Lignes de partage

Lignes de partage

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : Nous avions choisi ce mot de partage au sens d’échange. Nous : le groupe « Tchantchès-Nanèsse ». Différents intervenants en maison médicale ou en service de santé mentale, un usager actif au sein de divers comités, un membre d’une équipe de soutien en santé mentale, et une avocate, qui a été syndic des administrateurs de biens.

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Partage… drôle de mot, en fait. Ambigu. Je ne m’en étais pas aperçu. Partager, ça signifie échanger, distribuer, mais aussi séparer. Comme pour les lignes de partage des eaux, qui divisent un territoire en plusieurs bassins versants. De chaque côté de la ligne, les sources et les eaux de pluies s’écoulent vers des mers différentes. Ça se joue à quelques dizaines de mètres, selon les reliefs. Et ça sinue.

Nous avions choisi ce mot de partage au sens d’échange. Nous : le groupe « Tchantchès-Nanèsse ». Différents intervenants en maison médicale ou en service de santé mentale, un usager actif au sein de divers comités, un membre d’une équipe de soutien en santé mentale, et une avocate, qui a été syndic des administrateurs de biens. Rassemblé.e.s pour concevoir et instituer des pratiques qui nous engagent, tant vis-à-vis de la population que vis-à-vis des partenaires.

A partir de l’analyse de situations critiques dans la pratique d’accompagnement, et de la mise en évidence de nœuds, de moments-clé, de points d’achoppement ou de rebond dans ces situations, le groupe en était arrivé à formuler des questions qui paraissent récurrentes et critiques dans les suivis, et des tentatives de réponses à ces questions. Ces ébauches avaient ensuite été confrontées à de nouvelles situations, en vue de les affiner. Nous étions ainsi parvenus à constituer une grille de lecture qui peut structurer une approche partagée des situations. Qui témoigne d’une culture de l’accompagnement qui est la nôtre.

Nous souhaitions maintenant partager cette grille, au travers de séminaires inspirés des Mises en Réseau Formatives (MRF) du service seconde peau[1]. Un dispositif encore à affiner : Des échanges autour de situations réelles, avec les professionnels étant ou ayant été impliqués, en présence de la personne concernée et d’une assemblée de professionnels de l’accompagnement au sens le plus large, appelés à interagir.

Nous espérons ainsi contribuer à construire une culture commune de l’accompagnement fondée sur la diversité. Et nous avions donné ce nom à notre expérience : « Partage de Récits d’Accompagnement ».

Si on repense aux lignes de partage des eaux, on peut sans doute regretter que les propos se sont tous écoulés vers le même bassin versant. Nous avons suivi la pente naturelle du discours ronronnant des vertus du Réseau. Peut-être est-ce dû aux limites de notre capacité de recrutement. Notre assemblée n’était peut-être pas assez diversifiée pour rendre compte des controverses qui animent pourtant au quotidien la pratique d’accompagnement.

Les reliefs précieux, susceptibles de changer le cours du débat, sont venus, sans surprise, des réactions des deux seules personnes qui n’étaient pas là au titre de « professionnel » : le jeune homme qui avaient accepté que son accompagnement constitue l’objet du récit du jour, et l’usager membre du groupe organisateur, mentionné plus haut.

Toutefois, je retrouve des divergences dans ce que j’appellerais « le récit du récit ». Après coup, à divers moments, en divers lieux, entre divers interlocuteurs, on a pu reparler de cette expérience. Je vous en propose ci-dessous deux retours qui me sont revenus par écrit, de deux points de vue distincts. Leurs réflexions nous emportent chacun vers des océans différents.

 

Compte-rendu 1 : Bref feed-back du partage de récits d’accompagnement

L’évènement sous rubrique a eu lieu le 25/05/2023 et a réuni un grand nombre d’intervenants du réseau. La technique de partage de récits, menée de main de maître par M. Legrève, a permis d’éclairer le parcours d’un usager en présence des intervenants ayant jalonné celui-ci et ayant eu une action significative pour celui-ci. La perspective subjective de chacun participe à une élaboration collective du sens que les actes posés ont pu créer pour l’usager concerné et permet de questionner le réseau d’aide et de soins dans son fonctionnement.

