Mépris, souffrance morale et reconnaissance

Mépris, souffrance morale et reconnaissance

Auteur : Marie Absil, Philosophe, animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé :  Certains vécus particuliers sont parfois mal compris et mal acceptés par la société. Les personnes qui vivent ces situations de mécompréhension et de refus de leurs expériences expriment une souffrance morale. Nous tentons de voir ici si un défaut de reconnaissance, telle que définie par Axel Honneth, n’est pas à l’origine de cette souffrance et quels sont les moyens pour la soulager.

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Certaines expériences humaines, certains vécus particuliers sont parfois mal perçus par la société générale. L’ignorance, l’incompréhension et les préjugés peuvent oblitérer la valeur d’une personne, d’un rôle, d’une expérience. Les grilles de lecture classiques, valables dans la plupart des cas, ne conviennent parfois pas pour rendre compte d’un certain réel. Quand ça arrive, nous avons souvent tendance à invalider ce qui n’entre pas dans le cadre plutôt que d’adapter le cadre lui-même. Cela s’appelle le mépris[1].

Être sujet au mépris des autres entraîne le plus souvent des sentiments négatifs comme l’abandon, la honte, la culpabilité et l’impuissance. C’est ce qu’expriment les familles  qui sont confrontées au quotidien à la maladie mentale d’un proche. Nous avons choisi d’examiner si le ressenti de mépris exprimé par ces familles[2] peut trouver une explication et un remède dans la théorie de la reconnaissance formulée par Axel Honneth[3].

En effet, selon cet auteur « A la prévention des maladies correspondrait, la garantie sociale de rapports de reconnaissance capables d’apporter aux sujets la meilleure protection contre le mépris.[4] »

« Un problème, qui a été en général négligé depuis toujours, est celui de la souffrance morale des familles. Les sentiments de honte, de culpabilité, d’impuissance et d’abandon sont leur lot. La stigmatisation et certaines théories psychologiques ont fortement contribué au développement de ces sentiments. Outre l’inquiétude constante et le découragement, il en résulte un repli sur soi et un blocage dans l’évolution humaine.[5] »

Les sentiments exprimés ici, honte, culpabilité, impuissance et abandon, sont des signes qui permettent de reconnaître la confrontation au mépris chez les personnes qui les éprouvent. D’après Axel Honneth, le meilleur antidote au mépris est la reconnaissance mutuelle. Il en existe trois formes[6] : la reconnaissance de l’amour, la reconnaissance juridique et la reconnaissance sociale.

Examinons ces trois formes de reconnaissance et confrontons-les au discours des familles.

 

La reconnaissance de l’amour

La reconnaissance de l’amour (familial, amical, érotique) est liée à l’existence corporelle d’êtres concrets. C’est la forme de reconnaissance primaire, sur le modèle du lien originaire entre une mère et son nourrisson théorisé par Donald Winnicott[7], qui confirme aux individus de chair et d’os leur « capacité à être seul » dans la satisfaction de leurs besoins et l’assouvissement de leurs désirs. Cette reconnaissance assure un équilibre précaire de l’identité personnelle entre autonomie de soi et état de dépendance. Cette reconnaissance est indispensable à un rapport authentique à soi. Son pendant négatif est l’ensemble des atteintes à l’intégrité psychophysiologique de l’individu.

« (…) les personnes atteintes n’ont en général présenté de troubles caractéristiques, qu’après avoir débuté dans la vie d’une façon apparemment “normale”. Beaucoup étaient en cours d’études, ou les avaient terminées, ou encore exerçaient une profession et avaient initié une vie de couple. L’âge moyen d’apparition de ces troubles se situe autour de 25 ans avec une répartition qui va de 16-17 ans à 35 ans, voire plus.[8] »

« Il ne faut pas oublier non plus que l’amour des parents sera comme pris en otage par la personne malade, qui, tout en les accusant et en les rejetant, est de fait dépendante d’eux sur le plan financier sinon affectif et appelle au secours pour régler la série de problèmes causés par ses comportements inadéquats (problèmes de logement, dégâts ménagers, perte ou détérioration d’objets usuels ou de vêtements, manque chronique d’argent). [9] »

Ici, le défaut de reconnaissance est double. D’une part, les parents ne reconnaissent plus leur enfant qui change énormément sous l’influence de sa maladie ou de son trouble. D’autre part, le rôle de protection des familles à l’égard de leur proche n’est pas reconnu par celui-ci.

