Une vie construite à partir de la marge

Une vie construite à partir de la marge

Auteur : Joseph Gatugu, philosophe

Résumé : Le texte suivant est une synthèse des récits de vie des jeunes d’Ecoute-Voir que j’ai rencontrés durant plus de trois ans. Pas tous les jeunes, évidemment, mais quelques-uns, dont les récits sont inspirants sur le plan de l’auto-prise en charge. Socialement relégués, psychologiquement fragilisés et matériellement précarisés, ces jeunes semblent se distinguer de la plupart de leurs communautaires qui évoluent en marge de la société, de par la bonne intégration du passé au présent, la transformation de leurs souffrances en moteur de leur réflexion et agir et enfin leur résilience. Mais au fait, quelles sont leurs ressources ? Cette question constitue le fil conducteur de la synthèse suivante.

Temps de lecture : 15 minutes

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Ils sont une centaine de jeunes filles et garçons, de 12 à 26 ans, à fréquenter chaque année Ecoute-Voir (1), les uns régulièrement (2), d’autres irrégulièrement. La plupart d’entre eux sont issus de l’immigration (3) et résident dans les quartiers dits « défavorisés » de la commune de Liège (4). Sur le plan social, ils sont issus des familles modestes, financièrement précarisées, sans travail et vivant de diverses aides. Sur le plan scolaire, presque la totalité des jeunes sont scolarisés. Ils fréquentent les écoles professionnelles et techniques. Une infime partie est à la recherche d’emploi. Ces jeunes se rencontrent à Ecoute-Voir autour d’un projet socioculturel résumé dans l’acronyme « CRACS » signifiant « citoyens responsables, actifs, critiques et solidaires ». Dans l’ensemble, tout semble aller pour le mieux pour ces jeunes qui traînent pourtant derrière eux un passé lourd dont ils gardent pour eux les grands secrets. Leur appréhension de la vie est fascinante. Ils ont bien intégré leur passé au présent et envisagent sereinement l’avenir, avec des projets pleins la tête. Force est de se demander comment ces jeunes sont parvenus à dompter leur passé et à se projeter dans l’avenir. D’où puisent-ils cette énergie ou cette force qui font qu’ils gardent de la sérénité sous diverses pressions violentes ? Quelles ressources disposent-ils pour mener une vie relativement épanouie, quasi dans la marge, dans des espaces de relégation ? Des réponses à ces questions nous ont été fournies par quelques jeunes que nous avons côtoyés durant plus de trois ans. Elles sont synthétisées dans les lignes qui suivent.

 

Un passé intégré au présent

La plupart des jeunes fréquentant Ecoute-Voir n’ont pas été gâtés par la vie, ni durant leur enfance, ni durant leur prime jeunesse. Ceux qui proviennent de l’étranger ont laissé derrière eux leurs familles, leurs amis, leurs communautés, bref, toutes les personnes sur qui ils s’appuyaient pour grandir. Le départ de chez eux correspond ainsi à un déracinement et à une perte d’une partie d’eux-mêmes. Telle une plante arrachée à la terre nourricière, leur vie a été brisée. Pour la plupart d’entre eux, l’arrivée en Belgique a été vécue comme un choc douloureux. Déboussolés, ils se croyaient tombés sur une autre planète puisqu’ils ignoraient quasi tout de ce pays : les personnes, la culture, la langue… Livrés à eux-mêmes, ils ont dû apprendre à vivre seuls, comme des orphelins, en comptant en grande partie sur eux-mêmes, comme des adultes. C’est dans l’insécurité permanente, dangereusement exposés à moult adversités de la vie, qu’ils ont vécu. En dépit de leur âge, de leur immaturité et des conditions de vie difficiles, ils ont miraculeusement tenu le coup. Les quelques témoignages suivants en disent long (5).

— « Je viens du Congo Kinshasa. Je suis arrivé en Belgique à l’âge de 11 ans accompagné d’une maman inconnue qui m’a abandonné à l’aéroport ; je me suis retrouvé seul, sans savoir où j’étais et ce que j’allais devenir… J’ai été recueilli dans un centre où il y avait d’autres jeunes qui, apparemment, étaient dans la même situation que moi. Ç’était dur au début puisqu’on ne savait même pas se parler ; chacun avait sa langue. C’était vraiment dur au début mais après ç’a été… (Yengo).

— « Je viens de Syrie. Je suis arrivé en Belgique à 8 ans. Je n’ai pas des parents. Ils sont tous morts. J’ai été accueilli dans un centre MENA. Je ne connaissais pas le français. Je me sentais vraiment perdu. J’ai passé beaucoup de jours sans parler à personne… Pas facile au début mais maintenant, ça va bien » (Yussef).

