La société juste des libéraux-égalitaires
Auteur : Olivier Croufer, Coordinateur du plaidoyer sociopolitique au Centre Franco Basaglia
Résumé : Troisième analyse d’une série consacrée à expliciter les principes de justice sociale mis en œuvre dans le vivre-ensemble. Les libéraux-égalitaires défendent des libertés de base et introduisent l’idée d’une redistribution des bénéfices à l’égard de ceux qui sont désavantagés. Quelques controverses sont introduites quant aux conditions sous lesquelles une telle redistribution serait légitime.
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Le philosophe américain John Rawls (1921-2002) a consacré son œuvre à énoncer les principes qui permettent de construire une société juste[1]. Pour lui, ces principes de justice se déduisent d’un contrat social. Il appartient à une culture de pensée qui considère qu’une société n’est pas un ordre naturel ou divin mais qu’elle est une construction des individus qui la composent. Ces individus sont engagés les uns vis-à-vis des autres sous la forme d’un contrat qui a été créé par les hommes au cours d’une histoire dont ils sont, individuellement, une infime partie. Quand on précise cette notion de « contrat social », les différences peuvent être importantes entre les penseurs. Nous allons préciser la compréhension qu’en donne John Rawls.
Le contrat social dont parle John Rawls pour déduire les principes de justice n’est pas un contrat réel. C’est un contrat social hypothétique. Il s’est formé à travers une expérience de pensée. Pourquoi John Rawls ne veut-il pas partir d’un contrat réel ? N’est-ce pas mieux de partir des relations concrètes dans lesquelles nous sommes engagés dans notre société, dans notre famille, sur notre lieu de travail, plutôt que de réfléchir un peu abstraitement ?
Les contrats réels m’obligent quand je me sens tenu par deux idéaux : l’autonomie et la réciprocité. Je respecte un contrat car je m’y suis engagé de façon autonome, j’y ai librement pensé et j’y ai consenti. Je signe alors mon bail de location avec mon propriétaire. Par ailleurs, je respecte un contrat sur base d’une réciprocité de bénéfices : je reçois des bénéfices et je donne une contrepartie. Je paie mon loyer et je peux me loger. Locataires et propriétaires ont des avantages. Or pour John Rawls, l’autonomie et la réciprocité au fondement de ces contrats réels sont des idéaux. Dans la réalité, ces idéaux posent d’énormes problèmes. Prenons des exemples dans le domaine de la santé où patients et prestataires de soins (un médecin ou hôpital, par exemple) sont engagés dans des relations que l’on peut qualifier de contractuelles.
L’autonomie tend à être respectée dans une relation entre un patient et un médecin, mais dans la réalité, il existe une asymétrie des informations dont les personnes disposent. Elles ne sont pas égales, les connaissances du médecin sur les maladies sont évidemment nettement plus étendues que celles du patient. La loi sur les droits du patient de 22 août 2002 tient compte de cette asymétrie en obligeant le prestataire de soin à donner l’information qui contribue au consentement du patient. Mais malgré la qualité de l’information donnée, l’autonomie reste liée à d’autres facteurs, notamment la position sociale : le niveau d’éducation qui me permet une analyse plus ou moins critique des informations qui me sont données, la faculté (financière) que j’ai de consulter plusieurs médecins et d’en faire la synthèse. Il existe aussi des cas critiques où l’autonomie est très fragile quand une personne est déficiente mentale par exemple. Dans la réalité, les personnes ne sont pas à égalité quand elles s’engagent dans un contrat. Une partie peut « se faire rouler », comme on le dit communément, et « si elle avait su » (désignant ainsi l’asymétrie d’information), elle ne se serait pas engagée dans la relation contractuelle.
La réciprocité est évidente en santé si on la considère sous l’angle d’un échange entre un patient qui paie un prestataire de soin (en Belgique essentiellement via les cotisations sociales qui contribuent au financement de l’assurance soins de santé) et, en retour, un médecin qui offre des soins. Il existe une réciprocité de bénéfices. Mais dès que les personnes d’un contrat sont situées socialement, il n’est pas difficile de se donner des exemples où la réciprocité devient problématique voire impossible. Si les soins sont payants et que mes revenus sont faibles, je ne pourrai pas entrer dans l’échange de réciprocité, et je ne serai donc pas soigné.