S’agissant d’une première expérience de la technique, l’exercice ne fût pas aisé et les échanges ont permis d’enrichir des réflexions sur un parcours qui aura su conserver dans la sphère privée certains éléments malgré son caractère public. Une observation rapportée est que, malgré un parcours que l’on devine avoir été marqué par des épisodes difficiles et de rupture, la présence d’une fonction médicale a toujours pu être assurée, sans aucune discontinuité. Par ailleurs, les intervenants véritablement significatifs pour l’usager, sortes de référents pour le service fréquenté mais aussi transversal, ont pu faire preuve de la souplesse nécessaire pour assurer la poursuite d’un parcours de rétablissement qui semble avoir pu aboutir de manière satisfaisante pour l’intéressé au moment de la réunion.

 

Écoulements #1

Je reviens sur les lignes de partage des eaux. Le compte-rendu qui précède me fait fortement penser à une espèce de théorie qui circule dans le réseau liégeois, au sens large, depuis longtemps. Une vision des logiques d’accompagnement. Une sorte de modèle.

C’est le tuilage – « accompagnement concerté de l’usager, d’une ressource vers l’autre, favorisant son passage et les échanges sur base de ses besoins et projets, avec un objectif clairement énoncé et dans une continuité temporelle »[2]. L’image évoque aussi un ruissellement, mais dans une structure, un enchaînement de pièces parfaitement ajustées, qui assure l’écoulement des eaux.

Contrairement au contexte hydrographique, avec ses crêtes et ses creux qui dessinent des ligne sinueuses, incertaines, on a, dans le modèle du tuilage, une canalisation de toute situation vers la corniche, la gouttière et, finalement, le réseau d’égouttage de l’insertion dans le monde tel qu’il est. Afin que rien ne déborde.

 

Compte-rendu 2 : Tchantchès et Nanèsse à l’université

“Liège” en lettres géantes trône au-dessus de “université” dans le logo qui marque l’entrée des auditoires. Nous avions été conviés à l’intérieur de l’un de ceux-ci pour un “Partage de récits d’accompagnements.” Les murs sont gris, le plafond rayé de néons. Les fauteuils, gris aussi, font front à la table des intervenants. Nous sommes effectivement dans un auditoire universitaire. Sauf que deux éléments m’interpellent. Nous ne sommes pas des étudiants. Nous avons été invités comme “professionnels de l’accompagnement” liés par un secret sur la divulgation de ce que nous avons entendu. Étrange qualification des “auditeurs” sur laquelle il faudra peut-être revenir.

Deuxième interrogation : dans un auditoire, les professeur.e.s exposent un savoir. Mais ici, est-ce réellement un savoir qui nous a été présenté ? Peut-être que la réponse est positive, mais il faudrait alors tout au moins s’accorder sur la notion de “savoir”.

J’entends par savoir une mise en forme de versions de la réalité. Un savoir, c’est parler et donner à voir. Ces deux formes-là, plus ou moins stabilisées pour être transmissibles : parler pour rendre intelligible et donner à voir pour rendre sensible. Ou de façon plus savante, mais qui exprime bien la force d’un savoir : un régime d’énonciation et un régime de visibilité.

Puisqu’on avait annoncé un “partage de récits”, je m’attendais à être interpellé par le parler. Ma surprise a été d’être confronté à la puissance du voir. Sur un écran gigantesque derrière la table des experts était projetée une ligne du temps qui se complétait au fur et à mesure des prises de parole. Les mots et la chose visible se donnaient la main et se tendaient l’oreille. Le défilement des barres du temps s’accompagnaient du parler des “objectifs”, du “parcours”, de “se projeter”, d’“aller jusqu’au bout” et occasionnellement une grande barre transversale marquait un “arrêt”, une “borne” du temps. La visibilité de la ligne du temps offrait a contrario des ombres, des “lacunes”, nous a-t-on dit mille fois : “Je ne me souviens plus.” Des blancs. Un blanc aussi au-delà du temps permis par une institution : un stop dans le processus, le temps est fini. Ces blancs sont restés des mystères, des flous. Comme dans un bon roman où on aime bien que tout ne soit pas dit d’un personnage ou d’une intrigue. Je pars donc de cet auditoire avec ces blancs, comme si le livre restait ouvert sans avoir eu le temps de l’achever. J’ai aimé ce moment où “le temps est parti en cacahuète”. Le moment de l’absence de récit, parce que le narrateur est dans une bulle. Non pas que les récits du narrateur à lui-même soient interrompu – j’ai même cru comprendre qu’ils prenaient une dimension intense -, mais une interruption du récit à un interlocuteur.

