Quand la vulnérabilité vient résister aux principes universels

Quand la vulnérabilité vient résister aux principes universels

Auteur : Olivier Croufer, Coordinateur du plaidoyer sociopolitique au Centre Franco Basaglia

Résumé : L’éthique du care, en tenant compte de situations singulières et inattendues qui trouvent difficilement des réponses en se référant à des normes universelles, force à penser autrement le politique. L’émancipation s’y trouve interrogée dans la perspective d’une distribution sociale du travail de care et en vue de dispositifs de délibération qui rendraient possible une parole qui semblent aujourd’hui difficile à se dire et se faire entendre.

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Expliciter et développer une éthique contribue à façonner les politiques qui agissent dans les relations humaines. De façon assez exemplative, cette recommandation s’exprime dans un manuel servant de guide à la construction de politiques en santé mentale rédigé par deux professeurs d’université, l’un en Italie, l’autre en Grande Bretagne :

“Les principes sont importants car ils peuvent guider et façonner les décisions à propos de l’organisation générale et les activités quotidiennes du care en santé mentale. Même si ces questions éthiques ne sont pas rendues explicites dans la planification et la mise en œuvre des services, elles exerceront une profonde influence sur la pratique clinique. De notre point de vue, il est préférable de rendre explicite le cadre éthique dès le début d’un cycle de planification car si ces discussions ne sont pas tenues ouvertement parmi tous les groupes pertinents, alors des désaccords fondamentaux sur ce que doivent accomplir des services en santé mentale s’exprimeront par d’autres voies, parfois plus destructives. En effet, notre expérience nous enseigne que lorsque des discussions sur les principes n’ont pas lieu, alors des conflits de valeur arriveront tôt ou tard, et peuvent ralentir, limiter ou même complètement saper la viabilité des plans.”[1]

Plusieurs approches sont possibles pour ouvrir et entretenir cette réflexion éthique dans la planification d’une politique. La première consiste à s’approprier des normes générales[2]. Ces normes peuvent prendre la forme du droit.  Les textes souvent invoqués sont la Déclaration universelle des droits de l’homme (O.N.U., 1948) ou la Convention européenne des droits de l’homme (Conseil de l’Europe, 1950). Ces documents, outre leur impact éventuel dans les législations nationales, peuvent nourrir des orientations dans la formulation de politiques. Les contextes de vulnérabilité appellent sans cesse à respecter les droits reconnus à tout être humain et il est politiquement fécondant de faire en sorte qu’un groupe social particulier, des personnes handicapées par exemple, ait droit à l’éducation ou au travail. Ces textes juridiques sur les droits de l’homme contribuent aussi à construire des questions éthiques controversées. L’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants (article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme) conçue pour humaniser les régimes carcéraux et lutter contre les brutalités policières a alimenté la réflexion juridico-éthique sur la protection de l’intégrité physique dans les relations de soins.

Pour des personnes vulnérables plus intensément dépendantes, l’utilisation effective de ces normes valables en général pour tous les êtres humains ne va pas toujours de soi. La norme, un droit au travail par exemple, apparaîtra comme un horizon d’autant moins réaliste qu’une personne aura des handicaps profondément entravant. Dans certaines situations, pourtant humaines, la norme, même érigée sous forme de droit, ne semble pas la plus pertinente pour penser et mettre en œuvre ce qui pourrait s’accomplir effectivement dans la vie de tel humain singulier.

Les éthiques du care se sont glissées dans ces espaces particuliers où l’application de normes générales à tous les humains a besoin de se nourrir d’autres moyens pour compléter la pensée d’une action juste. La vulnérabilité est le plan commun où cette pensée peut émerger, tissée dans le réseau de relations de dépendance qui l’accompagnent inévitablement. Cette vulnérabilité est considérée comme une base anthropologique commune à tous les humains mais elle se manifeste plus intensivement selon les âges et les circonstances de la vie (l’enfance, la vieillesse, la maladie, …). Il s’agit donc d’une éthique qui est relationnelle et contextuelle : ce qui engage l’intelligence, l’attitude et l’action n’est pas la norme, mais la relation particulière, située, dans laquelle plusieurs êtres humains sont impliqués en raison de vulnérabilités qui ne sont vivables que parce que des relations le permettent. Cet engagement dans la relation est ainsi vécu comme une responsabilité sociale puisque la sortie de la relation, se dire “non concerné”, ne peut se faire sans se demander quel autre restera en relation avec la personne vulnérable et en prendra soin.

L’éthique du care permet de penser la relation de face à face. Elle invite aussi à se donner le cadre, institutionnel ou organisationnel, juste qui la permet. Les défenseurs du care ont ainsi montré les implications politiques d’une telle éthique[3]. C’est ce que nous voudrions proposer à l’analyse en nous appuyant sur une recherche déployée par l’Autre “lieu”[4]. Celle-ci s’est construite du récit et de l’analyse collective de participants, tous engagés dans des contextes de vulnérabilité psychiatrique. La perspective était de produire des “savoirs situés (ancrés, localisés, connectés à d’autres)” en permettant aux participants “de réaliser en quoi la situation dans laquelle ils sont pris crée une perspective, une façon/capacité à voir le monde différemment.”[5] . La question de recherche était “qu’est-ce qui fait soin ?”

