La liberté d’accomplissement

Biopolitique et dispositifs d’insertion

Auteur : Emeline Deroo, philosophe et animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé : La liberté et le bonheur font souvent l’objet d’une confusion où le bonheur constituerait le fin mot de la liberté. Or, à la différence du bonheur, la liberté n’est pas une affaire individuelle, elle suppose une responsabilité vis-à-vis de l’autre – une obligation de lui répondre, c’est-à-dire de répondre de nos actes. Or, si l’on accepte cette distinction, comment envisager ce choix – liberté ou bonheur – lorsque l’on souffre psychiquement ? La question est-elle adéquatement posée en ces termes ?

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La liberté d’accomplissement : recherche du sens ou quête d’un bonheur sécuritaire ?

A quoi bon être libre si ce n’est pas pour être heureux ? Certains pourraient, par facilité peut-être, s’en tenir à cette idée. Mais de quelle liberté s’agit-il alors ? Et de quel bonheur parle-t-on ? Si des milliers de pages ont été écrites sur la liberté, des milliers restent encore à écrire. Je prendrai comme point de départ de cette analyse la nécessité de garder les pieds sur terre plutôt que de considérer d’emblée la liberté comme un absolu, aussi souhaitable soit-il.

Qu’est-ce qui fait, concrètement, que nous sommes libres (ou pas) ? La liberté serait-elle une utopie, un vœu pieux, eu égard à toutes les déterminations et les contraintes qui nous accablent ? Dany-Robert Dufour tempère l’idée qu’il puisse y avoir une liberté en soi et avance qu’il y plutôt « des libérations »1. Mais comment alors nous libérer ? De quoi se libérer ? Par où commencer pour que chacun (re)trouve un peu de puissance d’agir dans son existence ?

Amartya Sen donne des éléments de réponse à ces questions. Economiste de formation et philosophe d’inspiration, il a cherché sans relâche à pointer les limites des théories classiques du développement en montrant notamment la dimension centrale et non quantifiable de la liberté. Penseur pragmatique plutôt que métaphysicien, il considère la liberté comme étant fondamentalement une affaire d’évaluation. L’évaluation porte sur ma situation, le paysage dans lequel je chemine et que je n’ai pas forcément choisi mais que je dois accepter ou m’efforcer de transformer. Évaluer la liberté reviendrait alors à l’évaluer en termes de capacités ou capabilités (capabilities) que chaque individu a la possibilité de déployer réellement. Ces capacités sont les moyens que j’ai à ma portée pour imaginer mais aussi, et surtout, réaliser une vie digne d’être vécue. Cela suppose au moins trois choses :

  1. La liberté comme ensemble de capacités ne se calcule pas en « plus » et en « moins ». Les capacités ne sont pas quantifiables et comparables entre elles suivant des valeurs numériques. Amartya Sen souligne par là une aporie à laquelle conduit fréquemment la vision économique de la réalité qui alimente l’illusion qu’il est non seulement possible mais aussi souhaitable de « réduire à une mesure homogène tout ce que nous avons des raisons de valoriser ». Une approche « comptable » de la liberté est illusoire.

  1. La liberté pensée par Sen n’est pas conditionnée de manière fondamentale par le critère des ressources matérielles. Par exemple, une personne en chaise roulante ou en très mauvaise santé ne peut pas être considérée comme privilégiée par le seul fait qu’elle détient un compte en banque bien garni. Certes, sa situation financière lui permettra sans doute de vivre plus confortablement mais ne lui garantira pas nécessairement une vie libre, c’est-à-dire jugée signifiante et satisfaisante. Sen le résume ainsi : « Regarder uniquement les moyens d’existence ou observer directement les vies que les gens parviennent à mener constitue une vraie différence »2.