J’aime le terme “régime de visibilité” pour sa double face : il ordonne une visibilité, il est une puissance du voir qui emporte nos vies, ici dans la lumière et les ombres d’une représentation du temps; et – autre face – il régimente, il nous obnubile en nous empêchant de voir ailleurs. Pas une ombre, ni même un noir. Rien ! Un écran total sans à côté. Rare sont alors les auditoires qui se laissent faire. J’ai bondi de soulagement quand une voisine dans l’auditoire nous a interrogé sur l’absence d’institutions culturelles dans ce récit, sur cette absence dans la ville de Liège. Ce “dans la ville de Liège” m’a offert une échappatoire dans ce visible : et si, au lieu de cette ligne du temps, une carte de la ville de Liège avait été projetée ? Paradoxalement – et heureusement ! – les enrégimentements nous poussent à imaginer des chemins de fuite.

Parler. Autre versant d’un savoir. J’ai été comblé par la nouvelle langue, celle propulsant un récit de pilotes, co-pilotes et équipages. Je ne la découvrais pas, mais j’ai pu éprouver à quel point elle ouvre des possibilités. Elle introduit de l’humour dans les passages déchainés : “j’ai jeté l’équipage à tribord”. Elle autorise une formulation nouvelle de controverses.

Le pilote, en tant que personnage d’une histoire, fut éprouvé par la critique. « Je souhaitais manœuvrer tout seul », dit le pilote lui-même, ouvrant ainsi une discussion sur la place accordée aux membres de l’équipage. Une discutante s’est ahurie de la désignation d’un pilote dans un récit d’une telle complexité, déplaçant ainsi le centre narratif et la responsabilité de l’histoire sur un individu particulier. « Très libéral ! », a-t-elle dit.

« Assez aliénant », a dit un autre à propos du co-pilote. « Qui a un co-pilote assistant social dans cette salle ? ». D’emblée le récit se construit en imaginant, non pas un ange gardien imaginaire dont on pourrait facilement se débarrasser, mais une personne susceptible de conduire, voire de se substituer au pilote.

Parler, c’est aussi la violence du dire. Il est un régime d’énonciation, et donc aussi un ordonnancement qui régimente. Le parler, particulièrement quand il est savoir, est toujours aussi un “rappel à l’ordre”.

Presque au milieu des trois heures de récit dans l’auditoire : “C’était des rappels à l’ordre”. “Des appels à tempérer.”

En tant qu’auditeur, je me suis demandé quel savoir m’était transmis ? J’ai toujours peur que la juxtaposition des langues n’amène un bavardage incessant ou un silence d’effroi quand l’une d’elles prend le dessus.

 

Écoulements #2

Ce deuxième compte-rendu met en évidence, entre autres, l’effet que produit le choix du récit chronologique souligné sous la mise en forme d’une ligne du temps, qui, souvent, s’impose d’évidence.

La structuration selon le temps qui s’écoule ( !), qui s’est écoulé, amène une impression d’inéluctabilité (On sait où ça mène ! ), renforce peut-être le sentiment d’impuissance et, surtout, efface les soubresauts, les retours, les surgissements, les arrêts, les rebonds et les vides. Toutes choses qui font la vie.

Il s’agit pourtant de ne pas s’en tenir au chaos. De prendre ensemble la responsabilité de construire un propos à partir d’existences livrées au chaos. De dépasser l’hébétude, le rejet, la violence et l’ignorance.

Il faut qu’il soit possible des dessiner une manière de les raconter chacune pour leur faire place. Mais l’ordonnancement possible ne peut pas être donné d’avance.

Pour avoir beaucoup réfléchi et travaillé à la structuration de cette première séance de partage, je mesure combien il aurait pu être riche – et difficile – et sujet à discussions, d’inventer une trame de partage qui échappe à la logique de l’écoulement du temps, et à toutes les logiques qui écrasent et réduisent. Parce que cette habitude de raconter et de faire raconter chronologiquement et selon des catégories connues d’avance est au cœur des pratiques, bien en amont d’une initiative comme celle-ci.

Il faut pourtant que ce soit possible. C’est une belle gageure pour le groupe Tchantchès-Nanèsse.

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Notes

[1] https://secondepeau.be/presentation-du-service/

[2] Site officiel d’information et de communication du projet Fusion Liège www.psy107liege.be