— « Je viens de la Guinée Conakry. C’est un compatriote ami de mes parents qui m’a accueillie. Au début, c’était difficile. Je n’aimais pas la nourriture d’ici. A l’école, les élèves ne me parlaient pas. J’étais seule dans mon coin. Des fois, je pleurais. Je ne savais pas suivre les cours. Je ne comprenais rien de ce que les enseignants disaient. J’ai échoué la première année mais, comme j’étais déterminée à réussir, maintenant, ça va… » (Samira).

D’autres jeunes rencontrés sont nés en Belgique des parents autochtones ou allochtones. Comme les précédents, ils n’ont pas connu une enfance heureuse. Bon nombre d’entre eux ont été élevés par des familles monoparentales vivant dans une grande précarité psychologique et matérielle. Ainsi témoignent Marie, Sophie et Mihai :

— « Ma mère est morte quand j’étais enfant. Je ne l’ai pas vue. Mon père a été en prison. J’ai grandi dans une famille d’accueil qui ne s’occupait presque pas de moi. Mais je ne l’en veux pas ; je lui suis même reconnaissante de m’avoir accueillie… J’ai étudié dans une école où il y avait des enfants agressifs qui me frappaient parfois. Je n’ai pas bien étudié mais je continue les études. Je veux être puériculture. J’aime les enfants. Tout ira bien, j’espère » (Marie).

— « Je fais partie d’une famille nombreuse. Nous sommes 5 enfants à la maison. Chaque enfant a son papa. Un seul connaît son père. Nous ne sommes pas riches. Nous vivons du CPAS. Parallèlement à mes études, je fais souvent des jobs… Cela nous permet de vivre assez bien… » (Sophie).

— « Mes parents sont nés en Roumanie. Je n’ai pas connu mon père ; ma maman nous a éduqués seule avec mes deux petites sœurs. Ma maman n’a pas assez d’argent pour nous faire vivre. Malgré ça, on ne se plaint pas. Ça ira mieux plus tard quand je commencerai à travailler… » (Mihai).

 

Quand les souffrances meuvent la vie

Un point commun des jeunes rencontrés est une situation de galère dans laquelle ils ont vécu. Ils ont vécu des situations de relégation sociale, sans (tous) les parents et dans la précarité. Ils ont été confrontés aux phénomènes associés à ces situations telles que la solitude, la tentation d’abandon scolaire, l’incertitude face à l’avenir, la perte des repères existentiels… Et, très étonnamment, ils ne semblent pas en avoir beaucoup pâti comme d’autres jeunes ayant vécu dans des situations similaires. Bien au contraire, ces situations semblent avoir nourri et soutenu leur personnalité et leur volonté de s’en sortir (6). En conséquence, leur moral est resté intact et, comme des grands, ils s’en sont admirablement sortis. Le secret de cette force morale et de cette réussite est dévoilé dans ces réponses des jeunes à la question sur ce qu’ils ont retenu de leur passé :

— « Ce que j’ai retenu de mon passé en Afrique et qui m’a aidé ici est l’exemple de deux garçons orphelins de père et de mère que j’ai connus quand j’étais là-bas. Ils n’avaient personne pour les aider mais ils se sont débrouillés pour gagner leur vie et maintenant ils sont riches. Je les admire. Grâce à eux, j’ai compris qu’il faut travailler durement pour bien vivre et on y arrive avec la bonne volonté et le courage. Je serai aussi riche un jour, je crois » (Kabongo).

— « J’ai retenu de mon passé le mépris des gens à l’égard des gens pauvres. Ce n’est pas honteux d’être pauvre mais j’ai souffert du regard des autres. Il faut que je m’en sorte et je le peux » (Marie).

— « De mon passé, j’ai retenu mes bêtises. J’ai failli être envoyé en IPPJ… Je connais deux gars qui y ont séjourné et un autre qui a connu la prison. Ils doivent avoir beaucoup souffert puisqu’ils sont devenus bizarres. Je ne voudrais pas être comme eux. J’ai envie de vivre bien, sans faire encore des bêtises. Je suis devenu sérieux maintenant » (Mihai).

— « Je retiens surtout de mon passé la mission que m’ont confiée mes parents avant de venir : gagner de l’argent et venir en aide à la famille là-bas. Ils se sont sacrifiés pour moi et pour mes frères et sœurs. Ils n’ont pas beaucoup de biens. Il faut que je fasse quelque chose pour les aider… Il faut que j’étudie beaucoup pour que je puisse trouver un bon job plus tard… » (Samira).