Pour John Rawls, on ne peut fonder une société juste en la laissant fonctionner sur base de contrat réels dans lesquels s’engagent les personnes car dans la réalité celles-ci sont dans des situations inégalitaires qui sont en porte-à-faux avec les idéaux d’autonomie et de réciprocité. Il propose dès lors de construire les principes de justice par une expérience de pensée où tout le monde serait égal au point de départ. On imagine qu’on ne connaît pas la position sociale que l’on occupera dans la société : je ne sais pas si je serai riche ou pauvre, athée ou musulman, malade ou en bonne santé, … Il propose de réfléchir à partir de ce qu’il appelle un « voile d’ignorance » qui nous permet de nous dégager des positions sociales et des rapports de forces inégalitaires qui influencent les contrats réels de notre vie quotidienne.
En réfléchissant de la sorte, apparaîtraient, dit-il, deux principes de justice. 1° Un principe de liberté. Si chacun réfléchit sous un voile d’ignorance, sans connaître la place sociale qu’il occupera et qui peut être très mauvaise, personne ne voudrait que certaines de ses libertés soient bafouées, qu’il ne puisse s’exprimer librement, choisir une religion ou s’associer à d’autres personnes. Sous un voile d’ignorance, on ne remettrait jamais en cause des libertés fondamentales. 2° Un principe de différence. Sous voile d’ignorance, j’accepterais l’existence de différences naturelles ou sociales mais le principe de justice ne serait sauf qu’à la condition que des mécanismes de redistribution, certes générateurs d’inégalités, profitent à ceux qui sont le plus désavantagés. Ceux qui s’inspirent des théories de John Rawls sont ainsi appelés des libéraux-égalitaires car leur conception de la justice est fondée sur une compréhension de la liberté et une redistribution qui rétablit une certaine égalité.
Réfléchissons à ces principes de justice appliqués au système d’assurance de soins santé. Je m’efforce de penser sous un voile d’ignorance. Je ne connais donc pas la position sociale que j’occuperai, il se peut que je sois dans une situation désavantagée, que j’aie très peu de revenus et que mon parcours scolaire se soit interrompu assez tôt. Je ne sais pas non plus quelles maladies je développerai. Supposons aussi que dans cet exercice de pensée, tous les participants soient bien informés des problèmes de santé que l’on rencontre habituellement dans notre société, les conséquences diverses qu’ils peuvent avoir sur les personnes ou les coûts qu’ils peuvent engendrer. Quel serait alors le système de soin de santé que je souhaiterais ?
Principe de liberté. Tout le monde s’accorderait pour dire que les patients doivent pouvoir exercer des choix sur leur santé et les soins possibles. Tout le monde n’a pas la même endurance vis-à-vis de la souffrance, ni les mêmes convictions religieuses, ni la même conception de la mort. Le système devrait permettre des options thérapeutiques différentes et garantir les droits du patient en matière de consentement à tout acte médical.
Principe de différence. Des inégalités se produiront. Elles ne seront justes que si elles permettent une redistribution au bénéfice des moins avantagés. Il y aura des inégalités en termes de revenus (certains seront plus riches que d’autres), mais également en termes de santé (certains seront en meilleure santé que d’autres). Les plus avantagés contribueront au bénéfice des moins avantagés. Plusieurs options de redistributions sont envisageables et combinables. La redistribution peut être monétaire : de l’argent est donné aux moins fortunés, ce qui ouvre de larges marges de liberté formelle puisque j’utilise mon argent aux fins que je me suis choisies. La redistribution peut être en nature : ceux qui ont plus d’argent contribuent plus financièrement pour payer un ensemble de services de santé auxquels tout le monde a droit selon ses besoins. Et ceux qui sont malades utiliseront plus de services de soins que les personnes en bonne santé. Dans les politiques de santé publique, certains parlent ainsi d’équité verticale : ceux qui ont plus contribuent plus ; et d’équité horizontale : ceux qui ont les mêmes besoins reçoivent la même quantité et qualité de soins.
