Se former en phase avec la plurivocité de la réalité du terrain

Se former en phase avec la plurivocité de la réalité du terrain

Auteur : Marie Absil et Christophe Davenne. Philosophe et animatrice au Centre Franco Basaglia ; Médiateur culturel et animateur au Centre Franco Basaglia     

Résumé :  Se former, c’est avant tout se construire un savoir, façonner des connaissances qui serviront à ajuster la pratique sur le terrain. Or, un organisme de formation ne peut seul, faire acquérir des compétences professionnelles. Son cadre ne lui permet pas de recréer en son sein la réalité du terrain, complexe et exigeante. Une collaboration entre ces deux sphères améliore l’adéquation de la formation aux besoins du monde professionnel et contribue à amenuiser le fossé séparant le statut d’apprenant à celui de professionnel.

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Vincent a 18 ans. Il vient de sortir des études secondaires. Il a réussi, brillamment. Quand il a annoncé à ses parents vouloir faire des études d’assistant social, ses parents ont été surpris. Ils imaginaient une autre voie, universitaire de préférence, pour leur fils. Ils ont malgré tout respecté ce choix et lui ont fait confiance. Vincent s’est inscrit dans une Haute Ecole. Futur bachelier – Assistant social.

Vincent a 22 ans. Il vient de sortir de la Haute Ecole, fraîchement diplômé. Une fois de plus, il a brillamment réussi ses études. La théorie n’a plus de secret pour lui et les nombreuses heures passées en stage l’ont rassuré quant à sa vocation et l’ont conforté dans son choix d’études. Son baccalauréat d’assistant social en poche, il se lance, confiant, sur le marché de l’emploi. Il scrute les petites annonces pendant de nombreuses semaines. Il envoie régulièrement son curriculum vitae. Son manque d’expérience joue contre lui et il essuie régulièrement des refus. Pas un entretien. Un jour, il reçoit pourtant une réponse positive. Enfin. Un remplacement. Dans un Centre de Guidance.

Vincent pousse la porte du Centre de Guidance. C’est son premier jour et il stresse un peu. Pendant ses études, il a eu l’occasion de faire un stage dans un CPAS et dans un service d’aide à la jeunesse. Il a appris beaucoup de choses au contact des travailleurs de terrain. Il a côtoyé toutes sortes de gens fragilisés, parfois dans des détresses profondes. Il a beaucoup observé, pris des notes. Ça devrait bien se passer.

Vincent fait connaissance avec ses nouveaux collègues et plus particulièrement avec celui qu’il va accompagner sur le terrain. Car il ne va pas rester dans un bureau à enchaîner les rendez-vous. Il va se déplacer, sortir des murs de son institution pour aller chez les gens, à leur domicile. Ils ne sortent pas toujours de chez eux. Certains préfèrent rester cloitrés, d’autres n’osent tout simplement pas. C’est donc au travailleur d’aller à leur rencontre. Chaque personne est unique et doit être abordée en fonction. Et ça, on ne l’a pas appris à Vincent. Il a beau se replonger dans ses notes de cours, il ne trouve pas de réponse toute faite. On ne lui a jamais expliqué ce qu’on devait faire dans ce cas-là. Il va devoir se débrouiller. S’adapter.

 

Se former, savoir, expérimenter

L’histoire de Vincent est celle de bon nombre d’étudiants (quelle que soit la nature des études entreprises) mais il faut surtout y voir le symbole de la confrontation du savoir théorique face à sa mise en pratique sur le terrain, de la formation face à la profession.

Se former, c’est avant tout se construire un savoir, façonner des connaissances qui serviront à ajuster la pratique sur le terrain. La confrontation de la pratique et du savoir forgera l’expérience qui, elle-même, viendra enrichir le savoir. La formation est un processus de transformation de l’individu portant à la fois sur les savoirs, les savoir-faire et les savoir-être[1].

L’école, prise au sens large (haute école, université, formation professionnelle…), en est le parfait exemple. La transition qu’elle effectue depuis ses bancs de cours vers l’insertion dans le monde du travail constitue avant tout un changement d’état social : c’est le passage du statut d’apprenant à celui de professionnel.

André Geay, responsable pédagogique et professeur associé à l’université de Tours, précise : « Dans l’école, où prime le savoir énoncé́ et formalisé, on apprend par consommation d’un savoir détenu par d’autres. Mais dans les situations de travail, comme dans la vie, on apprend surtout par apprentissage expérientiel, à ses risques et périls, en direct avec l’environnement, la production du savoir en exerçant une activité́ professionnelle relève donc d’un processus d’apprentissage et d’autoformation expérientielle, où l’expérience vécue, réfléchie, analysée et critiquée par soi-même, est source d’un savoir pratique. »[2]

Nous distinguons aisément deux « réalités de savoirs » : celle de la formation/enseignement et celle du terrain. André Geay poursuit : « Ce sont deux systèmes dont les logiques sont opposées sinon contradictoires voire même paradoxales : un système de travail et un système école dans lesquels l’individu développe des rapports aux savoirs et des stratégies d’apprentissage bien spécifiques et y réalise finalement des apprentissages différents qu’il devra concilier. »

Si ces deux systèmes s’accordent sans pour autant être parfaitement en adéquation (comment, en effet, un organisme de formation pourrait-il couvrir théoriquement toutes les situations auxquelles un professionnel est susceptible d’être confronté ?), les mettre en résonance est nécessaire pour permettre à l’individu formé de continuer à construire son savoir sous la forme d’une « production d’expérience » dont l’objectif ne serait pas simplement d’emmagasiner de nouveaux savoirs mais de les théoriser sous formes de modèles façonnant sa manière de travailler.