— « J’ai retenu de mon passé des souffrances mais je m’efforce de les oublier. A quoi me servirait de revenir sur ce qui s’est passé puisque, après tout, je ne peux rien changer. Je préfère me consacrer à mes études pour préparer mon avenir. Je ne veux plus souffrir ; je veux être heureuse. Si d’autres réussissent, pourquoi pas moi ? » (Sophie).

 

La résilience à la rescousse

Il découle de ces témoignages, et de bien d’autres qui ne sont pas rapportés ici, que la force morale et l’épanouissement de ces jeunes tiennent de la résilience. Motrice du réfléchir et de l’agir, leur résilience réside dans le choix de faire contre mauvaise fortune bon cœur. En effet, au lieu de considérer leur destin comme quelque chose d’irréversible, ils le considèrent plutôt comme un matériau à travailler pour en tirer le meilleur profit. Ainsi, au lieu de le subir, ils agissent plutôt sur lui, espérant avec force des lendemains chantants et radieux : « On n’est pas orphelin d’avoir perdu père et mère mais d’avoir perdu espoir » (proverbe malien) (7).

Désormais transformé en ressource dynamisante le destin sensibilise sur l’aspect déshumanisant des souffrances et il indique les écueils à éviter et les potentialités ou atouts à exploiter pour pouvoir changer la situation sociale malheureuse héritée et se créer une situation humainement épanouissante. En cela, les souffrances sont une école de la vie : elles donnent vie aux grandes âmes (8). Pour ce faire cependant, la seule bonne volonté ou la seule confiance en soi ou en ses capacités ne suffisent pas, il faut aussi se retrousser les manches, renforcer et capitaliser toutes ses potentialités et travailler durement : « le travail est un trésor » (9). Et comme l’ont bien compris certains jeunes, rien n’est plus instructif à ce sujet que l’exemple des self-made-men ou des personnes qui ont réussi leur vie à partir de rien ou encore qui ont réalisé des choses grandioses alors que leur destin ne les y prédestinait pas. A ce sujet, bon nombreux de jeunes ont intériorisé le slogan « Yes we can » de Barack Obama qui a marqué sa campagne victorieuse en novembre 2008. Un des buts ainsi poursuivis étant de briser la reproduction sociale et tordre le cou aux idées reçues sur les personnes déshéritées.

A ce sujet encore, un des atouts majeurs qu’ont les jeunes est précisément leur jeunesse. A leur âge en effet, rien n’est perdu, au contraire, tout est encore possible ; la vie est devant eux. « A 19 ans, je suis encore jeune, j’ai beaucoup de projets ; je travaille dur pour les réaliser », me confie un jeune. « Je compte faire de grandes études, j’ai le temps », me confie un autre jeune.

Examinant en profondeur le dynamisme des jeunes rencontrés et leur appréhension de la vie, force est de constater qu’ils sont dotés de ressources psychologiques extraordinaires qui les aident à résister aux fracas de l’existence et à avancer contre vents et marées vers les buts qu’ils se sont fixés. Avec le temps, ils ont développé une capacité remarquable de s’adapter à un environnement familial et social difficile. Leur résistance aux adversités de la vie est comparable à la plasticité développementale de ces arbres qui poussent en bord de mer ou au sommet d’une montagne qui subissent en permanence des vents violents. Ainsi, comme sur un voilier dans la tempête, pour continuer à avancer, au lieu de tenter de changer la direction du vent – une tentative illusoire – il faut apprendre à orienter les voiles (10). Dans le dénuement, ils vivent comme ces plantes aux racines aériennes qui se nourrissent de l’humidité de l’air. Quant aux jeunes « déracinés », ils vivent comme les tillandsias, ces plantes sans racines d’Amérique ou d’Afrique qui se nourrissent grâce à leurs crampons et leurs feuilles. Une prouesse ou un miracle, dirait-t-on, lorsqu’on les compare à ces autres jeunes ayant vécu dans des contextes similaires ou vivant dans des conditions favorables mais qui ont sombré dans une existence chaotique, par exemple dans les réseaux de banditisme, de trafic de drogue, de prostitution,… (11).