Nous nous sommes interrogés sur le système de soins de santé, mais l’exercice de justice sous un voile d’ignorance doit se concevoir en rapport avec l’ensemble de ce qui fait société. Il nous faudra aussi nous demander quelle ampleur et qualité de distribution nous souhaitons affecter aux soins de santé plutôt qu’à l’enseignement par exemple. L’exercice devient dès lors très complexe.
Trois objections sont formulées à propos des principes de justice de John Rawls.
Objection 1 : Ne dévalorise-t-on pas les incitations ?
Gagner plus peut être un incitant qui conduit à une dynamique positive pour moi-même mais également pour la société. Le principe de différence qui redistribue les bénéfices acquis au profit de ceux qui ont moins ne conduit-il pas à supprimer ces incitants et à niveler la dynamique sociale vers le bas ? Les partisans des principes de justice de John Rawls répondent que non : les incitations ne sont pas supprimées. Si quelqu’un est dans un élan pour gagner plus, qu’il aille dans ce sens. De même si quelqu’un a des avantages de départ, par exemple s’il se trouve en bonne santé ou talentueux, qu’il exploite ses avantages autant qu’il le souhaite. Le principe de différence dit seulement qu’une partie des bénéfices que je retire de mon dynamisme et de conditions sociales avantageuses vont également profiter à d’autres pour couvrir, notamment, les coûts d’éducation ou de soins de santé de ceux qui ont moins d’avantages.
Objection 2 : Qu’en est-il de la « propriété de soi » qui définit ma liberté ?
Cette critique provient des libertariens qui mettent au cœur de la justice sociale la liberté des êtres humains à l’égard de ce dont ils sont propriétaires : leur corps, leurs pensées, mais aussi leurs revenus ou leurs objets. Pour eux, une redistribution suivant le principe de différence est injuste car elle détruit la liberté en tant que « propriété de soi ».
Pour le libertarien Milton Friedman, « la vie est injuste. Il tentant de croire que le gouvernement peut rectifier ce que la nature a engendré. Mais il est également important de reconnaître à quel point nous bénéficions des injustices que nous déplorons[2] ». Si les injustices étaient des données naturelles, peut-être que la seule issue serait de les considérer selon le bon côté de la lorgnette. Mais pour John Rawls, les injustices ne sont pas des faits de nature. La distribution naturelle (par exemple les talents dont je bénéfice d’emblée) et les avantages/désavantages liés aux positions sociales sont, en effet, des données. Mais ce qui est juste ou injuste, c’est la manière dont les institutions de la société s’occupent de ces faits. Si nous réfléchissons à partir de la santé, nous pourrions dire que la force de mon corps, l’alimentation que m’ont donnée mes parents, l’éducation que j’ai reçue sont autant de faits de départ qui influencent ma santé. John Rawls se demande quelles sont les institutions qui corrigent ces faits. Nous évaluerons si une société est juste ou injuste au regard de ces institutions.
Mais les libertariens critiquent précisément ces institutions qui redistribuent au bénéfice des moins avantagés. Elles sont injustes car elles violent la propriété au cœur de leur compréhension de la liberté. John Rawls répond que, lui aussi, soutient la liberté au fondement de la justice. Pour lui, le principe de liberté est même prioritaire par rapport aux autres. Mais il entend la liberté dans une conception plus élargie qui inclut la liberté d’expression, de réunion, de conscience, de pensée, de détenir de la propriété, d’être protégé contre la dépossession arbitraire, … La liberté ne peut se penser qu’en rapport à un ensemble de libertés de base qui fondent la dignité d’être humain et non en regard d’une conception étroite fondée sur la « propriété de soi ».
Objection 3 : Qu’en est-il de l’effort ?