François arrive au centre de guidance pour sa visite hebdomadaire. Vincent, qui l’accueille, remarque que François présente une vilaine coupure au bras. La blessure n’est pas belle et demande visiblement des soins. De plus, François lui révèle que c’est lui-même qui s’est infligé cette blessure dans un moment d’angoisse. Vincent  appelle donc le psychiatre du centre, plus compétent que lui dans ce cas de figure pense-t-il, pour gérer la souffrance de François. En effet, Vincent estime, que la souffrance psychique n’est pas directement du ressort de son statut d’assistant social tel que l’école semble l’avoir délimité.

Examinons cette situation. Ici, Vincent ne voit pas quel rôle peut jouer un assistant social dans ce genre de problématique qui relève entièrement, selon lui, de la psychiatrie. Cependant, il apprend en réunion d’équipe que l’angoisse de François, qui l’a mené à l’automutilation, s’est trouvée exacerbée lors d’un conflit survenu avec un autre résident du centre d’hébergement qu’il fréquente. Au-delà des soins physiques de première urgence, ce dont François a aussi besoin pour gérer son angoisse est de se trouver un logement ! Vincent est perplexe, il a été formé à séparer les problématiques (physiques, psychiques, sociales…) et l’expérience lui montre qu’elles présentent des connexions qu’il ne soupçonnait pas. Sur les conseils d’un collègue, Vincent se plonge alors dans la lecture de rapports de recherche sur les déterminants de la santé…

L’organisme de formation ne peut, seul, faire acquérir des compétences professionnelles. Son cadre ne lui permet pas de recréer en son sein la réalité du terrain, complexe et exigeante. Quelle que soit la qualité de l’enseignement proposé, il ne pourra jamais couvrir entièrement la diversité et la versatilité des situations auxquelles il faut faire face dans un environnement professionnel. Diversité et versatilité des situations qui en appellent à une multiplicité de savoirs et d’acteurs pour trouver des solutions. Par ailleurs, le terrain seul est difficilement apte à  formuler d’une manière théorique et générale ses pratiques afin d’en faire les bases d’un savoir-faire adapté à chaque situation. C’est pourquoi, une collaboration entre ces deux systèmes améliore l’adéquation de la formation  aux besoins du monde professionnel et contribue à amenuiser le fossé séparant le statut d’apprenant à celui de professionnel.

Vincent a 32 ans. Cela fait 10 ans qu’il travaille au même endroit. Il a côtoyé des centaines de personnes différentes, vivant des détresses différentes. Récemment, il s’est heurté à un nouveau type de problématique devant lequel il se sent moins compétent. Peut-être est-il temps de remettre ses connaissances à jour, de rencontrer des gens qui savent comment aborder ces difficultés ? Il songe à remettre ses connaissances à niveau, se sentant peu à peu déconnecté du terrain qu’il pensait si bien connaître. Pas un parcours de vie ne ressemble à l’autre. Il a pénétré l’intimité de nombreux vécus emplis de souffrances d’origines diverses. A chaque rencontre, il a dû s’adapter, repartir de zéro, remettre ses acquis en question, repenser sa manière de travailler. Il reçoit régulièrement des étudiants en stage auxquels il essaie de transmettre son expérience de terrain. Dire qu’il avait été engagé pour un simple remplacement…

 

Conclusion

L’école, de par son rôle et son fonctionnement, a toujours un certain temps de retard sur le monde  réel. Sa mission de transmission la force à une certaine homogénéisation des savoirs qu’elle diffuse, ce qui tend à reproduire une image dominante de ce que devrait être les pratiques professionnelles. Cependant, le monde du travail reflète une diversité d’expériences, de savoirs et d’acteurs, ainsi que de manières de concevoir les problèmes de société qui devraient pouvoir enrichir la formation. Aujourd’hui, des voix minoritaires, qui ne sont pas celles des institutions mais celles des bénéficiaires (clients, usagers, familles), s’y font entendre, bousculent les savoirs établis et opèrent des changements de société. Ces savoirs expérientiels disparates et porteurs de changements devraient pouvoir être mieux relayés dans les sphères éducatives, afin d’enrichir et d’actualiser sans cesse le vivier des connaissances. Pour que l’école, en plus de jouer son rôle de transmission, devienne elle aussi acteur de changement.

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Références

[1] Michel Fabre, Situations problèmes et savoir scolaire, Paris, PUF, 1999, p. 122.

[2] André Geay, Didactique et Alternance, in Jean-claude Sallaberry, Dominique Chartier, Christian Gérard, L’enseignement des sciences en alternance, Paris, l’Harmattan, 1997, p. 116.