Hospitalité – Le trouble savoir du trouble

Auteur : Mathieu Bietlot, Philosophe

Résumé :  Rencontrer, faire face et, plus encore, accueillir une personne en difficulté psychique s’avère difficile, perturbant et déconcertant. Comment sortir de l’embarras ? Que faire du trouble ? S’agit-il de le raisonner, de le réduire ou de le laisser venir, de part et d’autre ? Qui du professionnel ou du familier[1] s’avère le plus apte à cet accueil ? Les deux approches ont chacune leur force et leur faiblesse, leur registre et leur responsabilité. Elles gagnent à se maintenir en tension et à se compléter. À une époque où le pouvoir des experts domine des domaines toujours plus étendus de la vie, où la rationalité, l’intelligibilité, la responsabilité et l’efficience l’emportent sur le mystère, la sensibilité, la mutualité et l’errance, approfondir ces dernières nous parait propice à nous rapprocher de l’hospitalité antique ou éthique[2].

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En-deçà de la responsabilité, il y a la solidarité. Au-delà, il y a l’hospitalité [1]

L’approche du psychiatre, thérapeute ou autre expert s’avère aguerrie. Il peut se faire une idée plus ou moins précise du trouble, de ses manifestations auxquelles il faut être attentif, des situations dangereuses. Il est supposé connaître les réactions appropriées lorsqu’une personne se déconnecte de la réalité. Il est sensible à la souffrance du patient tout en devant maintenir une certaine distance thérapeutique ou professionnelle. Il a peu de temps à consacrer à chacun, souvent pressé par trop de travail. Il peut parfois distiller de l’humour, de l’affect, des silences, des complicités dans la relation pour pénétrer dans l’univers de l’autre, entrer dans son trouble. Mais pour finir par l’objectiver. Car il est principalement chargé de réduire le trouble, sa pénibilité, son imprévisibilité et ses extravagances. Cette responsabilité première l’éloigne de l’hospitalité antique et éthique[2].

L’abord de l’entourage s’avère par définition plus proche mais plus fragile. Il se situe dans le sensible, dans l’affect (positif ou négatif), dans la durée et dans le quotidien. Les proches n’ont pas d’autre choix que de prendre le temps de vivre avec le trouble et de l’accueillir. D’autres rapports que la thérapie les lient à la personne en difficulté. Leur responsabilité consiste à répondre « à » et « de » l’autre selon l’éthique d’Emmanuel Levinas qui est aussi hospitalité. Mais ils ne sont pas préparés. Ils peuvent se sentir désemparés, avoir une attitude incongrue ou réagir de manière néfaste, être débordés par les émotions et finalement pernicieusement troublés par le trouble de l’autre.

Ainsi présenté, ce contraste manque de nuance, d’intrication et de complémentarité. Il rejoint une opposition, elle aussi trop binaire, entre deux séries conceptuelles. D’un côté, le champ de l’intelligibilité, du savoir, de la catégorisation, de la maîtrise et des experts professionnels. De l’autre côté, l’univers de la sensibilité, du non-savoir, de l’indétermination, de l’altération et des experts du vécu. C’est cette seconde série que nous explorerons pour accueillir le trouble, le découvrir, entrer en lui, en faire l’expérience, vivre avec lui et la personne qu’il perturbe.

 

L’hospitalité est entente silencieuse [3]

Il est clair qu’à être trop carrés ou bornés, nous passerons à côté du trouble, de la rencontre et de l’accueil.  C’est à partir d’une sensibilité à l’Autre, à l’étrange, au vulnérable que l’on peut ouvrir sa porte à la personne troublée. C’est précisément parce qu’il y a trouble, imprévisibilité, ouverture vers d’autres univers qu’il est question d’hospitalité et non de rapport symétrique, attendu, conventionnel.  S’il n’y a point de symétrie, il y a bien réciprocité et cheminement vers l’équité. Car la porte s’ouvre aussi à partir de sa propre sensibilité, fragilité, incertitude, exposition à l’autre.