Le texte résultant de cette recherche évoque, avec son propre langage, les processus[6] à l’œuvre dans une éthique du care. Celle-ci commence par une attention aux “éléments liés au quotidien”, à quelque chose qui ne trouve pas d’emblée une “forme d’expression entendable et partageable”, à un “invisible” qui ne devient “visible” qu’en étant sensible à “l’ambiance” d’un lieu et d’une rencontre[7]. Ce qui fait le care se trouve dans le geste et la parole ajustés au destinataire, c’est-à-dire qui tiennent compte de ce que celui-ci a de surprenant par rapport à l’habitude, le général ou la norme. L’horizon du care, débordant sur les plans d’organisation ou de l’institution, est de “mettre en place des lieux de paroles et d’actes qui puissent prendre en compte ce qui dépasse, ce qui est inattendu, ce qui est excentré à nos attentes”[8].

La recherche-participation de l’Autre “lieu” formule, selon sa perspective propre, deux classiques des problèmes socio-politiques consubstantiels à cette éthique du care. Il est éclairant de les reprendre selon le langage de leur recherche.

Le premier concerne la distribution sociale des rôles de pourvoyeurs de care. Dans la littérature originelle, celle des mouvements d’émancipation des femmes, l’enjeu était de rendre explicite le poids d’une assignation à des rôles de care qui pèse sur des groupes sociaux (des femmes, des migrants, …) et qui les confine dans la sphère domestique. Nous trouvons dans cette recherche une expression analogue, avec comme caractéristique particulière dans un contexte de vulnérabilité psychiatrique, que le care effectué par un proche souffre de ne pas disposer d’emblée des moyens de compréhension de la personne dont on s’efforce de prendre soin. “Face à une personne que l’on aime et qui présente petit à petit les signes d’un comportement étrange, on se sent souvent dépourvu. Devant certains comportements excessifs, en dehors des normes admises communément à l’extérieur de la sphère privée, il s’ensuit généralement comme un sentiment de ne pouvoir gérer la situation.”[9]. Et ce désarroi s’adosse à cet appel commun à tous ceux saturés du poids de trop de care : “l’aidant proche a aussi besoin de souffler et de prendre soin de lui/elle”[10]. Dans ce contexte, la distribution du care ne concerne pas uniquement un temps de travail. Elle renvoie également à la circulation des compétences, des récits et des savoir-faire. Cela peut se faire en se tournant vers des associations et des groupes qui “peuvent aider à traverser les écueils et à partager les expériences similaires” ou en “s’entourant/mettant autour de la table des professionnels aux profils divers”[11]. Cette “aventure”, pour autant qu’elle puisse bénéficier de ces conditions qui permettent de la partager et de la co-construire, conduit à façonner un “savoir d’expérience” partageable au point de permettre “un engagement citoyen (…) afin que chaque patient puisse trouver autour de lui des personnes et des lieux capables de l’accueillir (…)”[12]. L’émancipation du travail du care s’effectue grâce à une redistribution – des responsabilités, des temps, des compétences – qui demande à être discutée socialement. Elle conduit à ouvrir des voies de sortie à une assignation trop lourde au rôle de pourvoyeur de care : “ce parcours m’aura fait prendre conscience de certains de mes fonctionnements trop axés sur les autres sans prendre soin de moi”[13]

La redistribution sociale du rôle de pourvoyeur de care peut être décrite dans l’autre sens, à partir de celui qui se trouve à un moment de sa vie dans une position où il est devenu bénéficiaire. Le “voyage initiatique” qui a pris la forme de “la chute liée aux ruptures vis-à-vis de soi et des autres; l’épreuve de l’exil quand le voyageur devient étranger à son propre milieu d’origine; le calvaire de la souffrance mentale et physique”[14] trouve une issue dans “la rencontre – presque miraculeuse – avec des personnes ayant vécu une expérience similaire”[15]. L’accès à des collectifs qui favorisent ces rencontres ouvre “une réelle opportunité de développer des compétences nouvelles par une transformation de soi dans l’expérience de la maladie”[16]. Le processus est en même temps une aventure personnelle d’allégement de l’existence et une transformation du rôle dans le registre du care vers “une nouvelle place sociale composée de compétences : savoir-être, savoirs et savoir-faire inédits”[17].

