L’enceinte aux diplomates

L'enceinte aux diplomates

Auteur : Olivier Croufer, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : En ville, un atelier radio m’arrête. En m’entretenant avec son animateur et quelques personnes d’un groupe de travail, j’ai retenu des pétales de son imaginaire et des pépites de sa langue qui me semblaient ouvrir l’actualité de sa présence dans la ville.

Temps de lecture : 15 minutes

Télécharger l'analyse en PDF

En ville, le dimanche, quand j’étais gamin, nous nous poussions emportés par la foule le long des quais de la Meuse occupés par le marché. J’étais tiré par la main dans les jambes et les sacs des grands. Des embouteillages nous bloquaient devant les échoppes les plus populaires et je me glissais à l’avant pour écouter le baratin fabuleux du marchand de bananes qui parvenait à vendre des caisses entières à des badauds qui attendaient le moment de l’incroyable vente à perte. J’aimais aussi me traîner déterminé vers les étals d’animaux dans l’asphyxie du rétrécissement du quai. Cela sentait fort mauvais les chèvres, et les poules criaient quand une main rustre les saisissait. Il y avait aussi des serpents silencieux dans des aquariums en verre.

Si je me perdais, le rendez-vous se situait plus loin, au magasin de disques. Plus loin encore, quand nous avions le courage d’aller jusque-là, le brouillement de la foule s’arrêtait d’un coup avec la fin des échoppes. Le son se coupait et surgissait sur la place l’enceinte fantastique de la prison Saint Léonard. Les murs étaient de briques noircies, percés de meurtrières. Aux coins étaient plantées des tours rondes, crénelées au sommet, où pouvaient se cacher des guetteurs peut-être munis d’arbalètes. La grande porte centrale se dressait devant un pont-levis imaginaire. J’ai le souvenir qu’à l’intérieur étaient enfermés des voleurs. Dans mon imagination d’enfant, cela ne constituait pas une grande menace. Je ne sais même pas si je les qualifiais de « méchants ». Mon papa rendait visite à ces prisonniers qui se voyaient ainsi dotés d’un capital de sympathie soustrait de tout caractère menaçant.

Dans les années 1980, la prison fut détruite et, du coup, l’occasion de poursuivre mes fictions imaginantes de ses habitants. Elle laissa place à une longue esplanade de cailloux sur laquelle s’installait un cirque une fois par an. Tout au fond, au pied de la pente qui monte vers les coteaux de la citadelle, furent exhumés les vestiges d’une autre enceinte. Aujourd’hui, la ville a scellé une plaque à même le sol : « Ici, au XIIIe siècle, une porte dans la muraille donnait accès à la ville de Liège ». C’était la porte Vivegnis qui fut reconstruite à plusieurs reprises au cours des siècles, comme si la porte avait besoin de rester sans cesse à l’ouvrage. Au XVIe siècle, dans la porte demeurait un corps de logis avec un gardien qu’on pouvait peut-être réveiller si on rentrait après la fermeture de nuit. L’historien Philippe Leveau définit l’enceinte comme « une construction entourant un espace habité dont elle défend l’accès à la manière d’une clôture. Est donc essentielle pour la définition du terme l’idée de protection d’une collectivité humaine contre un ennemi.[1] » Étrangement, avec l’enceinte de la ville, les espèces d’espace sont inversées. Les protégés urbains sont maintenant à l’intérieur. Cette inversion des espaces de protection brouille jusqu’aujourd’hui mon expérience de l’enceinte. J’ai du mal à discerner ce qui me fascine dans le pouvoir de l’enceinte. Son pouvoir ostentatoire de conjurer une menace ? Peut-être, plus précisément, son pouvoir à donner forme à des menaces que je n’aurais pas d’emblée perçues, comme si l’enceinte me mettait au travail d’une recherche sur la violence et sur la peur. C’est aussi la porte qui me fascine, le passage de la porte qui m’intrigue et me fait peur, pour entrer à l’intérieur ou m’évader à l’extérieur.

Aujourd’hui, à 200 mètres de la porte Vivegnis, Baptiste Brunello anime un atelier radio derrière la façade d’une maison de brique où est installée l’association Revers. C’est lui qui m’a ramené à la notion d’enceinte. Baptiste Brunello vient de l’univers du sample et des musiques pop régies par des principes de boucles. En arrivant dans la maison-Revers, il a vite vu qu’avec une voix, un synthétiseur, un apport de rythme, une guitare et beaucoup d’ordinateur, on pouvait au cours d’un atelier arriver à trois départs de morceaux qui seront peut-être diffusés sur leur webradio. Un atelier dure 2 h 30. « Un atelier, c’est un collectif, dit-il, bien que j’aime qu’individuellement chacun puisse proposer un duo, une suggestion à un autre parce qu’il a une voix plus grave qui irait bien sur un morceau. Le collectif, ce sont les membres de l’atelier – on est tous là à la même heure – et j’aime aussi penser que c’est l’enceinte, les murs. Le collectif, c’est un petit groupement d’individus, mais c’est aussi une enceinte, ici, au premier étage de la maison. »

