Se préparer à des gestes d’hospitalité

Intervention au Crésam, le 8 octobre 2018

Auteur : Olivier Croufer, animateur au Centre Franco Basaglia

Avec les lectures de Dominique Hanikenne

Résumé :  Le trouble psychique désarçonne au point qu’on se demande quel imaginaire serait prêt à l’accueillir. L’hospitalité pourrait-elle devenir un univers de référence commun susceptible de préparer certains gestes ?

Temps de lecture : 30 minutes

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Qu’est-ce qui nous a amenés à parler d’hospitalité ?

Pour ceux qui aiment penser à ce qui est juste ou injuste, sain ou malsain, ce qui conduit à de la bonne santé ou non, ce qui amène de la dignité ou de la bassesse…, les repères se trouvent bien plus dans la formulation d’un problème, d’un beau problème, que directement dans les solutions. Et donc pour réfléchir à l’écoute des usagers, plutôt que d’aller trop vite aux solutions, nous préférons d’abord nous insérer dans des Univers de référence, ou des Imaginaires de référence qui vont permettre de déployer les problèmes de la vie quotidienne, mais de telle manière que nous puissions les partager ensemble, et raconter ce qui nous faire vivre en société.

Depuis quelques années, avec des compagnons du Mouvement pour une psychiatrie démocratique, nous nous sommes construit quelques univers de référence pour penser les problèmes que nous rencontrons auprès des personnes qui souffrent de troubles psychiques, puis, dans un deuxième temps, mettre en œuvre des propositions qui découlent de la façon dont nous avons pensé ces problèmes. Aujourd’hui je me limiterai à un seul de ces univers de référence : l’hospitalité, puisqu’il convient très bien pour penser l’écoute de l’usager.

Quand nous construisons des univers de référence, notamment celui autour de l’hospitalité, nous le faisons avec deux perspectives au moins :

  1. Nous souhaitons amener les gens à aborder les problèmes de la vie quotidienne en tâchant de les comprendre, de partager le sens ou le non-sens qu’ils ont aujourd’hui et quelles formes intéressantes, porteuses de vie, ces problèmes pourraient avoir demain. Autrement dit, d’un problème de la vie quotidienne, nous voulions entraîner les gens dans une démarche de recherche. Car c’est bien à cela que nous invite un problème. Un problème commence toujours par quelque chose qui cloche, qui nous déconcerte. Cela est particulièrement vrai en psychiatrie, où nous sommes amenés à être surpris, troublés par ce que vit quelqu’un, mais aussi éventuellement irrités ou agacés. Un univers de référence permet alors au problème de la vie quotidienne de bénéficier d’un imaginaire social pour se déployer, pour se mettre à chercher ensemble – pas directement à donner des solutions, encore moins à trop vite condamner – mais continuer à chercher, en l’occurrence comment rester hospitalier.
  2. Si nous souhaitons chercher ensemble, nous avons besoin d’univers de référence qui parlent à tout le monde. En travaillant en éducation permanente, on prend vite le pli de se tourner vers la société dans son ensemble, autrement il ne serait pas possible d’envisager des processus d’émancipation. Mais cela tient aussi spécifiquement à la situation des personnes avec des troubles psychiques, car dès qu’on s’intéresse quelque peu à leur vie quotidienne, nous nous trouvons rapidement impliqués avec un parent, un ami, un voisin, un propriétaire qui n’est pas payé, un médecin découragé, un policier qui aimerait être bienveillant, etc. Si l’hospitalité est susceptible de devenir un univers de référence commun, c’est que nous pouvons, sérieusement, faire l’hypothèse que la plupart des gens y sont sensibles. Qui n’a jamais cherché à rendre son chez-soi hospitalier ? Mais aussi parce que l’hospitalité ouvre à un imaginaire suffisamment large qui laisse de la place à des variations individuelles ou des variations sociales. Un Univers de référence n’est pas là pour tracer des lignes morales autoritaires, il est là pour ouvrir à des variations possibles sur ce que permet – ou ne permet pas – l’hospitalité, ses dangers, et laisser s’exprimer des paradoxes, voire des tensions qui permettent aux personnes de parler de ce qui a de la valeur pour vivre ensemble.

