eyeosaure Productions.
  • Willis, Wesley (2016). Trucks. Nieves & Rollo Press.
  • Chusid, Irwin (2000). Songs in the Key of Z: The Curious Universe of Outsider Music. Chicago Review Press.

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Références

  1. Parmi lesquels Dale Meiners, Jello Biafra, Eddie Vedder, John Stulgate et Richard Goldman
  2. Willis a été signé chez American Recordings pour deux albums, puis sur Alternative Tentacles, le label de Jello Biafra.
  3. d’après Jello Biafra, article publié sur le site de la maison de disque Alternative Tentacles http://www.alternativetentacles.com/wesleywillis.htm
  4. d’après Hal Miller, article paru au printemps 1996 dans Diamondback
  5. Une collection importante de ses dessins peut être vue à la galerie Delmes & Zander de Cologne http://www.galerie-zander.de/artist.php?lang=en&a=wesley_willis
  6. D’après Wesley’s big ride, interview de Wesley Willis par Tabitha Soren le 19 avril 1996 pour MTV News, interview disponible sur le site suivant : http://www.mtv.com/news/1435235/wesleys-big-ride/
  7. En référence à la distinction de Paul Ricoeur : « Des singularités, j’en vois de trois espèces. Assurément, les personnes singulières, irremplaçables. … Mais il y a d’autres singularités. Il y a les œuvres d’art. … Et puis, la singularité existe aussi dans la nature » dans : Paul Ricoeur, L’unique et le singulier. Alice (Eds). 1999. p46
  8. En référence au parcours de la reconnaissance de Paul Ricoeur où une analyse généalogique du vocable « reconnaissance » nous conduit de l’actif au passif, du reconnaître à l’être reconnu en passant par la reconnaissance de soi-même : Paul Ricoeur, Parcours de la reconnaissance, Trois études. Stock (Eds). 2004.
  9. La référence à la maladie apparait dans les morceaux: Chronic Schizophrenia, Drag Disharmony Hell Ride, Torture Demon Hell Ride, Outburst Hell Ride. Il y déclare « Je suis un chic type. J’ai un sale démon schizophrénie dans ma tête. Il me harcèle avec des insanités.» (« I’m a nice guy in Jesus’ name. I have a mean schizophrenia demon in my head. My demon racks me with profanity”).
  10. Paul Ricoeur, Parcours de la reconnaissance, Trois études. Stock (Eds). 2004. p109
  11. d’après l’article de Jello Biafra, publié le 22 aout 2003 sur http://www.alternativetentacles.com/jelloonwesley.htm
  12. Between Laughter And Tears, article de Michael Muhammad Knight publié le 3 septembre 2003 sur http://www.wesleywillisart.com/
  13. En référence à la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth qui distingue trois sphères de reconnaissance : reconnaissance de l’amour, reconnaissance de la justice, reconnaissance sociale. Cette théorie est abordée dans les analyses de Marie Absil : Mépris, souffrance morale et reconnaissance et d’Olivier Croufer : Qu’est-ce que protéger (2) : des sphères de reconnaissance sociale