Le collectif est une enceinte, dit-il. Celle-ci confine des instruments, une table de mixage, des câbles et des micros. Elle enfante des gestes de production. Et avec la webradio s’est ajoutée l’incertitude sur l’animation. Qui prendra la parole ? Quel style de parole ? « Je ne veux pas que cela devienne la radio des fous », dit Baptiste Brunello. Car, dans le langage de l’institution, les hôtes de Revers sont des personnes « en souffrance mentale[2] ». La dénomination présente une alternative à l’« aliéné » de l’asile ou au « malade mental » de l’hôpital psychiatrique, deux lieux où l’enceinte participe d’un traitement et d’une ségrégation. Mais je suis resté sur ma faim. « Je ne veux pas que cela devienne la radio des fous », mais alors la radio de qui ? Baptiste Brunello ne clôtura pas la réponse à ce « qui ». Il heurta mon empressement qui avait besoin de cette désignation pour saisir ce qui était à l’œuvre dans l’enceinte. Il laissa filer la réponse.  « Je ne voudrais pas que le style de parole soit de la parodie, qu’ils imitent un animateur de RTL. J’essaie de favoriser une authenticité. » Je le sentis encourageant de la parole, stimulant d’un style susceptible d’atténuer les sirènes d’une séduction inauthentique à soi. Évidemment, les propos peuvent dès lors devenir « graveleux », « un peu sexistes », me dit-il. Oui, c’est embêtant, mais c’est peut-être à cet endroit que l’atelier advient dans sa singularité. « Le cadre de la radio permet d’éviter de s’en prendre directement aux personnes en argumentant plutôt sur ce qui, en radio, passerait bien ou non. »

Un jour, un membre a déposé des propos blasphématoires sur une nappe musicale. Alors un autre a demandé que son instrument soit retiré de ce morceau car il ne soutenait pas ces propos. « Cela a donné toute une discussion dans le collectif sur la censure. La radio permet des portes de sortie, des aménagements, à la fois de la mésentente et de la diplomatie. » J’eus soudain le sentiment d’y être. D’être entré dans l’enceinte. Le collectif : une enceinte de diplomatie. J’ai pris le mot « diplomatie » au sérieux, ou plutôt avec la même joie que le surgissement fantastique de la prison-château au bout des quais de Meuse. J’aimais l’apparition d’hôtes diplomates. Le surgissement de paroles dont l’authenticité ne s’effrayait pas d’aller au conflit, car chaque mot se doublait en retour d’un écho diplomatique. Puis, après cet enthousiasme impulsif, j’ai ramé. J’ai buté sur la figure du diplomate, son statut. Celui-ci représente un pays ou une de ses institutions. Or il m’apparaissait que les participant.e.s de l’atelier radio parlaient essentiellement à partir d’eux-mêmes. En leur nom propre. Cette singularisation de la parole dans le collectif était précisément ce qui instaurait la dialectique de la radio.

C’est un anthropologue des froids de Sibérie qui m’a aidé à avancer dans la formulation du dispositif de diplomatie. Mieux, à en présenter deux alternatives. Charles Stépanoff fréquente rigoureusement les peuples d’Asie du Nord. Les chamanes y exercent des activités en partie mystérieuses pour nous puisqu’ils sont capables de voyager en esprit en percevant à la fois un espace visible et un espace virtuel. Parmi  ces peuples, il a distingué deux dispositifs chamaniques : la tente sombre et la tente claire[3]. La tente claire est éclairée par un feu et, à l’intérieur, les participants peuvent dès lors voir les amorces mises en scène par le chamane pour intercéder avec les esprits. Le chamane utilise des masques, des chants liturgiques, des gestes et des paroles héritées des ancêtres dont les participants reconnaissent la signification. « Les séances rituelles mettent au centre de la scène les négociations que l’officiant mène au nom de son groupe chez les esprits pour obtenir nourriture et bonheur. Dans ces contextes, le chamane est un intermédiaire obligé, un diplomate assurant les rapports de la communauté aux subjectivités non humaines[4]. » À l’inverse, dans la tente sombre, les participants ne voient rien. Les amorces ne sont pas visibles, elles sont uniquement sonores : les cris d’un canard ou d’un ours, des voix, le son d’une branche qui craque. Ces sons arrivent de façon assez improvisée et ils ne sont pas d’emblée les éléments d’un récit. Les participants s’efforcent de faire connaissance, d’approcher de quoi il s’agit. « Dans la tente sombre, l’officiant s’éclipse pour permettre une négociation directe, en face-à-face, entre les participants et les esprits animaux des environs. Il intervient alors moins en qualité de diplomate que de traducteur, simple facilitateur d’interactions dyadiques entre chacun et l’invisible. » Ce que les participant.e.s vont apprendre à vivre s’accomplit dans la coopération entre les rêves privés, individuels, que chacun entretient avec des entités non-humaines communes. Ils « apprennent à rêver ensemble[5] » en quelque sorte.