N’est il pas juste de récompenser ceux qui, par leurs efforts, obtiennent des positions sociales avantageuses. Et à l’inverse, ne vaut il pas mieux ne pas encourager par des redistributions de bénéfices ceux qui ont moins mérité ? C’est l’argument du mérite moral. Ceux qui font plus d’efforts méritent plus. Ou formulé à la façon de l’économiste Richard Musgrave : ne risque t’on pas de subventionner les surfers de Malibu[3] ?
Première réponse : ce qu’on désigne comme effort personnel est en réalité très déterminé socialement. Si je grandis dans une famille avec un faible niveau d’éducation, qui appartient à une minorité ethnique peu intégrée dans la société, qui a peu de revenus, non seulement je ne pars pas de la même position, mais je ne bénéficierai pas d’une même dynamique valorisante et mes efforts seront d’autant plus rapidement découragés. Ce que l’on attribue au mérite personnel est en fait largement un mérite lié au contexte social qui nous porte. Si on réfléchit en ce sens, la justice serait de distribuer les avantages de manière à créer des contextes qui permettent de faire valoir les efforts que les personnes souhaitent accomplir[4].
Deuxième réponse : est-ce précisément l’effort personnel qu’il est juste de valoriser ? Prenons l’exemple de deux maçons. L’un se dépense sans compter pour construire un mur mais il ne parvient pas à un résultat pleinement satisfaisant. Le mur menace de s’effondrer. L’autre réalise des murs solides avec beaucoup plus d’aisance. L’architecte choisira de rétribuer le deuxième maçon moins pour des raisons relatives à ses efforts que parce qu’il contribue davantage au plan qu’il a défini. Pour John Rawls, la justice distributive n’a rien à voir avec récompenser l’effort personnel ou le mérite moral. Elle vise à reconnaître les droits qui se forment à partir d’attentes légitimes définies socialement. Le deuxième maçon est rétribué non pas à cause d’un mérite moral mais parce qu’il contribue davantage à la construction de la maison qui est un projet défini socialement par l’architecte et ses partenaires.
L’exercice de justice se porte alors vers la définition collective d’attentes qui vont permettre de rétribuer ou simplement d’ouvrir un droit. Supposons maintenant que nos deux maçons travaillent dans une entreprise d’économie sociale dont l’enjeu est notamment de permettre à des personnes désavantagées de poursuivre une formation. L’attente vis-à-vis des maçons n’est pas uniquement la solidité du mur construit, mais également l’évolution dans leurs apprentissages. Le maçon qui a construit un mur vacillant mais dont la qualité est néanmoins meilleure que celle des réalisations antérieures sera rémunéré car il répond aux attentes d’apprentissage définie socialement par l’entreprise d’économie sociale.
L’approche libérale-égalitaire, telle celle de John Rawls, introduit comme principe de justice sociale l’idée d’une redistribution des avantages et des bénéfices. Elle ouvre, en même temps, de vastes controverses quant aux conditions sous lesquelles de telles redistributions sont légitimes : compenser des désavantages naturels, corriger des contextes sociaux défavorables, récompenser la contribution à des attentes définies socialement ?
Références
[1] Cette analyse est la troisième d’une série consacrée à la justice sociale. Deux ouvrages de synthèse nous ont largement inspirés pour la rédaction de ces analyses ; ils constituent par ailleurs une bonne introduction aux théories de justice sociale : Arnsperger C., Van Parijs P., Éthique économique et sociale, Paris, La Découverte, 2003. Sandel M., Justice. What’s the right thing to do ?, New York, Farar, Straus and Giroux, 2010. Le cours que Michaël Sandel donne à Harvard sur la justice sociale est disponible en vidéo sur internet à justiceharvard.org En anglais, mais vraiment interactif et accessible.
[2] Cité par Sandel M., op. cit., p. 165.
[3] Cité par Arnsperger C., op. cit., p. 70.
[4] C’est la voie empruntée par Amartya Sen et Martha Nussbaum quand ils développent le concept de capabilité (voir l’analyse 4 de cette série : Une société juste avec des libertés d’accomplissement pour chacun)