  1. La liberté ne dépend pas non plus uniquement d’un accomplissement personnel. L’homme libre peut très bien embrasser une cause qui ne rencontre pas directement ses intérêts propres ou qui ne satisfait pas son désir d’être heureux. La liberté et la capacité d’agir ne doivent pas être vues uniquement à travers le prisme de l’utilité, du résultat ou du bonheur qu’elle m’apporte. Ce qui compte vraiment pour Sen, c’est plutôt la liberté dans le processus de choix qui a amené à ce résultat (mais qui aurait pu conduire à un autre), la liberté d’accomplir des choix et de les valoriser. En somme, Sen reproche aux utilitaristes de défendre une conception trop fonctionnelle de la liberté, c’est-à-dire de ne l’envisager qu’au travers de l’utilité qui doit en résulter. En cela, l’approche de la liberté par les capacités (défendue par Sen) vise une conception moins étroite de la liberté et s’oppose à un conséquentialisme (selon lequel une situation est jugée en fonction de ses conséquences). Les capacités reflètent alors non seulement une liberté accomplie mais ouvrent également à un horizon de sens. Ces réflexions conduisent à la conséquence suivante : liberté et bonheur, que l’opinion commune associe presque systématiquement, ne vont pas nécessairement de pair. L’extension du champ des capacités (et donc de la liberté d’action) ne constitue pas un accroissement automatique du bonheur. Les capacités impliquent une responsabilité, ce qui n’est pas le cas du bonheur3. Contrairement à ce dernier, la liberté implique un appel, un devoir vis-à-vis d’autrui, devoir qui consiste non seulement à écouter ce que les autres ont à dire, mais aussi à leur répondre. Si l’on suit Sen jusqu’au bout, on doit admettre que la liberté n’est pas une pratique solitaire mais naît de la relation à autrui et dans l’histoire qui s’y écrit.

Les deux thèmes, liberté et bonheur, font souvent l’objet d’une confusion où le bonheur constituerait le fin mot de la liberté : « si important soit-il, le bonheur ne peut être notre unique valeur, ni la seule mesure de ce que nous valorisons »4. Ceci dit, il peut être un indicateur : « puisqu’il est régulièrement lié à nos succès et à nos échecs dans la vie, même s’il n’est pas tout ce que nous cherchons ou avons des motifs de chercher »5.

Cette confusion est difficile à débusquer dans la mesure où le bonheur est devenu aujourd’hui un impératif or, si l’on en croit Pascal Bruckner, il conviendrait de ne pas trop vite y succomber. Et pour cause : puisqu’il échappe à toute objectivation, il ne peut servir de socle à une morale, ni à une politique : « Soyez heureux ! Sous son air aimable, y a-t-il injonction plus paradoxale, plus terrible ? »6. Le bonheur semble désormais moins de l’ordre du droit que du devoir, « cette idéologie propre à la 2e moitié du 20e siècle et qui pousse à tout évaluer sous l’angle du plaisir et du désagrément, cette assignation à l’euphorie qui rejette dans la honte ou le malaise ceux qui n’y souscrivent pas »7. Tout se passe comme si, bien souvent, on troquait volontiers notre liberté contre notre bonheur, mais un bonheur fade, c’est-à-dire qui se réduit au masque de la sécurité. Pour Roland Gori, « (…) la liberté est moins désirée que ce que l’on pense » car elle est « tout autant redoutée, et que la peur qu’elle mobilise participe à la servitude volontaire »8. La servitude volontaire, concept forgé par La Boétie au milieu du 16e siècle, désigne cette tendance – indéfiniment actuelle – de l’homme à produire sa propre soumission, à être acteur de sa propre aliénation, par peur de la liberté. Or, la liberté ne suppose-t-elle pas, comme l’écrivait Kant lorsqu’il énonçait ce passage de l’être humain à la majorité9, de se déprendre de cette dépendance rassurante qui nous maintient dans la minorité et nous confisque la responsabilité de nos actions ? S’émanciper, ce n’est pas fantasmer l’autonomie absolue – celle dont se vante le self made man –, mais prendre conscience des relations qui nous soutiennent dans l’existence. S’émanciper, c’est faire le deuil d’une sécurité aussi confortable qu’entravante, ce qui relève dans notre société contemporaine d’une forme de sacrifice difficilement supportable. R.Gori l’a bien noté, lorsqu’il écrit que, « la liberté devient un luxe incompatible avec l’exigence de sécurité »10.