Alors, commençons à former, puis déployer cet univers de référence. Ça ne peut commencer que par un problème de la vie quotidienne, un événement qui ouvrirait à une démarche de recherche à laquelle plusieurs seraient sensibles. Pour l’hospitalité, cela pourrait commencer comme ceci.

 

[Cet exposé était entrelacé d’extraits du récit Hospitalité tiré de Où s’en va la vie[1]. La lecture était réalisée par Dominique Hanikenne. La lecture de ce texte permet d’entrer dans l’univers sensible de l’hospitalité]

Se préparer

Si nous passons par de l’hospitalité pour tenter de mettre en œuvre quelque chose entre nous, deux discussions vont nous animer. Ces discussions ne doivent pas tout de suite être tranchées. Elles gagnent aussi à rester ouvertes car elles permettent d’entendre et de comprendre une diversité de points de vue sur l’hospitalité.

Une première discussion concerne les lieux. À partir de quels lieux écoute-t-on la personne ? Quels lieux sont à même d’ouvrir à de l’hospitalité ? Un asile ? Un hôpital ? Une maison comme celle de Juliette et de sa maman ? Une ferme comme dans l’enfance d’Évelyne ? Un atelier de djembé, un squat, un service de santé mentale, un commerçant ? La notion d’hospitalité, si nous cherchons à la mettre en œuvre ensemble, invite à discuter à partir de lieux diversifiés. Elle va probablement nous obliger à sans cesse questionner ce que les lieux permettent ou ne permettent pas, ce qu’ils pourraient permettre, pour les uns et les autres, pour nous…

Une deuxième controverse se déploie à partir du moment où nous cherchons à faire hospitalité non pas pour un usager en général, mais pour chaque personne en particulier, et donc aussi pour ces personnes pour lesquelles l’hospitalité peut être compliquée. S’il peut être difficile d’ouvrir la porte à des migrants, c’est qu’ils viennent aussi nous apporter un problème, ils viennent troubler notre culture, ce qui peut se transformer pour certains en heureux événement, mais cela ne va pas de soi pour chacun. Il en est de même avec les troubles psychiques. Le trouble ne concerne pas uniquement la personne qui en est probablement la plus intensément affectée, mais il concerne chaque personne avec laquelle les relations se font. Et cela peut être aussi pour celles-ci particulièrement troublant, dérangeant, voire menaçant. Je ne pense pas spécifiquement à une menace violente, mais une menace envers un mode de vie, un confort moral essentiel à l’intégrité d’une personne. Et lorsque ce trouble est supporté par les entourages, décréter qu’il convient d’être bienveillant ne va pas nous aider.

Pour qu’il y ait de l’hospitalité quand celle-ci ne va pas de soi et c’est le cas, souvent ou parfois, pour les personnes qui souffrent de problèmes psychiatriques, nous avons besoin de construire les raisons de l’hospitalité, au niveau éthique, et aussi vraiment sur le plan affectif.

L’hospitalité commence avec une sensibilité à la vulnérabilité d’autrui. C’est quelque chose qu’ont bien compris ceux qui essaient de travailler à l’accueil des migrants. Il peut y avoir mille raisons d’accueillir chez soi un étranger, mais quand cet accueil entraîne des différends culturels ou un coût social ou personnel, vous ne vous investirez qu’à partir du moment vous vous sentirez une responsabilité devant la vulnérabilité des personnes. Vous ne pouvez quand même pas les laisser seules dans leur triste sort. Culturellement, il devient alors important de raconter, de scénariser cette souffrance, en parlant de la guerre que ces personnes fuient, des drames qu’elles ont subis, de manière à inaugurer une responsabilité d’hospitalité. Les migrants nous renvoient en miroir aux conditions qui rendent possible une hospitalité pour les personnes avec des troubles psychiques. Nous ne prendrons part à de l’hospitalité pour quelqu’un qui apporte un trouble que si nous sommes suffisamment sensibles à leur vulnérabilité, à une souffrance de laquelle ils ne peuvent sortir seuls.