Entrer en contact avec une personne en précarité et en souffrance psychiques, et bien souvent sociales, c’est se trouver en présence de quelqu’un qui peine à rassembler son discours dans un récit cohérent et rationnel, qui manque des codes sociaux, des conventions relationnelles et de la confiance nécessaire pour s’adresser à l’autre. Quelqu’un dont la voix non entendue ou non ententable a pu plonger « l’agir créateur dans une déréliction narrative, sans autre issue que la rumination d’une fable hallucinée de soi, déliée de ses différentes adresses, s’échappant en pure perte dans une solitude irréversible. »[4]

L’hospitalité éthique ne s’entame pas par le discours, par des présentations, par des interrogatoires. Elle débute par une porte ouverte, un don gratuit. Elle se prolonge par des manières d’être, des petits gestes, des sourires et des silences qui permettront au discours d’advenir. Toutes ces manifestations non-verbales n’en demeurent pas moins significatives, peuvent faire l’objet de codification et d’incompréhension si le code n’est pas partagé. Avec l’invité en difficulté, il convient donc de jouer à l’ajustement des codes et de les laisser se bousculer. De s’aventurer, par-là, hors du cadre de la rationalité et des conventions.

 

J’appelle mise en jeu le monde vu de la nuit du non-savoir [5]

 Pour bousculer le jeu, le cadre et la rencontre, laissons-nous emporter par la démarche philosophique singulière de Georges Bataille, ses expériences extrêmes et sa recherche du non-savoir. Bataille ne parle pas directement de troubles psychiatriques, il sonde des expériences extatiques qui échappent également au discours et à la rationalité. Cependant, toute sa quête part de l’angoisse et y aboutit, jusqu’au bord de la folie. L’angoisse qui reste in fine indéfinissable et ne peut faire l’objet de savoirs certains.

L’expérience intérieure est une tentative de mise en question radicale de l’être et des certitudes qui ne trouve pas de réponse. Elle est fondamentalement expérience du non-savoir, de l’imprévisible, du débordement sans mesure. À l’instar de l’hospitalité éthique qui est accueil sans savoir et don sans calcul : je t’honore avant de te demander ton nom. Le non-savoir constitue la réplique de Bataille aussi bien à l’histoire de la philosophie qu’à sa recherche de communication entre les êtres.

Avec Nietzche, il interroge le non-dit, le refoulé, la « part maudite » de toute l’histoire de la philosophie et des civilisations. Selon lui, à l’encontre de toutes les tentatives métaphysiques ou scientifiques qui s’appliquent à mettre de l’ordre et à donner une forme au réel, la matière comme la vie demeure un grouillement complexe, instable et irréductible à toute forme arrêtée, à toute loi physique ou psychanalytique, à tout concept. Nous parvenons à penser et à utiliser les choses parce que nous les simplifions, les stabilisons ou les configurons momentanément à notre manière – ce dont nous avons besoin pour vivre dans le monde – mais nous ne pourrons jamais les cerner parfaitement.  « La vie humaine […] ne peut en aucun cas être limitée aux systèmes fermés qui lui sont assignés dans les conceptions raisonnables. L’immense travail d’abandon, d’écoulement et d’orage qui la constitue pourrait être exprimé en disant qu’elle ne commence qu’avec le déficit de ces systèmes »[6].  Cette agitation inapaisable, cette libération de forces indomptées, n’est-elle pas celle qui déborde du trouble psychique quand la personne n’est plus en mesure d’y mettre de l’ordre et une forme socialement viable ?

L’être humain ou du monde est béant, débordant. Il n’est jamais clos. « Il existe à la base de la vie humaine un principe d’insuffisance »[7] auquel répond l’inachèvement du savoir qui ne pourra jamais totaliser, faire le tour de l’ensemble de ce qui est et du processus indéfini et chaotique de la vie. Le savoir ne pourra donc jamais s’achever comme y prétend une certaine lecture de Hegel et de ses concepts de « fin de l’histoire » et de « savoir absolu » avec qui Bataille dialogue. Il lui oppose le non-savoir absolu. D’abord, c’est par une forme de non-savoir, d’exploration de la face cachée de la lune, que l’on peut accéder au grouillement de la vie. Ensuite, le savoir absolu, qui serait le point de vue de dieu s’il existait, tournerait à vide et deviendrait non-savoir définitif. Tout étant connu, il n’y aurait plus rien à connaître.

