Désirs et tensions entre économique, sanitaire et insertion

Désirs et tensions entre économique, sanitaire et insertion

Auteur : Gaetane Gillot,  Agent d’insertion à Article 23 asbl

Résumé :  La sphère professionnelle entre dans une aire plus mobile : les individus semblent enclins à changer régulièrement de fonctions, de postes ou d’employeurs permettant d’accumuler un maximum de compétences afin de rester compétitif. Les structures d’aide et d’insertion voient, par ce phénomène, leurs perspectives de travail complexifiées. Comment travailler la stabilité dans un climat de plus en plus instable et compétitif, avec un public fragilisé par des parcours institutionnels importants, des carences diverses et persistantes ?

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“Je ne sais pas encore où je me fixerai : chacun me tiraille de son côté; et quand je prends une résolution, tous conspirent à m’en faire changer.”
(Jean-Jacques Rousseau, Correspondance à Du Peyrou, le 2 mars 1766)

Au carrefour des Pouvoirs publics, des désirs, des entreprises, …

Depuis plusieurs années, la sphère professionnelle entre dans une aire plus mobile : les individus semblent enclins à changer régulièrement de fonctions, de postes ou d’employeurs avec comme avantages pour les plus privilégiés (postes à responsabilités,…) un gain d’argent, une expérience variée,… L’idée n’est donc plus de s’ancrer dans une organisation mais d’accumuler un maximum de compétences qui permettront dans l’avenir de rester compétitif. On multiplie les activités de travail, on se forme en continu dans le but de voir sa carrière évoluer. La société avance vers des modèles alternatifs où la multiplication des statuts devient norme : travailleurs en interruption de carrière mais occupés par diverses activités (études,…), travailleurs actifs à la recherche d’un emploi plus attractif, demandeurs d’emploi occupés par diverses activités : bénévolat, formations,… La stabilité professionnelle que l’on a pu connaître n’est plus. Pire, certains l’apparente à un manque d’ambition, forcément peu valorisée dans la sphère emploi.

Les emplois précaires (emplois à durée déterminée, travail insuffisamment rémunéré,…), loin de pouvoir prétendre aux bénéfices précités en terme d’évolution professionnelle, semblent encore davantage pénalisés par cette tendance de « l’inconstance » : peu de possibilités de promotion, maintien des mauvaises conditions de travail, difficultés à envisager sereinement l’avenir,… Ces travailleurs sont ainsi parfois apparentés à des « objets consommables » : on les utilise puis les remplace.

Les structures d’aide et d’insertion voient, par ce phénomène, leurs perspectives de travail complexifiées. Comment travailler la stabilité dans un climat de plus en plus instable et compétitif, avec un public fragilisé par des parcours institutionnels importants, des carences diverses et persistantes ? Par ailleurs, ces structures sont tiraillées entre, d’une part, les attentes des instances subsidiantes qui demandent d’atteindre un certain degré de réussite en terme de remise à l’emploi, et d’autre part, leur pratique quotidienne qui tend plutôt à valoriser la situation globale de l’individu, ce qui implique une prise en charge bien plus complexe.

Les tiraillements, voire l’incohérence, sont encore renforcés, lorsque l’on constate que la manière d’envisager l’accompagnement social et professionnel qui se veut soutenant et valorisant, est souvent en contradiction avec ce que la société actuelle propose comme modèles et outils pour régler la question de l’inactivité professionnelle. Comme le souligne un dossier de La revue nouvelle consacré aux politiques d’insertion professionnelle, les Pouvoirs publics, par la mise en place de plans d’accompagnement des demandeurs d’emploi de plus en plus sanctionnant, génèrent souvent un sentiment de menace, de honte et de culpabilité chez les chômeurs ou plus largement, le demandeur d‘emploi. « Si dans un premier temps ces mesures peuvent motiver le chômeur à quitter sa situation de non emploi et s’intéresser à la sphère emploi, très vite, le contrôle absorbe l’aide et fragilise encore davantage les individus. » [1]. Lorsque l’on se sent « contraint de » il semble difficile d’envisager un quelconque épanouissement ou prise d’autonomie. Si en plus les « résultats » tardent et que l’on craint la « sanction » on peut imaginer le désarroi dans lequel le demandeur d’emploi se trouve. Si certains développent une attitude plus agressive de résistance au système (refus d’entamer des recherches, …), la plupart sont encore davantage freinés dans leurs démarches par une réelle angoisse qui les empêche d’avancer sereinement.

Il est important de souligner que la plupart des personnes en marge de la société depuis plusieurs années (difficulté de logement, pertes de repères familiaux, non-emploi, …) n’envisagent absolument pas quelles sont leurs possibilités d’évolution dans un environnement qu’elles perçoivent comme étant en totale inadéquation avec leurs propres désirs et/ou  moyens personnels. Elles développent dès lors, une vision du monde du travail inaccessible. Ne serait-il pas intéressant d’envisager l’insertion professionnelle non pas sur base d’un objectif ultime qui serait l’emploi, mais plutôt en incluant des étapes intermédiaires dans un processus de reconstruction personnelle et professionnelle. Objectifs liés au bien-être, à l’intégration dans la vie sociale,…

La tâche des travailleurs d’insertion se complexifie davantage lorsque ce professionnel évolue à l’intersection de plusieurs secteurs d’activité : le champs de l’insertion professionnelle et le domaine de la santé. Sans s’opposer, les attentes diffèrent en fonction du partenariat établi. Les instances chargées de la question de l’emploi parlent d’utilité sociale, d’intégration et se laissent convaincre par des résultats chiffrés. Les professionnels de la santé envisagent, quant à eux, l’action en terme de soins au risque parfois de trop vouloir la médicaliser. Lorsqu’il n’est pas question d’opposer les pratiques, le challenge est donc bien de les faire cohabiter autour d’objectifs communs. Dans cette relation, il est légitime de se demander comment le travailleur de l’insertion doit se positionner sachant qu’il sera dans l’impossibilité de répondre parfaitement aux attentes de chacun ?