 

La reconnaissance juridique

Cette forme de reconnaissance ne part plus de l’être « en chair et en os » mais suppose l’existence d’un « autrui généralisé », d’un sujet auquel on reconnaît la capacité formelle et universelle de poser des jugements pratiques et de rendre compte de ses actes (responsabilité morale). Elle passe par le vecteur du droit et la réciprocité entre les droits et les devoirs que supposent les principes moraux universalistes de la démocratie (les sujets sont libres et égaux en droit). La reconnaissance juridique apporte au sujet la dignité et lui demande en retour de reconnaître également la dignité, le caractère respectable, d’autrui qui engage à agir respectueusement envers lui. Les atteintes à l’intégrité personnelle ou la non reconnaissance des droits de certains groupes sociaux sont le versant négatif de cette forme de reconnaissance et peuvent entraîner des mouvements de lutte pour cette reconnaissance.

« Même exclus de l’information par les milieux soignants et rejetés souvent par le malade, ils continuent à être sollicités et impliqués par les uns et les autres, sur le plan financier, judiciaire et administratif. Ils sont la plupart du temps, le seul support, la seule vigilance, la seule aide logistique, la seule tentative de coordination, tant l’incapacité à vivre de leur enfant ne peut se passer d’interventions constantes et tant le dispositif actuel de prise en charge de ces cas est décevant.[10] »

« Dans les rapports avec les parents, certains prestataires de soins, médecins inclus, certains travailleurs sociaux, certains éducateurs, certains enseignants confondent quelquefois responsabilité et culpabilité, réserve et non-collaboration, non-reconnaissance des problèmes et mensonges, grande confiance et dépendance, participation et harcèlement (ou envahissement), conscience d’avoir des difficultés et inadéquation.[11] »

Les familles sont ici confrontées à une double contrainte, elles doivent s’occuper de leur proche malade, avec toutes les contraintes et les difficultés que cela implique (gestion des crises, des médicaments…) et l’acquisition de connaissances et de compétences que cela suppose. Mais elles ne sont pas suffisamment reconnues dans ce rôle par les professionnels qui, loin de les considérer comme partenaires de soins et de leur donner spontanément les informations nécessaires, peuvent encore parfois les soupçonner de faire partie du problème.

 

La reconnaissance sociale

Le troisième mode de reconnaissance porte sur les sujets « à part entière » qui, à travers leurs propriétés et leurs trajectoires de vie singuliers, forment la communauté éthique d’une société. Son vecteur est la contribution de chacun à la communauté éthique des valeurs. Ce « travail social » (le travail salarié, les engagements dans des collectifs par exemple) apporte la reconnaissance à tous ceux qui façonnent la société. Le déni de reconnaissance sociale, le « blâme social », et la stigmatisation peuvent aboutir à des luttes pour la reconnaissance. Or, la modernité qui voit l’avènement de l’individualisation des valeurs et des styles de vie multiplie voire chronifie ce type de lutte.

Le sentiment de solitude.

« (…) résulte de ce sentiment de honte, mais aussi de la souffrance, un sentiment de ne pas pouvoir être compris par les autres et donc d’être isolé. Il est vrai que les parents ont des difficultés pour communiquer avec leurs amis et leurs relations d’un trouble psychiatrique survenu dans la famille, ainsi que des difficultés de vie en famille qu’il entraîne (troubles qu’ils comprennent mal d’ailleurs). Ils portent cette misère seuls. Il est vrai aussi que l’entourage attise facilement le bouleversement des parents en mettant en doute leur manière d’éduquer et donc leur culpabilité.[12] »

« Dans notre culture et dans l’éducation prévaut encore toujours le modèle de la faute, impliquant l’idée d’intention ( “il l’a fait exprès” comme le disent les enfants). Le modèle de la faute comme erreur, c’est-à-dire comme action manquant la cible, est très difficile à faire accepter. Et encore, dira-t-on, c’est qu’inconsciemment il a voulu cela. On connaît aussi l’adage “faute avouée est à moitié pardonnée”. Il reste donc qu’il faut toujours se sentir ou passer pour coupable de sorte que l’autre moitié soit pardonnée. [13]»

L’idée, très répandue aujourd’hui, d’avoir le choix quant à son mode de vie entraîne le corollaire que l’on est forcément responsable de tout ce qui nous arrive. Ce mode de pensée à parfois comme conséquence un déficit de reconnaissance sociale vis-à-vis de certaines difficultés existentielles. Les familles doivent se battre pour faire reconnaître, et accepter elles-mêmes, qu’elles ne sont pas forcément responsables de la maladie ou des troubles de leur proche.

« Les rapports d’estime sociales sont, dans les sociétés modernes, l’enjeu d’une lutte permanente, dans laquelle  les différents groupes s’efforcent sur le plan symbolique de valoriser les capacités liées à  leur mode de vie particulier et de démontrer leur importance pour les fins communes.[14] »

Ceci nécessite l’accès aux instruments de pouvoir symboliques mais aussi la capacité à susciter l’intérêt de l’opinion publique.

