Différentes visions du rétablissement et conséquences politiques
Auteur : Marie Absil, Philosophe, animatrice au Centre Franco Basaglia
Résumé : Les termes utilisés en santé mentale sont porteurs de connotations négatives qui stigmatisent les personnes qu’ils décrivent. C’est pourquoi nous réfléchissons à un vocabulaire plus respectueux. Dans cette analyse, nous travaillons le concept de « rétablissement », tant au niveau de sa définition qu’à celui de sa connotation. Nous examinons également les conséquences politiques des définitions qui sont construites du dehors par rapport à celles qui sont portées par ceux qui en sont l’objet.
Temps de lecture : 15 minutes
Dans la première analyse du sujet « Savoirs en controverse » de l’année 2013, nous avons examiné l’importance des questions de sémantique[1]. En effet, les mots employés pour décrire le monde participent également à sa construction ainsi qu’aux représentations que nous pouvons avoir du social. Puis, dans les deux analyses suivantes, nous avons fait une critique, tant du point-de-vue des professionnels[2] que des usagers[3], des termes (Revalidation /Réadaptation /Rééducation /Réhabilitation) employés ordinairement dans le domaine de la santé mentale.
Les discours des professionnels et des usagers se rejoignent dans leurs conclusions. Les termes utilisés actuellement en santé mentale sont porteurs de connotations négatives qui ont tendance à stigmatiser les personnes qu’ils décrivent. Ils donnent à voir des individus responsables de leur mal-être et de l’effort à fournir pour leur adaptation au monde et/ou leur guérison.
C’est pourquoi nous sommes en recherche de nouvelles manières d’appeler les choses. Dans cette analyse, nous allons essayer de faire jouer notre imaginaire au niveau social afin découvrir des mots nouveaux pour traduire et instituer d’autres modèles de soins plus positifs et émancipateurs pour les usagers.
Le terme que nous allons étudier dans cette analyse n’est pas nouveau, il s’agit du concept de « rétablissement ». Ce qui peut être nouveau par contre, c’est la manière de travailler ce concept, aussi bien au niveau de sa définition qu’au niveau de sa connotation.
Trois visions du rétablissement
Actuellement deux visions du rétablissement coexistent dans le monde de la santé. La première est issue de la médecine somatique et met l’accent sur la disparition des symptômes. Cette définition est tout à fait correcte et légitime dans le cadre de la médecine somatique, il n’y a donc aucune raison de la modifier. On peut la schématiser comme suit : maladie => traitement => rétablissement.
Elle pose problème par contre, quand elle est appliquée sans aucune adaptation à la santé mentale. En effet, quand ce schéma de rétablissement est appliqué au domaine psychique il a comme but ultime l’absence de psychopathologie. Ce faisant, on assimile un peu vite le rétablissement à la guérison. L’accent est alors mis sur l’évolution du trouble mental qui est évalué à l’aide d’indicateurs, comme c’est le cas pour les troubles fonctionnels ou symptomatiques. Or, la guérison requiert une disparition totale des symptômes pour être effective, ce qui n’est pas toujours le cas dans les situations de maladie mentale.
La deuxième vision du rétablissement tient compte de cet écueil et est centrée sur les évolutions positives que vit la personne, c’est-à-dire qu’un état de rémission partiel des symptômes est suffisant pour conclure au rétablissement. De plus, les interventions de soutien à la personne dans la réappropriation de ses fonctions altérées auront lieu sur deux axes : l’axe de la psychopathologie et l’axe psychosocial. En effet, il ne suffit pas que le patient s’efforce de récupérer des fonctions altérées par la maladie, il faut aussi qu’il recouvre une certaine autonomie dans la société. C’est pourquoi, un soutien est apporté à la personne dans la restauration de ses fonctions psychosociales. De plus, le rôle soutenant ou non de l’environnement est pris en compte par des interventions dans le milieu de vie afin de rendre celui-ci accessible (politique en matière de logement, d’emploi…).
Cette vision du rétablissement est formulée ainsi par le Conseil National des Etablissements Hospitaliers : « Un des objectifs formulés explicitement par les équipements de santé mentale est de permettre aux patients d’acquérir une certaine autonomie dans la société. Cet objectif suppose une nouvelle vision quant à la notion de « guérison ». Le terme plus large, à savoir le rétablissement » est communément utilisé et fait référence aux efforts conjoints des intervenants et des patients, non seulement pour garder les symptômes sous contrôle, mais également pour permettre de mener une existence à part entière en tant que citoyen, et ce malgré le trouble psychiatrique. »[4]
Dans cette vision, un élément problématique et sujet à controverses demeure. En effet, le critère de rétablissement retenu ici n’est plus la guérison mais le retour à des rôles normaux. Les usagers sont très critiques par rapport à ce critère qu’ils jugent trop normatif. Ils préfèrent souvent, comme nous allons le voir, valoriser un épanouissement dans la performance de rôles (quels qu’ils soient, même à inventer), plutôt que d’être tenus de performer dans des cadres normés par la société (être un bon citoyen, un bon travailleur…de manière « classique »). Le problème ici n’étant pas de devoir endosser des rôles sociaux (ce qui est généralement très positif pour une personne) mais bien que ces rôles sociaux soient normés, « normalisés » par la société.
On le voit, ces deux visions du rétablissement sont définies par des gens qui ne sont pas concernés personnellement par les problèmes de santé mentale. De plus, ces définitions entraînent une connotation de « retour à la normalité ». Normalisation de la personne elle-même par la disparition ou l’atténuation de ses symptômes. Injonction qui lui est faite ensuite d’adopter des rôles sociaux qui sont normés de l’extérieur.