Le non-savoir ne vise pas l’inconnu mais l’inconnaissable, l’indéfinissable, l’irreprésentable, « l’informulable en moi »[8]. Une fois atteint (ou abandonné) le savoir absolu, nous ne pouvons plus nous intéresser qu’à cet inconnaissable part maudite qui s’atteint dans le rire, l’extase, l’angoisse, les larmes, l’érotisme, l’ivresse, la poésie, le délire, l’impossible rapport à la mort… Dans toute son œuvre, Bataille s’est passionné pour toutes ces manifestations qui spécifient l’humain, le distinguent aussi bien de l’animal (pulsion) que de l’ordinateur (raison). Ces expériences et le non-savoir auquel elles donnent accès sont une mise en jeu du monde, du sujet, de la relation. Elles offrent une possibilité de contact plus intense avec les êtres et les choses.  « Rire, aimer, même pleurer de rage et de mon impuissance à connaître sont des moyens de connaissance qui ne doivent pas être mis sur le plan de l’intelligence… »[9] Nous pourrions dire que ce sont aussi des modes de rencontre des sujets dont le trouble ne se pose pas sereinement sur le plan de l’intelligence.

Ce n’est ainsi qu’à partir de la suspension des savoirs établis, à travers des expériences dérangeantes ou jouissives qu’on peut accéder à ce non-savoir. Si chez Bataille, il relève d’une quête mystique sans dieu et d’une expérience radicale, à fleur de mort, ses réflexions accompagnent heureusement nos petits non-savoirs quotidiens chaque fois que nous nous éloignons de l’expérience commune, que nous rions, que nous sommes déstabilisés, que nous croisons le trouble.

Le non-savoir nous interpelle de surcroît lorsque Bataille souligne qu’il est gage de communication authentique. Le savoir décompose le réel, isole ses différents éléments, les enferme dans des concepts ou des étiquettes, dissocie le continuum entre les êtres pour mieux l’analyser, interrompt le ruissellement et fige le grouillement de la vie. « Plus loin, ta vie ne se borne pas à cet insaisissable ruissellement intérieur ; elle ruisselle aussi au-dehors et s’ouvre incessamment à ce qui s’écoule ou jaillit vers elle. Le tourbillon durable qui te compose se heurte à des tourbillons semblables avec lesquels il forme une vaste figure animée d’une agitation mesurée. Or vivre signifie pour toi non seulement les flux et les jeux fuyants de lumière qui s’unifient en toi, mais les passages de chaleur ou de lumière d’un être à l’autre, de toi à ton semblable ou de ton semblable à toi »[10].

Deux êtres isolés, définis, clos, achevés ne peuvent pas vraiment communiquer. La communication authentique, intense, passe pour Bataille par des ouvertures, des déchirures, des blessures et des troubles, par où passe le flux de la vie, s’écoule l’orage et se recrée le continuum entre les êtres. « La communication demande un défaut, une « faille » ; elle entre, comme la mort, par un défaut de la cuirasse. Elle demande une coïncidence de deux déchirures, en moi-même, en autrui. »[11] À l’instar de l’hospitalité éthique, cette communication n’a rien de calculé, elle n’est que consumation, dépense gratuite. Elle n’attend pas particulièrement de retour et ne cherche pas la cohérence. Elle est susceptible de mettre en confiance la personne en difficulté psychique dès lors que « pour qui défaille, la cohésion, l’absolu ne font que grandir l’angoisse »[12].

 

Je suis condamné à savoir, du moins ce que je dis [13]

Il n’était pas ici question de vouer aux gémonies le savoir et l’intervention des thérapeutes. Cette excursion du côté de Bataille souhaite soutenir un autre abord du trouble, tout aussi important et davantage à la portée de l’entourage que des sphères professionnelles qui peuvent aussi s’y aventurer. Il ne requiert aucune formation, aucun diplôme acquis, juste une ouverture à l’imprévisible et l’irréductible, en l’autre, en soi-même. L’accueil et l’accompagnement de la personne en difficulté psychique nécessite l’une et l’autre approche. Elles doivent se compléter et se maintenir dans une tension fertile. Tout comme entre savoirs et non savoirs.

Bataille l’avait éprouvé. D’une part, la configuration du grouillement de l’être reste nécessaire pour agir dans le monde car si la vie est instable, c’est la fixité de ses formes qui la rend possible. Les expériences troublantes ou extrêmes ne valent aussi que par l’ordre qu’elles bousculent. S’enfoncer complètement dans la nuit du non-savoir deviendrait aussi aveuglant que le savoir absolu : « l’instabilité constante est plus insipide que la règle la plus dure »[14]. D’autre part, le non-savoir se trouve rattrapé par le savoir du simple fait de vouloir en rendre compte, d’écrire cette analyse. Nous avons besoin d’une forme de savoir pour recueillir et instituer ce qui se joue dans le non-savoir, dans la communication sensible, dans l’hospitalité.

