La reconnaissance comme accès à l’entendement

reconnaissance entendement

Auteur : Marie Absil, Philosophe, animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé : Quand on interroge les internés, beaucoup se plaignent de la non-reconnaissance de leurs droits et de leur souffrance. A première vue, cela peut sembler choquant. En effet, certains ont commis des actes très graves, qui semblent nier l’humanité de l’autre. Les internés expliquent que cette non-reconnaissance, qui les fait se ressentir comme non-humains, les prive de tout accès au sens de soi. Or, ce sens de soi semble constituer un passage obligé pour pouvoir sortir de l’espace de lutte et espérer une guérison. Car c’est seulement en étant reconnu dans sa qualité d’être humain qu’on peut connaître et respecter l’humanité de l’autre.

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« Le dimanche 16 novembre à 9 heures, tiré d’une nuit impénétrable et que je n’ai jamais pu pénétrer depuis, je me retrouvai au pied de mon lit, en robe de chambre, Hélène allongée devant moi, et moi continuant à lui masser le cou, avec le sentiment intense que mes avant-bras étaient bien douloureux : évidemment ce massage.

Puis je compris, je ne sais comment, sauf à l’immobilité de ses yeux et à ce pauvre bout de langue entre les dents et les lèvres, qu’elle était morte. Je me précipitais hors de notre appartement vers l’infirmerie où je savais trouver le Dr. Etienne, en hurlant. Le destin était tombé.[1] »

Louis Althusser, philosophe renommé, a tué sa femme en 1980. Reconnu irresponsable de ses actes, il sera interné dans plusieurs établissements psychiatriques d’où il sortira des années plus tard. En 1985, il décide de rédiger son autobiographie pour lever cette « pierre tombale du silence » que sont le non-lieu et l’internement.

« Il est probable qu’on trouvera choquant que je ne me résigne pas au silence après l’acte que j’ai commis, et aussi le non-lieu qui l’a sanctionné et dont j’ai, suivant l’expression spontanée, bénéficié. Mais si je n’avais pas eu ce bénéfice, j’aurais dû comparaître. Et si j’avais dû comparaître, j’aurais eu à répondre. (…) C’est mon sort de ne penser calmer une inquiétude qu’en encourant indéfiniment d’autres. [2]»

Amende honorable ? Justification ? Réhabilitation publique ? Que recouvre ce besoin de se dire pour ce personnage public qui à commis un meurtre ? Que nous raconte-t-il dans ce livre ?

« J’avertis : ce qui suit n’est ni journal, ni mémoires, ni autobiographie. Sacrifiant tout le reste, j’ai seulement voulu retenir l’impact des affects émotifs qui ont marqué mon existence et lui ont donné sa forme : celle où je me reconnais et où je pense l’on pourra me reconnaître.[3] »

 

La violence comme expression de la souffrance ?

Lors d’une recherche-action sur le soin en défense sociale du point de vue des internés, un fait étonnant à émergé. Quand on interroge les internés, beaucoup se plaignent de la non-reconnaissance de leurs droits et de leur souffrance. A première vue, cela peut sembler choquant. En effet, certains ont commis des actes très graves, qui semblent nier l’humanité de l’autre.

Beaucoup d’internés vivent le dispositif de défense sociale comme un « engrenage de déshumanisation progressive ». Les relations de pouvoir qu’engendrent inévitablement les positions asymétriques de soignant et d’interné, certaines pratiques institutionnelles qui se banalisent faute de mieux (par exemple, le recours trop fréquent à la contention ou à l’isolement par manque chronique de personnel), la surmédication, le constat amer de ne pas pouvoir participer aux décisions qui les concernent, d’être sans recours, participent au sentiment qu’éprouvent les internés de n’être rien, de ne plus faire partie de la communauté humaine.

« Oui, on a fait des choses graves mais on est humain quand même ! Tu sais on a des émotions, des sentiments, on pense aussi ! Je ne sais pas ce qu’ils pensent mais nous, on est comme eux en fait, tu vois on est des hommes aussi ! Là-bas, c’est grave…tu apprends que tu n’es, en fait, qu’un déchet. Dites-leur qu’on a droit au respect quand même… [4]»

Or, pour les internés, le soin devrait avant tout les réassurer sur leur humanité. Comment ? En faisant droit aussi à leur souffrance et à leur droit. Car se ressentir comme non-humain les prive de tout accès au sens de soi. Pour pouvoir reconnaître l’humanité et la souffrance de l’autre, les internés disent avoir besoin avant tout d’être reconnu dans leur qualité d’être humain.