Un autre trait de personnalité important remarquable chez ces jeunes est leur capacité à faire feu de tout bois. Décidés de s’en sortir à tout prix, ils cherchent des opportunités où s’investir et profitent de celles qui se présentent à eux. Nous avons ainsi des jeunes qui s’adonnent à plusieurs activités ou qui sont engagés dans plusieurs projets. De cette façon, ils s’inscrivent en faux contre la tendance de certains jeunes à ne rien faire dans leur vie et à vivre au crochet de la société. Leur ambition est qu’un jour ils puissent reprendre leur existence à leur compte (12) et sortir des situations misérables dans lesquelles ils ont vécu jusque-là. Ainsi m’ont confié certains jeunes : « Je veux gagner ma vie », « Je ne veux pas dépendre des autres », « j’ai de grands projets », « je serai riche un jour », « Je ne veux plus souffrir ; je veux être heureuse. Si d’autres réussissent, pourquoi pas moi ? », « Je suis suffisamment grand pour me prendre en charge, il me faudrait juste trouver du travail et je fais tout pour le trouver »…

Un dernier trait de personnalité important de certains jeunes rencontrés est leur conscience aiguë de leurs limites à s’en sortir seuls : « Je ne sais pas tout de la vie ; j’ai encore beaucoup à apprendre », « Je voudrais faire des études universitaires mais j’ai besoin d’un financement », « En classe, je suis faible dans certaines matières ; il me faudrait de l’aide… », « Je cherche du travail depuis 6 mois… il me faudrait un appui de quelqu’un ». Tels sont quelques aveux de certains jeunes. Cette conscience est, tout compte fait, celle de leur vulnérabilité. Mais c’est, en même temps, celle du besoin des tuteurs de résilience. Cela est explicite dans ces derniers aveux et d’autres exprimés ailleurs. C’est cette nécessité d’un soutien ou d’un coup de main qui les pousse à sortir souvent de chez eux pour aller à la rencontre d’autres personnes : « C’est celui qui a froid qui va vers le feu pour se réchauffer », dit un proverbe africain. Ces jeunes vont particulièrement à Ecoute-Voir. Là-bas précisément, ils rencontrent d’autres jeunes et parfois des adultes. Ils échangent sur leurs projets de vie ; ils créent des amitiés et enrichissent ainsi leurs réseaux relationnels ; ils se passent des tuyaux ; ils travaillent avec d’autres jeunes sur des projets communs, etc. Ensemble, main dans la main et renforcés par le soutien mutuel, ils s’investissent avec assurance dans leurs projets respectifs. La démarche est payante puisque bien d’anciens jeunes d’Ecoute-Voir s’en sortent bien. Ce sont des citoyens responsables, actifs, critiques et solidaires. Parions que les jeunes actuels et futurs emboîteront leur pas.

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Références

  1. Une Maison communale de jeunes située en Outre-Meuse (Liège).
  2. Tous les jours ouvrables, à savoir les mercredis, vendredis et samedis.
  3. Ils proviennent de l’Afrique subsaharienne, de l’Afrique du Nord, de l’Europe de l’Est et d’Asie.
  4. Bressoux, Droixhe, Sainte-Marguerite, Saint-Laurent, Vennes…
  5. Les noms des témoins sont des noms d’emprunt.
  6. Lire à ce sujet Hester McFarland, Solomon, « La personnalité « as if » : la création du self face au vide », in Cahiers jungiens de psychanalyse, n° 119-120, mars 2006, pp. 51-71.
  7. Lire à ce sujet Prévot-Gigant, Géraldyne, Les pouvoirs de l’espoir, Paris, Editions Odile Jacob, 2017.
  8. Référence ici à la pensée de Benjamin Franklin : « Les choses qui nous font mal nous instruisent » et à celle de Khalil Gibran : « Les souffrances ont donné vie aux plus grandes âmes, les personnages les plus éminents portent en eux des cicatrices ». Une lecture intéressante à ce sujet : Cyrulnik, Boris, Un merveilleux malheur, Paris, Editions Odile Jacob, 1999.
  9. de la Fontaine, Jean, « Le Laboureur et ses Enfants », in Fables, Livre V, 9, Paris, Librairie Générale Française, 1986, p. 123.
  10. Référence ici à la pensée de James Dean : « I can’t change the direction of the wind, but I can adjust my sails to always reach my destination ».
  11. Pour en savoir quelque chose sur le sort de certains jeunes issus de l’immigration subsaharienne résidant en Belgique, lire Manço, Ural, Robert, Mireille-Tsheusi & Kalonji, Billy, « Les jeunes issus de l’immigration subsaharienne en Belgique », in Gatugu, Joseph (Ed.), Les familles africaines et le mythe de l’Occident. Destins migratoires singuliers, Paris, L’Harmattan, pp. 181-212. Voir Egalement le film Black d’Adil El Arbi et Bilall Fallah, paru à Bruxelles en 2016.
  12. Référence ici à Jean-Paul Sartre : « Si je n’essayais pas de reprendre mon existence à mon compte, ça me semblerait tellement absurde d’exister » (cf. Les Chemins de la liberté. I. L’âge de raison, dans Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, 1981, p. 403).