« Dans les groupes de parole, les parents et les proches dépassent l’inhibition due aux sentiments de honte et de solitude ; ils s’expriment et tout se passe naturellement. Une de leurs premières satisfactions est d’avoir rencontré des personnes avec qui ils ont pu parler librement de leur situation. C’est une de leurs premières observations, ils osent enfin dire qu’ils ont un fils ou une fille malade mental. Grâce à cette démarche, ils se sentent redevenir des citoyens comme les autres et ils osent parler de leurs problèmes avec d’autres personnes que les membres du groupe de parole. Ils redeviennent comme la plupart des gens, ils peuvent de nouveau évoluer et s’épanouir. En somme, c’est comme s’ils étaient sauvés d’eux-mêmes.[15] »

 

Conclusion

A ce stade nous pouvons conclure que les sentiments négatifs ressentis par les familles sont bien une conséquence du mépris engendré par un défaut de reconnaissance et ce, dans chacun des trois axes décrit par Axel Honneth.

Un travail spécifique est à inventer pour chaque niveau de reconnaissance. En effet, les trois axes de reconnaissance ouvrent des possibilités différentes selon le cadre collectif que l’on souhaite mettre en œuvre.

La forme de reconnaissance qu’est l’amour nécessite un travail relationnel, éventuellement de type thérapeutique, étant donné que cette forme de reconnaissance porte sur la sphère intime, familiale des sujets. En effet, la maladie psychique peut venir troubler ce mode de reconnaissance, qui était le plus souvent bien présent avant l’apparition des premiers symptômes. Ici, le rôle des groupes de parole de Similes (une des nombreuses activités de l’association) est primordial puisqu’ils permettent aux familles de recevoir un peu de soulagement par le partage de leurs expériences.

Les formes de reconnaissance juridique et sociale relèvent plutôt, quant à elles, d’une responsabilité sociétale. Un meilleur accès des familles aux instruments de pouvoir symboliques qui renforcent les capacités et une meilleure information du grand public sur la santé mentale en général renforceraient singulièrement la reconnaissance sociale des familles. Quant à la reconnaissance juridique, les statuts, les positions qui favorisent la prise en compte de l’avis et du vécu des familles dans les décisions politiques ou plus simplement dans l’élaboration de l’éventail de l’offre de services à la population pourraient faire progresser la situation.

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Références

[1] Mépris : Sentiment par lequel on juge quelqu’un ou sa conduite moralement condamnables, indignes d’estime, d’attention. Définition Larousse. Dans cette analyse, le mépris sera étudié dans sa dimension sociale.

[2] Par une rencontre avec l’association Similes, fédération de groupes de familles et de proches de personnes atteintes de troubles psychiques. Site web : www.similes.org. Quand nous employons le mot « famille », cela comprend les parents, les frères et les sœurs, le conjoint, le cohabitant, les enfants…

[3] Axel Honneth est un philosophe et sociologie allemand. Depuis 2001, il est directeur de l’Institut de recherches sociales à Francfort-sur-le-Main où est hébergée la célèbre École de Francfort. Il enseigne la philosophie sociale à l’Université Johann Wolfgang Goethe de Francfort-sur-le-Main. Axel Honneth relance aujourd’hui la théorie critique amorcée par l’École de Francfort au moyen d’une théorie de la reconnaissance réciproque, dont il a formulé le programme dans l’ouvrage La lutte pour la reconnaissance

[4] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, éd. Du Cerf, 2000, p.166. (ou Folio Galimard, 2013)

[5] Témoignage sur l’attente des familles, Dr Paul Lievens – Professeur UCL honoraire – Président de la Fédération Similes Francophone.

[6] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, éd. Du Cerf, 2000, pp.116 à 154.

[7] Donald Winnicott ( 1896-1971) est un pédiatre, psychiatre et psychanalyste anglais. Il a écrit notamment La relation parent-nourrisson, Le bébé et sa mère et La mère suffisamment bonne.

[8] http://www.similes.org/fr/familles.php

[9] ibidem

[10]  Ibidem.

[11]  Témoignage sur l’attente des familles, Dr Paul Lievens – Professeur UCL honoraire – Président de la Fédération Similes Francophone.

[12]  Témoignage sur l’attente des familles, Dr Paul Lievens – Professeur UCL honoraire – Président de la Fédération Similes Francophone.

[13]  Ibidem.

[14]  Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, éd. Du Cerf, 2000, p.154.

[15]  Témoignage sur l’attente des familles, Dr Paul Lievens – Professeur UCL honoraire – Président de la Fédération Similes Francophone.