Le parcours des internés a souvent été très difficile, ils décrivent un monde dur, rempli d’exigences qu’ils ne peuvent atteindre, rempli d’agressions, non protecteur. Leur enfance a peut-être été fracassée par les violences qu’ils ont subies. Souvent, ils ne se sont pas senti protégés par ceux qui auraient dû le faire, leurs droits ont été bafoués, ils ont été agressés, on leur a fait violence… et cela n’a jamais été reconnu, leurs agresseurs n’ont jamais été punis.

« Mon père qui m’a mis un couteau sous la gorge alors que je n’avais que 6 ans. »

« Mon voisin qui m’a violé et violé encore. »

« Mon oncle savait que mon père me battait tant et plus et il n’a jamais rien fait. »

« Ma mère était toxico, elle m’a laissé là, alors que je n’avais que 2 jours…[5] »

Ces violences qu’ils ont subies semblent les avoir questionnés très tôt sur leur humanité. Beaucoup se décrivent comme des rebus humains, des « sous-hommes », des « monstres ». Laissés seuls face à cette violence, beaucoup cherchent un moyen de l’externaliser, de la rendre visible, de la maintenir loin de soi. Privés du sens de cette violence, ils ne savent comment la faire reconnaître, comment s’en libérer. Ce questionnement peut se rejouer à travers l’acte posé. C’est alors que la violence se propage, devient le seul moyen d’expression disponible pour dire sa souffrance.

« Tous les faits qu’on a commis, ils sont à la hauteur de notre souffrance [6]»

Bien entendu, la souffrance n’est pas une excuse à la violence. Mais pour briser ce cercle infernal, cette spirale de la violence, les internés clament le besoin de recevoir des réponses à leurs questions.

« Pourquoi n’ai-je pas été protégé ? N’ai-je donc aucune valeur ? » et « Pourquoi n’a-t-il pas été puni et moi bien ? Pourquoi, moi, je suis ici ? Et lui ? Ma souffrance à moi quand va-t-elle être reconnue ? [7]»

On retrouve ce besoin de se dire, de demander reconnaissance pour les souffrances passées, dans la démarche autobiographique du philosophe Althusser. Se raconter, faire reconnaître son passé pour avoir accès au sens de son acte. Althusser ne cherche pas le pardon mais bien l’entendement, démarche profondément humaine.

 

Pouvoir sortir de l’espace de lutte

Dans la recherche-action, une internée qui se fait appeler Pays de Gloire, nous raconte son histoire :

« Je suis née alors que les droits de ma famille ont été bafoués. Je suis donc née dans un non-droit. J’en ai été le porteur. Toute ma vie j’ai lutté pour cette reconnaissance de nos droits familiaux et donc aussi pour la reconnaissance de mes droits à moi. Sans ces droits, je suis incapable d’entendement. L’entendement, c’est l’accès au sens. J’ai donc été folle toute ma vie. J’ai été en défense sociale. J’ai eu plusieurs procès. Chaque fois, on m’a qualifié de fou dangereux.[8] »

Un jour, Pays de Gloire a voulu porter plainte contre l’institution dans laquelle elle était pour les maltraitances qu’elle estimait y avoir subies. 

«  La juge a accepté de prendre ma plainte. Il a fallu que je me batte parce qu’elle m’a dit : mais les médecins savent ce qu’ils font. Je lui ai dit : oui, mais la maladie n’enlève pas les droits. Elle m’a dit : c’est vrai et elle a pris ma plainte. Il va y avoir un procès. Elle a reconnu mes droits. Je lui ai dit aussi que j’étais prostituée, elle m’a dit que j’avais le droit. Mes droits sont reconnus.[9] ».

Que disent des psychiatres de ce besoin de reconnaissance pour retrouver l’accès au sens ?