Pour qu’il y ait hospitalité, il faut cette sensibilité, mais aussi être capable de tenir avec cette sensibilité, qu’elle ne s’émousse pas. Tenir car il y a certainement une double manière d’être désarçonné par la souffrance psychiatrique (j’utilise souffrance psychiatrique pour parler de ce qui a rapport à la maladie mentale, mais cela vaut aussi pour les détresses d’origine sociale pour lesquelles on arrive à pas à sortir)

Une première façon d’être humainement bouleversé est qu’il faut parfois tenir dans une certaine impuissance. Parfois la relation ne semble rien pouvoir. Et la tendresse, l’attention, le soin, la compréhension n’allègent parfois que si peu. Les professionnels du soin ont appris tant bien que mal à composer avec cette humilité. Mais pour un parent, un collègue, un copain ou inconnu, il n’est pas facile de supporter dans la durée cette forme d’impuissance, d’autant plus s’ils sont pris dans le paradoxe d’être à la fois sensible à la souffrance d’une personne et en même temps ne pas pouvoir toujours agir pour alléger. La relation devient humainement difficilement tenable. Et même pour des personnes ouvertes à de l’hospitalité, l’occasion de fermer la porte pointera toujours son ombre au coin de la rue.

Il y a un autre versant de la souffrance qui est problématique. Il est, pour chacun, difficile de se reconnaître en dehors des normes communément admises, et pour une part, la souffrance vient de là. Ce que vivent les personnes qui vivent intensément des souffrances psychiques, qu’elles soient plutôt du côté d’une maladie mentale ou plutôt d’origine sociale, vient toujours ouvrir un décalage par rapport aux normes sociales qui règlent… nos façons d’être affectés (elle se répète sans cesse dans la tristesse d’une mélancolie), nos façons  de vivre le monde (elle le délire), nos façons d’être en rythme avec les autres (elle va bien trop lentement pour pouvoir travailler avec elle), etc. Si nous nous plaçons sur le plan de l’hospitalité, ce n’est pas uniquement l’hôte, celui qui est reçu, mais l’hôte, celui qui accueille qui doit se débrouiller et cheminer avec ses normes sociales qui en viennent à être troublées. Il y a de nouveau une position qui est difficilement tenable pour les hôtes, et qu’ils ne peuvent, en tout cas, tenir seuls, car on ne transforme pas les normes, a fortiori quand elles sont sociales, tout seul, mais ensemble. Pour autant qu’il s’agisse de les transformer, certes, mais souvent on est amené à se poser la question.

L’hospitalité ne va donc pas de soi. Elle ne se décrète pas en dictant des consignes morales : sois bienveillant, sois tolérant.. Mais en permettant aux personnes de déplier les problèmes d’hospitalité qui racontent nos hésitations. L’hospitalité demande une préparation pour construire les raisons d’être hospitalier à partir d’une sensibilité à la vulnérabilité des personnes (ce qui est loin d’être acquis pour les personnes psychiatrisées : ils sont, disent certains, lourds, graves, irritants, voire dangereux …). Il est donc fondamental de façonner une sensibilité qui conduit à ouvrir sa porte. Et en même temps, il est indispensable d’amener un support pour ceux qui deviennent hôtes car agir en regard de la souffrance psychiatrique ou d’origine sociale ne va pas de soi. Il y a besoin d’un support pour discuter des lieux d’hospitalité (quels sont ceux qui permettent d’être entendu, mais aussi de protéger, reconnaître la dignité d’une personne). Il y a besoin d’un support pour soutenir les gestes d’hospitalité. Un geste est un mouvement relationnel qui est aussi profondément affectif et qui demande pour qu’il se manifeste d’être sans cesse nourri de ce qui nous rend sensibles à la vie d’autrui. Le geste d’hospitalité a ainsi besoin de mondes (des ateliers, des collectifs, des familles, des entreprises) qui vont nourrir cette sensibilité et permettre un travail critique à l’égard des normes sociales qui les stabilisent.

[Deuxième lecture d’un extrait de Hospitalité, tiré de Mais où s’en va la vie]

Institutions et imaginaire social

À ce point, nous pouvons faire bifurquer politiquement l’hospitalité dans plusieurs directions. Telle que je l’ai présentée, l’hospitalité devient une éthique. Elle invite à conduire sa vie à partir d’une sensibilité à la vulnérabilité d’autrui et à chercher avec chaque personne la façon de lui ouvrir la porte. Une option est de laisser cette éthique à la liberté de chacun. Cela ne peut, de toute façon, qu’être comme ça car une éthique ne s’impose pas d’autorité, elle s’accomplit personnellement.