La tente sombre est l’atelier radio. Ce que semble confirmer Baptiste Brunello : « Le rôle de l’animateur est de nourrir cette diplomatie ». Nourrir, donc, et non pas être le diplomate porte-parole. J’ai trouvé chez le politiste Bertrand Badie quelques éclaircissements plantureux. C’est un spécialiste réputé de géopolitique internationale. Il plante dès lors son décor dans un monde contemporain où il est devenu plus difficile de s’accorder sur des arbitres communs : un idéal de paix universelle, la vérité scientifique, des droits humains. La diplomatie est devenue un « art de gérer les séparations[6] ». Elle joue au milieu des différends. Dans des mondes où les référents culturels et normatifs sont disjoints, la diplomatie déplie les malentendus culturels et les « batailles de sens[7] » pour tenter une « fusion des horizons » qui restera « une énigme permanente et potentiellement belligène[8] ».

Ce serait cela l’œuvre intérieure de l’enceinte : des expressions singularisantes – et du coup autant discordantes que sympathisantes – qui s’essaieraient par un travail de diplomatie à une fusion des horizons. Un horizon-énigme, à la limite d’une belligérance vers laquelle on se retiendrait sans cesse de basculer. Est-ce possible ? Souhaitable, cela me semble assez évident, mais possible ? Nous ne sommes plus dans la tente sombre où l’approche des amorces sonores par les abrités pouvait s’accrocher à une cosmologie commune. La fusion des horizons que tente l’atelier radio n’est pas déjà là. Elle se façonne d’une esthétique et d’une dialectique des pouvoirs sautant entre temps de fission et temps de fusion. Elle glisse entre harmonies et dysharmonies, joutes et fugues, départs, boucles et coupures irréconciliables, accordances et discordances, attirances et répulsions, tout cela sur un plan de composition où l’attenant se cherche sans cesse. Difficile travail de diplomatie que l’enceinte chercherait à protéger. Dans mon enthousiasme, je dirais même chercherait à valoriser. Comme la muraille du XIIIe siècle autour de la ville avait « valeur ostentatoire[9] ».  Elle distinguait la ville de la campagne. Elle faisait voir, elle valorisait une différence des habitats, des modes de vie, des pouvoirs. Halte ! Vous arrivez en ville, ses bourgeois, ses corporations, son prince-évêque. Cela me plaît de valoriser l’enceinte aux diplomates comme une coupure ostentatoire qui vient dessiner ou souligner des lignes désirantes qui ne sont pas que les miennes. Comme, enfant, j’imaginais déjà d’autres histoires aux voleurs de la prison-château.

Il reste pour moi un mystère sur la porte. Je voudrais ne pas laisser celui-ci à mes fantasmes d’un pont-levis ou d’un gardien de corps de logis qui organiserait en douce les passages interdits. Si l’enceinte était fermée, je souffrirais. J’espère sans cesse qu’elle laisse échapper. Et j’ai peur, comme d’autres, que dehors l’enfant-diplomate ne survive pas. Je pourrais imaginer le protéger ou que par son enfance il prenne aussi soin de moi. Mais l’enfant-diplomate ne tient pas dans la solitude. Il appelle toujours une enceinte ou une institution.

Découvrir nos récits, analyses conceptuelles et analyses d'oeuvres ?

Découvrir les propositions politiques du Mouvement pour une psychiatrie dans le milieu de vie ?

Notes

[1] Leveau, Philippe. Enceinte, in Encyclopédie Universalis.

[2] La formulation  est celle de la page d’accueil de leur site internet : revers.be

[3] Stépanoff, Charles. Voyager dans l’invisible. Techniques chamaniques de l’imagination, La Découverte, 2019.

[4] Stépanoff, Charles. Une vie sans diplomates est-elle possible ? Otages ambassadeurs et résistances autochtones boréales, in Terrain. Anthropolgie & sciences humaines, n°73, 2020.

[5] Stépanoff, Charles (2019), op. cit., p. 114.

[6] Badie, Bertrand. Nous ne sommes plus seuls au monde. 2016, chapitre 6. Et Pour une approche subjective des relations internationales, Odile Jacob, 2023, p. 22.

[7] Badie, Bertrand (2023), op. cit., p. 125.

[8] Badie Bertrand (2023), op. cit., p. 93.

[9] Leveau, Philippe. Enceinte, in Encyclopédie Universalis.