Cette recherche-participation évoque un deuxième problème socio-politique issu d’ordinaire des études du care. Il concerne la délibération. Celle-ci devient un problème crucial et spécifique à partir du moment où les relations de dépendance dans le care sont asymétriques. “Dans une institution psychiatrique, le soigné est dans un état d’infériorité. Il a besoin du soignant pour s’en sortir (…). D’emblée se manifeste la marque d’une inégalité de statut. Le soignant est celui qui sait, tandis que le soigné est celui qui ne sait pas”[18]. La question à la fois éthique et socio-politique est de trouver les conditions pour que ces relations asymétriques ne deviennent pas un rapport de domination.  Notamment, il s’agit de permettre cet art de l’ajustement où le care cherche à être adéquat au singulier et à l’inattendu des besoins et des désirs de la personne. Le travail du care implique dès lors une forme de proximité de manière à être sensible à ce qui se vit et semble s’exprimer. Ce pouvoir d’être affecté nécessaire au care ne va pas sans trouble et il ne peut se vivre que si les pourvoyeurs bénéficient d’espaces pour exprimer et élaborer collectivement ce qui vient heurter ou stimuler non seulement le care mais des désirs qui le débordent. “Le travail est difficile, il met l’humain à l’épreuve; soit sous forme de crises ponctuelles intenses, plus ou moins fréquentes; soit sous forme d’une lourdeur dans l’ambiance, d’un immobilisme; soit l’équipe est larvée de conflits qui ne trouvent pas de lieu où se dire; soit on ne sait plus ce qu’on fout là.”[19]

En préalable à la question spécifique de la délibération, la possibilité d’une parole qui ne serait pas complètement absorbée dans un discours (médical) semble être un point critique. Dans cette recherche, ce problème s’exprime selon différentes perspectives : du point de vue d’une infirmière, “le temps réservé à la prescription paraît bien supérieur au temps réservé à la parole du patient”[20]; du point de vue d’un proche, “il est important que ce soignant puisse œuvrer au bien-être psychique de son patient en étant attentif au traitement prescrit mais surtout au temps de parole donné afin que le patient puisse trouver les clefs qui lui permettent de se comprendre, lui.”[21]; du point de vue du patient, “le psychiatre est celui qui nous permet de mettre un mot sur ce qui fait souffrir et entraîne une image dévalorisée de soi. Cela peut non seulement atténuer un sentiment de solitude mais aussi permettre de voir autrement ce qui nous fait souffrir. Lorsque quelqu’un va mal et qu’il se dit “c’est normal, je suis dépressif”, ça peut être rassurant. Il stoppe toute interrogation par rapport à ce qui serait un comportement bizarre, inexplicable, angoissant pour certains”[22].

L’éthique du care a une fonction au-delà des relations de face à face en interrogeant les conditions organisationnelles et sociales qui les permettent. En ce sens, le care ouvre aussi des questions socio-politiques. Celles-ci ont comme spécificité de tenir compte de situations singulières et inattendues qui trouvent difficilement des réponses en se référant à des normes valables pour tous les humains en général. Deux versants de l’émancipation sont ainsi ouverts à de plus amples développements. Celui de la distribution sociale du travail de care en tant que processus qui institue les conditions collectives d’un partage des responsabilités, des expériences et des savoirs. Celui des dispositifs de délibération qui ouvrent la possibilité d’une parole qui ne serait pas assourdie par des discours et logiques qui ont tendance à prendre le dessus sur le care.

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Références

[1] Tansella M., & Thornicroft G., Better mental health care, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p.31.

[2] C’est d’ailleurs la voie choisie dans le manuel de Tansella M. et Thornicroft G., op. cit., p. 31-48.

[3] Voir l’analyse de Croufer O., Les dimensions sociales et politiques du care, Liège, Centre Franco Basaglia, 2013.

[4] L’Autre “lieu”, Une démarche collective d’élaboration de savoirs en santé mentale. Bruxelles, L’Autre “lieu”, 2012, p. 29-44.

[5] L’autre “lieu”, op. cit., p. 35.

[6] Pour un énoncé de ce processus selon Joan Tronto, voir l’analyse de Marie Absil, Ethique du care, Liège, Centre Franco Basaglia, 2013.

[7] L’autre “lieu”, op. cit., p. 38.

[8] L’Autre “lieu, op. cit., p. 44

[9] L’Autre “lieu”, op. cit., p. 35.

[10] L’Autre “lieu”, op. cit., p. 36.

[11] L’Autre “lieu”, op. cit., p. 36.

[12] L’Autre “lieu”, op. cit., p. 36.

[13] L’Autre “lieu”, op. cit., p. 35.

[14] L’Autre “lieu”, op. cit., p. 37.

[15] L’autre “lieu”, op. cit., p. 36.

[16] L’autre “lieu”, op. cit., p. 36

[17] L’Autre “lieu”, op. cit., p. 36.

[18] L’Autre “lieu”, op. cit., p. 41.

[19] L’Autre “lieu”, op. cit., p. 40.

[20] L’Autre “lieu”, op. cit., p. 39.

[21] L’Autre “lieu”, op. cit., p. 36.

[22] L’Autre “lieu”, op. cit., p. 42.