Mais pour devenir libre, il faut d’abord le vouloir. Ce désir de liberté ne peut faire l’économie de notre lien aux autres et de la confiance que l’on doit y cultiver, afin de se libérer de cette peur panique de l’insécurité qui participe à l’inflation de dispositifs de sécurité et de surveillance toujours plus vastes et plus intrusifs. Déployer le concept de liberté comme ensemble de capacités pour imaginer et réaliser une vie pleinement humaine ne peut se faire sur le plan étroit des individualités, mais mobilise nécessairement une responsabilité collective en même temps qu’une volonté politique : « En ce sens, la société devrait pouvoir tout autant protéger les plus fragiles que de les « rendre capables »11.

Comment envisager ce choix – liberté ou bonheur ? – lorsque l’on souffre psychiquement ? La question est-elle adéquatement posée en ces termes ? D’un côté, vivre heureux quand on souffre paraît utopique. De l’autre, se donner les moyens de vivre libre n’est pas toujours, voire très rarement, une option possible. Comment alors garantir aux personnes dont la fragilité est plus grande cette sécurité suffisante pour que leur liberté d’accomplissement prenne un sens réel ? Le sociologue Alain Ehrenberg12 plaide pour une « politique de l’autonomie », dans la lignée de Sen, c’est-à-dire « qui en appelle aux capacités d’agir dans le cadre de l’autonomie-condition, de sorte qu’elle ne soit pas exclusivement subie. (…), je plaide donc pour une politique de l’autonomie, c’est-à-dire une politique centrée justement sur la capacité d’agir des personnes, et plus particulièrement sur celle des couches sociales qui subissent les inégalités. Le débat n’est pas : ou la protection ou l’opportunité, mais l’intégration des deux modèles en France. Ce qui suppose une réflexion sur leurs limites réciproques »13. On sent bien aujourd’hui que la question reste irrésolue pour bon nombre d’entre nous, d’autant plus dans le champ de l’intervention sociale. Dans la situation des personnes qui ont une souffrance psychique, doit-on assumer le risque inhérent à tout mouvement de libération ? A-t-on la responsabilité de protéger un éventuel petit bonheur routinier, au nom de la fragilité ? Les deux mouvements ne répondent pas aux mêmes exigences. Pourtant, l’un ne doit pas être nié au profit de l’autre car ils disent tous les deux quelque chose de notre humaine condition : l’aspiration vers des idéaux qui nous précèdent et nous dépassent. L’un et l’autre peuvent être désirés, mais ils ne doivent pas être confondus, au risque de reproduire toujours plus aveuglément le schéma de la servitude volontaire.

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Références

1 Lire notamment l’article paru dans Le Monde Diplomatique de février 2001 : Les désarrois de l’individu-sujet.

2 SEN Amartya, L’idée de justice, Flammarion, 2010, p. 279.

3 Ibid., p. 329.

4 Ibid., p. 335.

5 Idem.

6 BRUCKNER Pascal, L’Euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur, Editions Grasset, 2000, p. 14.

7 Idem, p. 17.

8 GORI Roland, Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? Les liens qui libèrent, 2013, p. 167.

9 Nous devons à Kant l’idée de l’autonomie comme transition d’un état de minorité où l’homme est dépendant, à un état de majorité, où il s’affranchit de cette dépendance pour forger ses propres lois.

10 Ibid., p. 172.

11 EHRENBERG Alain, Pour une politique de l’autonomie, Entretien avec Xavier Baron et Clotilde de Gastines, 31/01/2011.

12 Voir la controverse qui l’oppose à Robert Castel : Robert Castel , « L’autonomie, aspiration ou condition ? », La Vie des idées , 26 mars 2010. ISSN : 2105-3030.

13 Voir l’article de Alain Ehrenberg, « Faire société à travers l’autonomie », Recherche et formation[Online], 76 | 2014, Online since 19 November 2014.