« Pour qu’ils parviennent à une conscience intime, une représentation, un éprouvé, voire de l’empathie pour le vécu de leur(s) victime(s) au moment des faits ou ultérieurement (dont les séquelles), il faut que l’on se soit arrêté sur leur vécu d’enfant à eux et que l’on ait reconnu leur souffrance. Il faut donc les aider à penser et à éprouver l’enfant-victime qui est en eux, tout comme les aider à identifier les enjeux relationnels complexes dans lesquels ils ont été pris dans leur famille d’origine. Très souvent, cette souffrance ne leur est plus accessible car, pour y survivre, ils ont dû s’en défendre en la tenant à distance par divers moyens. [10]»

Il semble donc primordial pour les internés que les personnes qui ont autorité sur eux (psychiatre, juge…) puissent faire place à la reconnaissance de la souffrance de leur enfance mais aussi, à la souffrance engendrée par le dispositif de défense sociale, pour pouvoir sortir enfin de la spirale de la violence, de l’espace de lutte où ils sont englués.

 

« Guérir, c’est avoir le droit de soi-même[11] »

Pour Pays de Gloire, le fait qu’un juge accepte de prendre sa plainte est une véritable reconnaissance de la violence qu’elle a subie, de la manière injustifiable dont elle estime avoir été traitée. Cette reconnaissance la réintègre dans la communauté humaine. Aujourd’hui elle peut dire :

« Je suis guérie. J’ai pris la responsabilité, et donc le risque, parce que s’il y a responsabilité, il y a risque, j’ai pris la responsabilité d’en sortir. Mais si je n’avais pas fait cette démarche, et donc pris des risques !, je ne serai jamais guérie. Aujourd’hui je suis guérie.[12] »

Et cette guérison n’est pas que subjective puisque cette reconnaissance lui ouvre la possibilité d’une reconnaissance de sa propre violence. Etant humaine, elle peut reconnaître et respecter l’humanité de l’autre. En effet, le philosophe Axel Honneth ne dit pas autre chose :

« le mouvement de la reconnaissance, qui fonde toute relation éthique entre sujets, se compose ainsi d’une succession de conflits et de réconciliations qui se résorbent les uns dans les autres.[13] »

C’est pourquoi le besoin de reconnaissance de la souffrance des internés mérite d’être entendu. Car la guérison véritable n’est pas simplement la cessation des comportements agressifs. Seul l’accès au sens, à l’entendement, permet à un être humain d’entrer véritablement en relation, de prendre la responsabilité de ses actes. Cette reconnaissance sort les interlocuteurs de l’espace de lutte, car elle permet à chacun d’avoir le « droit de lui-même ». Comme le dit Pays de Gloire :

« Si tes droits ne sont pas reconnus, c’est la déchéance. Le droit c’est la reconnaissance des valeurs, de la valeur, de ma valeur, de moi, de l’homme. Tant que tu n’es pas reconnu dans ta valeur, tu es incapable d’entendement. Si le droit des personnes qui sont malades n’est pas reconnu, les personnes sont dans l’impossibilité de guérir. Guérir c’est avoir le droit de soi-même. Si tu as le respect de toi même, tu as le respect de l’autre et l’autre te respecte. Cette reconnaissance m’a permis de sortir de la déchéance.[14] ».

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Références

[1]    Louis Althusser, L’avenir dure longtemps. Autobiographie, Champs essais, 2013, pp. 288-289.

[2]    Op. cit., p.31.

[3]    Op. cit., p.48.

[4]  Yolande Verbist, Paroles en défense sociale. Paroles de défense sociale. Ce qui fait soin dans un parcours en défense sociale ? Le point-de-vue des personnes sous statut interné, recherche-action menée par l’asbl Psytoyens, Janvier-octobre 2015, p.37.

[5]    Yolande Verbist, op. cit., p.36.

[6]    Ibidem.

[7]    Ibidem.

[8]    Yolande Verbist, op. Cit., p.38.

[9]    Yolande Verbist, op. cit., p.39.

[10]  F Calicis, Le groupe est un amplificateur de pensées, in Thérapies familiales no 35, 2014, p.92.

[11]  Yolande Verbist, op. cit., p. 40.

[12]  Yolande Verbist, op. cit., p. 40.

[13] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, éd. Du Cerf, 2000, p. 27.

[14]  Yolande Verbist, op. cit., p.39.