Mais en même temps, on se rend bien compte que l’accomplissement de l’hospitalité a besoin d’institutions. L’hospitalité nous confronte à des problèmes qui viennent troubler et compliquer tout autant le désir d’hospitalité dans une culture, que le désir singulier de ceux qui, dans cette culture, seraient tout à fait partant pour une telle éthique. Les institutions sont donc utiles à plusieurs titres. Pour rendre sensible, dans notre culture, la vulnérabilité singulière des personnes qui souffrent de maladie mentale ou de troubles psychiques, et alimenter des élans d’hospitalité. Et les institutions sont aussi utiles pour accompagner ceux qui y sont déjà sensibles et déjà dans des gestes d’hospitalité mais qui ne peuvent supporter seuls cette démarche. D’un point de vue politique, c’est-à-dire la manière dont on va organiser les façons de vivre ensemble, ou bien on favorise des institutions qui permettent que les gestes d’hospitalité s’épanouissent, ou bien on peut faire passer le trouble, le dérangement qu’essaie de prendre en compte l’hospitalité vers de tout autres modes de gestion politique, car un trouble peut aussi faire l’objet d’une remise en ordre normative, autoritaire et sécuritaire.

Avec mes compagnons du Mouvement pour une psychiatrie démocratique dans le milieu de vie, nous avons construit 10 propositions institutionnelles. Elles se déclinent autour de quelques univers de référence. Pas uniquement celui de l’hospitalité, mais aussi par exemple « offrir de la reconnaissance » ou « permettre de l’émancipation ». Parmi ces 10 propositions institutionnelles, j’en sors une. Il faut bien commencer par quelque part. Aujourd’hui, une institution est indispensable pour faire vivre de l’hospitalité. C’est le service de santé mentale. Parce que dans la position qu’il occupe actuellement dans le système de soin de santé mentale, il est probablement l’une des institutions les plus à même de permettre un travail commun d’écoute et d’accueil d’une personne troublante, mais aussi, par sa proximité sur un territoire, de permettre que ce travail commun ne se déroule pas qu’en son sein, mais en accompagnant différents lieux où peuvent vivre des gestes d’hospitalité.

Le service de santé mentale est donc sur le bord d’une position stratégique pour déployer de l’hospitalité dans notre société. Sur le bord car ce n’est quand même pas tout à fait prévu comme cela. Ni dans ses missions telles qu’elles s’énoncent dans le décret actuel ou celui qui se prépare. Ni a fortiori dans ses moyens. Faire vivre une institution pour qu’elle mette en œuvre l’imaginaire que nous nous donnons pour vivre ensemble, oblige souvent à changer les normes de ces institutions. À l’occasion de cette semaine de la santé mentale, nous nous lançons à Liège, jeudi, dans la création d’un – encore – nouveau décret en partant d’une réflexion sur ce que pourrait être – imaginons – un service de santé mentale qui se serait porté notamment par cet univers de référence de l’hospitalité. Quels espaces pour de l’hospitalité propose-t-il (collectifs, ateliers…), comment devient-il suffisamment mobile sur un territoire car l’hospitalité n’a pas qu’à exister en son sein, et notamment comment il reste mobile pour des situations de crise et des personnes chroniques… Vous êtes les bienvenus dans ce processus.

Mais cette étape de recherche institutionnelle et pratique est déjà le pas suivant au-delà de ce que nous souhaitions dire maintenant. Ce qui relance le désir d’un changement, ce sont bien ces imaginaires de référence que nous nous donnons pour penser et mettre en œuvre la façon dont nous souhaitons vivre ensemble. Je voudrais exprimer ma gratitude envers les personnes qui souffrent de troubles psychiques pour ce qu’elles nous amènent à reconsidérer ces imaginaires, pour ce qu’elles nous forcent à questionner ce qui à de la valeur pour faire société. C’était pour nous une joie de partager ce désir d’hospitalité avec vous. Merci de nous avoir écoutés.

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