 

Des dispositifs qui font vivre le tiraillement

Le décloisonnement des pratiques est l’une des solutions à envisager. On ne se réfère plus à une seule expertise mais on joint les avis et analyses des professionnels issus de différents champs d’action.

Des dispositifs agissent déjà dans ce sens. Je travaille à Article 23 asbl, un dispositif local d’insertion par le travail dont les stagiaires sont des personnes qui ont une histoire en rapport à la santé mentale. La structure a pour but de soutenir la vie de ces personnes dans la communauté et de favoriser les possibilités de participation sociale et citoyenne en utilisant pour cela l’outil « travail. » Via des ateliers socioprofessionnels qui fonctionnent comme de petites entreprises (horeca, bâtiment et infographie), cette structure propose ainsi un modèle alternatif de suivi et d’accompagnement à cheval entre le professionnel et le thérapeutique. Il tient ainsi compte, d’une part, du parcours personnel des intéressés et d’autre part, des réalités, attentes et demandes du monde du travail et de l’entreprise.

Les travailleurs d’Article 23 partent du postulat que, l’analyse qui permettra d’enrichir le suivi peut émaner aussi bien de travailleurs de la santé que de professionnels de l’entreprise formés à des métiers plus techniques. Sur base de ce que ces derniers vont vivre en atelier avec les stagiaires, ils vont pouvoir enrichir le processus de soin et la manière dont l’équipe psycho-sociale va appréhender leur accompagnement : comportement, relations et réactions dans le groupe, gestion du quotidien, du stress lié au travail,… En retour, l’équipe psycho-sociale va, elle aussi, éclairer les responsables d’ateliers socioprofessionnels sur des aspects liés à la situation du stagiaire grâce à un processus de concertation dans lequel celui-ci est impliqué : une difficulté rencontrée peut-elle être liée au traitement, au parcours de la personne ? Comment a-t-on par le passé travaillé cet aspect ? etc.

Cet échange de savoirs implique ainsi tant le monde de la santé que celui de l’emploi. Il demande par conséquent un travail constant de sensibilisation aux pratiques et aux attentes de chacun. Cela s’apparente même parfois à une traduction de l’information. On entend par là traduction des mots, du jargon,…mais également du ressenti et émotions vécus par chacun.

La concertation et le travail en réseau priment pour que ce partenariat, cette mise en forme du tiraillement, fonctionne. Définir au préalable dans quelle direction on désire s’orienter et faire le nécessaire pour que le sens premier de cette action perdure (rencontre fréquente entre les acteurs concernés, redéfinition des objectifs, écoute et respect des opinions de chacun,…) permet une certaine cohésion. Un manque de fluidité dans la transmission des informations pourrait en effet rendre l’accompagnement moins pertinent et engendrer des incompréhensions.

 

En guise de recherche à poursuivre

Les tiraillements subsistent malgré les dispositifs qui décloisonnent, malgré l’organisation de concertation, malgré la gestion des tensions qui naissent de finalités différentes entre les mondes de l’entreprise, de l’insertion ou de la santé. Au sein de relations qui croisent un nombre important d’intervenants, qui de surcroit proviennent d’horizons divers, on est plus particulièrement en droit de se poser la question du rôle de l’usager sur son suivi. Il n’est pas rare de constater une perte de pouvoir de celui-ci sur sa vie, sur ses envies.

Au niveau des professionnels, une humilité nouvelle devrait pouvoir être mise en œuvre. Elle viserait à repositionner son expertise dans un ensemble où elle n’a plus qu’une valeur relative. Peut-être s’agit-il aussi de se repositionner, soi-même, en tant que n’étant plus seul détenteur de vérités. On deviendrait un acteur, parmi d’autres, d’une réalité qui donne de la place au point de vue du stagiaire et qui accorde de l’importance à la façon dont il fait l’expérience de cette réalité.

Par ailleurs, réguler les tensions qui se concentrent sur une structure ou un métier de l’insertion échappe en partie aux professionnels. Ceux-ci ne peuvent influencer qu’à leur mesure les politiques des Pouvoirs publics ou les exigences des entreprises. Pourtant, la rencontre quotidienne des personnes dans un « dispositif d’insertion » rappelle sans cesse que leurs désirs et leurs attentes vont dans des sens parfois différents des finalités sociales que doivent assumer certaines structures. Les tiraillements et les hésitations subsistent quant à la façon de donner vie à ces désirs. Ces intérêts contradictoires nous invitent à débattre du sens que l’on donne à l’action de « réinsérer » des individus dans la société.

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Références

[1] La Revue Nouvelle, Les politiques d’insertion professionnelle, janvier 2009.