Tensions en économie sociale d’insertion

tension économie sociale

Auteur : Olivier Croufer,  coordinateur du plaidoyer sociopolitique au Centre Franco Basaglia

Résumé : Quelles sont les horizons qui s’ouvrent une fois que les tensions vécues au sein d’une entreprise sociale d’insertion se déplient plus loin dans le social en suivant 3 lignes de fuite, celle du profit et du marché,  celle de l’État et des politiques publiques, celle des échanges de réciprocité dans la communauté ?

Temps de lecture : 15 minutes

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Ce qu’on appelle “économie sociale d’insertion” se définit toujours par des tensions. La façon la plus classique de la définir et qui exprime ces tensions a minima est de la situer “à la croisée”[1]. L’économie sociale d’insertion est prise dans des logiques d’actions sociales (inscrire les personnes dans un processus de participation sociale à travers des activités collectives productives), des logiques de formations (de la remise à niveau à l’acquisition de compétences professionnelles spécifiques), des logiques économiques (à travers la production de biens et de services). Être à la croisée de ces différentes logiques ne se vit pas à la façon d’un pantin dont les différents membres se trouvent habilement articulés. Ces logiques traversent les dispositifs – Entreprises de Formation par le Travail, Entreprises Sociales, Entreprises de Travail Adapté, etc -, elles les mettent sous tension, les déforment et les recomposent. C’est d’ailleurs ce qu’expriment régulièrement les acteurs qui travaillent dans ces organisations. Le chef d’atelier est en même temps invité à produire d’avantage pour accroître le chiffre d’affaire et ralentir le rythme pour insérer les “stagiaires” dans le processus de production. La direction doit composer dans les écarts entre les profils des “publics-cibles” définis par les Pouvoirs publics et d’autres demandes pressantes émanant des services partenaires qui oeuvrent dans la grande précarité. Les dispositifs se créent dans ces tiraillements. Plutôt que des pantins articulés d’avance, ils sont des mutants flottant parmi les flux qui les traversent.

L’histoire, qui serait à faire, des organismes d’économie sociale d’insertion créés à partir des personnes avec des problèmes de santé mentale enrichit la vision de ce qui est à l’oeuvre dans ces tensions. En psychiatrie, ces dispositifs ont été créés pour déplier les facettes des personnes malheureusement réduites à un visage de malade. La visée était et reste de mettre en tension la manière dont la psychiatrie définit les problèmes et les personnes, de partir d’un autre point de vue, de s’installer dans un autre champ, sur la prairie d’en face et de voir le paysage autrement. La plurivocité de compréhension d’un problème qui est ainsi ouverte se vit à même le corps des personnes qui se découvraient plus ou moins capables d’une activité productrice de biens et de services, et relance, en outre, les dynamiques qui peuvent se mobiliser aux alentours des symptômes – même les plus étranges comme entendre des voix -, ceux-ci ne produisant pas les mêmes effets dans le contexte du cabinet du psychiatre, dans la vie quotidienne de la maison ou dans une entreprise sociale de l’horeca. La tension est ainsi un processus recherché, qu’elle prenne la forme de controverses entre disciplines pour ouvrir la compréhension d’un problème ou d’un redéploiement des manières d’être, qu’elles soient ou non problématiques.

Cela vaudrait la peine de décrire plus précisément ce que l’économie sociale d’insertion a renouvellé dans la compréhension et les pratiques vis-à-vis de toute une diversité de groupes sociaux visés par l’action sociale et qui se sont adossés à de tels dispositifs économiques, pas seulement les patients psychiatriques, mais aussi les personnes handicapées, les femmes victimes de violence, les jeunes délinquants, … Nous prendrons, dans cette analyse, le chemin inverse : dans quelle mesure l’économie prend d’autres formes quand elle est investie par des organisations orientées vers des publics délimités par l’action sociale ou sanitaire ? Quelles sont les tensions à l’oeuvre une fois qu’une organisation du secteur économique, à savoir une entreprise, prend la forme plus spécifique d’un dispositif du champ plus délimité de l’économie sociale d’insertion ? Tenter cette question permet de saisir des voies sur lesquelles pourrait se déployer une économie qui prenne en compte des citoyens qu’aujourd’hui elle néglige. C’est l’horizon macroscopique de la question, le regard vers les constellations étoilées. Il existe un aspect plus terre-à-terre, planté dans le quotidien de ceux qui font vivre ces entreprises et qui, nous l’avons dit, vivent au coeur de ces tensions. Recroquevillées sur ces organisations, ces tensions deviennent une souffrance. Elles ne prennent sens que lorsqu’il devient possible de suivre ces lignes de tension au-delà de son propre dispositif, dans le social au sein duquel il s’inscrit, le coeur tourné vers les étoiles.