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Série écrite par Mathieu Bietlot - philosophe

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Références

Pour le résumé :

[1] Pour la plupart des gens, le milieu de vie fait référence à l’entourage familial et amical, la sphère du travail et des loisirs, le quartier… Dans le « secteur » de la « santé mentale », il désigne une série de dispositifs socio-sanitaires mis en place pour prendre le relais de l’hôpital psychiatrique, voire s’y substituer, afin d’assurer une prise en charge des personnes en trouble dans leur vie quotidienne : services de santé mentale, maisons de soins psychiatriques, habitations protégées, équipes mobiles, ateliers créatifs ou de réinsertion professionnelle… La psychiatrie démocratique cherche à intégrer ces deux conceptions du milieu de vie, à répartir entre elles l’accompagnement des personnes en difficultés. Bien que ces personnes soient, de nos jours, souvent seules et précarisées, lorsque nous parlons d’entourage dans ce texte, nous pensons à la famille, aux amis, aux voisins, aux compères de bistrot ou de squat, aux commerçants locaux, aux éventuels collègues. La figure emblématique et dominante du professionnel reste le psychiatre dont l’approche et les responsabilités se propagent dans les dispositifs ambulatoires. Nous plaidons pour un fertile tension entre les deux approches ici opposées, dont la psychiatrie démocratique dans le milieu de vie, au deux sens du terme, est le champ. La responsabilité de soigner, de réduire le trouble, passe par des moments d’abandon où il peut se répandre. L’hospitalité à l’égard du trouble ne dispense pas de répondre à la souffrance et à la demande de sa diminution.

[2] Voir notre analyse « De l’éthique individuelle à la pratique collective : la question de l’institution »

 

Pour le texte :

[1] Edmond Jabès, Le Livre de l’Hospitalité, Gallimard, 1991, p. 56.

[2] Quoique des psychiatres et psychologues critiques à l’égard de leur science, de leur profession et des politiques publiques qui les encadrent, n’hésitent pas à introduire la subversion de l’hospitalité comme intrinsèque à leur pratique : « Nous savons que la parole folle va nous entamer. Nous savons que son discours va réveiller en nous notre part de folie. C’est au prix de cette hospitalité inconditionnelle, mot que je reprends à Emmanuel Levinas, que nous pourrons le rencontrer en ses lieux, l’accompagner dans son trajet douloureux. Cette hospitalité inconditionnelle est la condition même de tout travail thérapeutique qui se base sur le transfert. » (Émile Lumbroso, « Ouverture : Accueillir l’étranger » in Patrick Chemla (éd.), Politiques de l’hospitalité, Érès/La Criée, 2014, p. 17).

[3] Edmond Jabès, op. cit., p. 21.

[4] Guillaume le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, Seuil, 2007, p. 108,109.

[5] Georges Bataille, Le Coupable, Gallimard (L’imaginaire), 1961, p. 130.

[6] Georges Bataille, « La notion de dépense » (1933), Œuvres complètes, Tome I, Gallimard, 1970, pp. 318-319.

[7] Georges Bataille, L’expérience intérieure, Gallimard (Tel), 1954, p. 97.

[8] « Position de celui qui ne sait pas ce qu’il y a dans une malle cadenassée qu’il n’a pas la possibilité d’ouvrir. » (Georges Bataille, « Les conséquences du non-savoir », conférence donnée en 1951 et reprise dans Œuvres complètes, Tome VIII, Gallimard, 1976, p. 192) Les psychanalystes pourraient rapprocher cette position de celle du sujet à l’égard de son inconscient.

[9] Le Coupable, op. cit.,  p. 31.

[10] L’expérience intérieure, op. cit., p. 111.

[11] Le Coupable, op. cit.,  p. 50. Bien qu’aux antipodes des débauches batailliennes, Emmanuel Levinas, situe l’origine de son éthique absolue, de l’ouverture première à autrui, également dans cette sensibilité préalable et irréductible à l’intelligible : « la signification propre du sensible, elle doit se décrire en termes de jouissance et de blessure […] L’immédiateté à fleur de peau de la sensibilité – sa vulnérabilité – se trouve comme anesthésiée dans le processus du savoir. » (Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Martinus Nijhoff (poche), 1974, pp. 102, 104)

[12] Le Coupable, op. cit.,  p. 104.

[13] Ibidem., p. 103

[14] Georges Bataille, Sur Nietzsche (annexes), Œuvres complètes, tome VI, Gallimard, p. 1973, 296