Une troisième vision, alternative, du rétablissement émerge grâce à ceux qui sont concernés au premier chef, des personnes qui ont des problèmes de santé mentale. Dans cette vision, il s’agit pour l’individu de modifier son regard sur sa maladie, ses limitations, ses difficultés.
Patricia Deegan, une schizophrène américaine, définit le rétablissement comme suit : « Le rétablissement, c’est une attitude, une façon d’aborder la journée et les difficultés qu’on y rencontre. Cela signifie que je sais que j’ai certaines limitations et qu’il y a des choses que je ne peux pas faire. Mais plutôt que de laisser ces limitations être une occasion de désespoir, une raison de laisser tomber, j’ai appris qu’en sachant ce que je ne peux pas faire, je m’ouvre aussi aux possibilités liées à toutes les choses que je peux faire [5]».
Il s’agit donc ici de s’appuyer sur ses ressources subjectives pour vivre avec, voire dépasser, son handicap. Pour Patricia Deegan, le rétablissement consiste à reconnaître ses incapacités pour se permettre de découvrir des capacités alternatives. Pas question de se référer à un quelconque modèle de « normalité » établi du dehors. Inutile aussi de s’épuiser et se décourager à essayer de récupérer ou d’établir des capacités fonctionnelles que des définitions normatives mettent hors de portée. Par exemple, on ne demandera jamais à un aveugle de s’exercer à voir. Par contre, il peut développer ses autres sens pour mieux percevoir le monde qui l’entoure.
Conséquences politiques des trois visions du rétablissement
L’utilisation des mots a un poids politique. En effet, parler de rétablissement, quand on sous-entend par là un état de guérison totale, est très excluant pour les personnes qui souffrent de problèmes de santé mentale. En effet, au contraire des maladies somatiques qui apparaissent puis disparaissent après un traitement (ce qui a donné le fameux schéma maladie => traitement => guérison dont nous parlions plus haut), les pathologies psychiques sont souvent installées dans la durée avec des modulations d’intensité dans le temps : des moments d’accalmie suivis de moments de crise ou de phases plus ou moins aigues de la maladie. Cette définition du rétablissement a pour conséquence politique de confiner les personnes en souffrance psychique dans un éternel statut de malade. Statut peu enviable et stigmatisant car il entraîne une perception de ceux qui le portent comme des « être surnuméraires », « inutiles », « à charge de la société ». En effet, le rétablissement est compris ici au sens de « guérison » complète. Guérison qui n’est pas toujours possible.
C’est d’ailleurs l’une des raisons qui a conduit à la révision de la définition du terme « rétablissement » quand il est utilisé dans le secteur particulier de la psychiatrie. Dès lors, une disparition partielle ou une meilleure maîtrise des symptômes suffit pour parler de rétablissement. Cette définition a également l’avantage de prendre en considération l’aspect psychosocial des problématiques de santé mentale. Cependant, même si l’importance de l’impact de l’environnement est prise en compte dans cette définition du rétablissement, la connotation négative et normative du terme risque d’être présente. Connotation qui fait porter tout le poids de la responsabilité de l’amélioration de son état à la personne quand les critères du rétablissement en question sont établis du dehors avec un but normatif. L’objectif de tout rétablissement reste un retour à une hypothétique « normalité ». Ici, les usagers n’ont toujours rien à dire. S’ils peuvent être « pris en charge » dans leur cheminement vers le rétablissement, la route est toujours tracée pour eux.
La troisième définition du rétablissement, celle portée par les usagers eux-mêmes, est la plus intéressante du point-de vue de ses conséquences politiques. En effet, c’est une définition qui a été élaborée par ceux-là même qui en sont l’objet. Ce faisant, les usagers construisent des savoirs profanes et retrouvent un pouvoir de parler, une voix qui compte dans le concert démocratique. Voix qui peut ouvrir, initier des controverses et des changements de société. Au niveau du processus de rétablissement lui-même, on passe ici de la « prise en charge » des difficultés des patients à leur « prise en compte ». C’est-à-dire que les critères de rétablissement ne sont plus définis du dehors, par rapport à une insaisissable normalité, mais dépendent des ressources subjectives, personnelles de chaque personne concernée. Cette définition est donc riche d’une infinité de possibilités puisqu’elle ne se réfère pas à un modèle unique. Ici, il n’y a plus de modèle, chaque voie de rétablissement étant à inventer par celui qui la suit. En effet, il peut y avoir une infinité de manières de s’intégrer dans la société et de lui être utile. A condition d’oser sortir du carcan étouffant du modèle unique de la personne « normale ».
Références
[1] Voir l’analyse « Le langage descripteur ou créateur de réalité »
[2] Voir l’analyse « Réhabilitation, un mot juste pour un nouveau paradigme ? »
[3] Voir l’analyse « Quand on interroge les questions de sémantiques. », sur www.psychiatries.be
[4] Conseil National des Etablissements Hospitaliers, « Avis relatif au contenu, à l’intérêt et à l’organisation de la fonction de soin « activation » dans le secteur des soins de santé mentale. », 8/02/2001.
[5] Deegan PE (1988), «Recovery: the lived experience of rehabilitation. » Psychosocial Rehabilitation Journal, 11: 1, in Bernard Pachoud, « Le handicap psychique, une réalité pluridimensionnelle irréductible à la maladie mentale »