 

Trois lignes de tension

Les économistes Jacques Defourny et Marthe Nyssens[2] décrivent trois lignes de tensions qui traversent le champ de l’économie sociale d’insertion en situant les organisations dans leur rapports à trois acteurs de l’économie :

  • l’État, en tant qu’il collecte des ressources (l’impôt, …) et produit des services (l’enseignement, …);
  • les entreprises à but lucratif, qui vendent des biens et des services sur le marché;
  • la “communauté”, où s’échangent des biens et des services selon des logiques non-marchandes.

Ces trois acteurs sont plus ou moins parties prenantes des dispositifs de l’économie sociale d’insertion et font passer à l’intérieur de ceux-ci des logiques spécifiques qui leur sont d’ordinaire rattachées:

  • la redistribution où l’État régule une production (l’enseignement, la santé, la police, …) à partir de ressources qu’il a prélevée par des voies fiscales notamment;
  • le marché où se rencontrent l’offre et la demande de biens et de services qui y sont vendus et achetés;
  • la réciprocité dans la “communauté” où les échanges s’effectuent selon le principe du don et du contre-don en s’appuyant sur des relations humaines de solidarités sociales ou familiales.
tension en économie sociale
Schéma repris à DEFOURNY, J. & NYSSENS, M., op.cit. qui l'avait adapté de PESTOFF V., Beyond the Market and State. Civil Democracy and Social Entreprises in a Welfare Society, Aldershot, UK and Brookfield, NJ, Ashgate, 1998 et 2005

Trois lignes de tensions passent ainsi à travers les organismes de l’économie sociale d’insertion :

  • La première tension tend, d’un côté, vers le marché et la maximisation des profits et, de l’autre, vers des missions sociales que l’organisation se donne. Ces missions se construisent en rapport à des besoins dans la “communauté” et selon les politiques des Pouvoirs publics qui, pour ce faire, la subventionnent et la réglementent. Cette tension s’exprime, par exemple, par la recherche de productivité, d’une part, et de l’autre, par un souci d’adapter les rythmes aux capacités de travailleurs plus lents ou d’insérer des temps de formation dans les processus de production.
  • La deuxième tension pousse, d’une part, à répondre à des programmes d’Etat précisément réglementés, contrôlés et spécifiquement ciblés, par exemple l’intégration dans l’emploi de chômeurs de longue durée, et d’autre part, à développer l’action sur base de contractualisations plus ou moins formelles avec des partenaires privés, associatifs ou commerciaux.
  • La troisième tension tiraille les organisations entre le formel et l’informel. Cette tension peut exister entre les pionniers de l’organisation qui exigeaient d’eux-mêmes un engagement personnel dans un projet social, voire de société, et les nouveaux employés préférant travailler dans un cadre (horaire) réglementé. Ou entre un développement du projet à partir de besoins sociaux appréhendés de façon informelle et la réponse à ceux-ci avec des partenaires associatifs avec lesquels des processus de collaboration sont plus clairement définis et contractualisés.

 

… gouvernance, démocratie…

La description de ces tensions permet de situer les organisations du secteur de l’économie sociale d’insertion dans un paysage dont les contours sont flous et mouvants. Développer ces organisations et y travailler revient à vivre parmi ces lignes de tensions. Enroulées les unes sur les autres comme des fils empelotés et emmêlés, celles-ci s’éprouveront d’autant plus comme d’obscurs tiraillements. Elles gagnent donc à être dépliées. Ce gain est d’abord de visibilité et de compréhension. Déplier ne revient pas à supprimer les forces qui conduisent dans un sens ou dans l’autre, mais les rendre intelligibles.

Le déploiement de ces lignes de tension devient alors le terreau pour d’autres processus qui se posent peut-être de manière particulière pour l’économie sociale d’insertion. Les marges de manœuvre qui sont ouvertes en faisant bouger l’organisation selon une direction de la tension plutôt que l’autre pose pour l’organisation la question des processus de décision et de participation sur les enjeux et les manières de se développer. En faisant fuir les lignes de tension au-delà de l’organisation dans le social, ces modalités de décision et de participation basculent imperceptiblement de la « gouvernance » organisationnelle à celle de la « démocratie » économique. A suivre…

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Références

[1] FECHER F. et al., L’économie sociale d’insertion. Analyse des complémentarités et de l’efficacité des outils d’économie sociale, Gent, Academia Press, 2002, p. 1.

[2] DEFOURNY, J., et NYSSENS, M., The EMES approach of social enterprise in a comparative perspective, EMES European Research Network, 2012. Ces économistes s’inscrivent dans un réseau de recherche européen sur l’économie sociale (EMES) (voir www.emes.net)