Faire le mur

Faire le mur - chronique d'une initiative avortée

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : Claudine s’en va aujourd’hui. Elle termine son contrat d’agent d’insertion à Article 23. Elle et moi, pendant quelques mois, nous avons travaillé ensemble au lancement d’une passionnante initiative. Qui n’a pas abouti.

Temps de lecture : 15 minutes

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Chronique d’une initiative avortée

En avant ! Écrivais-je en intertitre du dernier paragraphe de notre analyse de 2020  (Legrève, 2020) sur les enjeux de l’accompagnement vers l’emploi des personnes qui vivent avec la souffrance psychique. Et de conclure : « Nous en appelons aujourd’hui, auprès de nos compagnes et compagnons de route, des opérateurs, des accompagnant.e.s, des responsables politiques, et des parties prenantes au sens large, à une démarche de mise à plat des expériences qui sont menées. Une démarche de critique constructive, méthodique, éthique, dialectique, sans a priori idéologique ni repli corporatiste, visant uniquement le développement des conditions d’une vie digne pour toutes les personnes concernées ». Une démarche d’éducation permanente.

L’éducation permanente, ce n’est pas un secteur. C’est plutôt une démarche, une conception de la pratique qui rayonne, qui irrigue l’ensemble de la vie associative. Le dernier changement de titre du décret en atteste, et la Fesefa l’a illustré de manière plaisante dans une série de petits documents vidéo, intitulés « hors-cadre »[1], à laquelle nous avons pu participer. Cette manière de voir est la nôtre, au centre Franco Basaglia depuis toujours, et notre raison d’être est d’interagir avec les personnes qui évoluent dans les expériences du Cheval Bleu pour initier des démarches d’élucidation critique, d’émancipation et de mobilisation citoyenne à partir des problèmes qui émergent autour du trouble psychique.  C’est donc le cas avec Article 23, où on tente de faire exister une mise en œuvre de la proposition 03 du cahier de propositions politiques du mouvement pour une psychiatrie démocratique : Reconnaître et développer des services d’accompagnement dans l’emploi [2].

 

Aspects, points de vue et contradictions

Alors, on s’y est mis, Claudine et moi. On a imaginé un processus s’étalant sur plusieurs mois, à proposer dans le secteur. Le problème à partir duquel il s’agissait de réfléchir, c’était la pérennisation d’un cadre de soutien public à des expériences qui sont traversées par de nombreuses controverses vécues entre les intervenants, au sein des services et des institutions, avec les employeurs et avec les bénéficiaires. Des controverses qui portent sur les publics, qui interrogent les résultats auprès des bénéficiaires, ou qui concernent les impacts sur le monde du travail (Legrève, 2020). Des controverses que notre proposition politique prend trop peu en compte.

Plusieurs parties prenantes, donc. Autant de points de vue, et des intérêts partiellement divergents.

Les bénéficiaires. Le terme lui-même peut faire sourire. Ils et elles bénéficieraient de l’intervention. Il est sûr que leur situation sociale est insatisfaisante, et qu’ils sont animés d’un certain désir de s’en émanciper. Mais il se pourrait que leur inclusion dans les dispositifs d’accompagnement, souvent induite par des acteurs sanitaires ou sociaux, parfois contrainte, parfois subordonnant l’obtention ou le maintien d’une allocation, produise aussi des effets non désirés désagréables pour elles et eux. C’est au pied du mur qu’on voit que tout le monde n’est pas maçon. Et un truc qui te ramène sans cesse au pied du mur…

C’est que ces dispositifs se déploient dans un certain contexte sociétal et politique, qu’analyse François Dubet dans un ouvrage datant déjà d’une vingtaine d’années, mais dont la vision se confirme. « Quitte à sembler trivial, il faut souligner que les individus sont obligés de jouer. Et cette obligation est la forme la plus élémentaire  de la domination exercée sur ceux qui jouent en étant presque certains de perdre ».  (Dubet, 2002)

Dans ce contexte, selon Dubet, les autorités sont prises et prennent en retour les services d’intérêt public dans la contradiction totale entre deux idéologies : l’idéal libéral de l’autonomie et de la mise en compétition des mérites et l’idéologie fondamentale des services publics basée sur l’égalité, la raison et le progrès.

Les intervenants  sont, à leur niveau, tiraillés entre leur idéal professionnel affirmé et une relation avec les bénéficiaires que François Dubet décrit comme potentiellement « vide » : « Quand on se place du point de vue des individus concernés, cette relation visant à promouvoir la responsabilité des sujets se transforme en stratégie de l’aveu. Avancer dans la connaissance de soi, c’est avouer son incapacité et son échec, c’est faire le récit de son parcours de victime et souvent, cette relation est considérée comme positive quand on a réussi à se faire plaindre. Quant au professionnel du travail sur autrui, il peut avoir le sentiment d’avoir atteint le fond des choses puisqu’il a recueilli des confidences dont, en réalité, il ne sait quoi faire puisqu’elles ne confirment que le désespoir des individus » (Dubet, 2002).

Eux-mêmes sont menacés par la pression sur l’insertion dans l’emploi. Et Gérard Mauger nous engage, s’agissant des politiques d’insertion professionnelle en général, à nous demander « ce que ces dispositifs doivent aux intérêts de diplômés surnuméraires en quête de postes correspondant à la valeur antérieure de leurs titres, déclassés virtuels, soustraits au déclassement par la mise en place de ces dispositifs d’insertion qui, faute d’être toujours en mesure d’insérer leurs publics, permettent au moins d’insérer les inséreurs»  (Mauger, 2001).

Les organisations sont, c’est bien connu, prises dans des logiques managériales qui peuvent entrer en conflit avec les finalités qu’elles se sont fixées, et aux missions qu’elles confient[3].  Elles peinent à (se) donner les moyens de la distance critique. « Si la pensée rationnelle invite à rechercher les solutions en fonction du problème à résoudre, les logiques sociales peuvent conduire, à l’inverse, à rechercher le problème correspondant aux solutions dont on dispose. Dans le cas présent, tout se passe comme si, disposant d’une solution – l’insertion, mobilisant les compétences psychologiques et sociales disponibles –, il s’agissait de découvrir le problème correspondant : des habitus inadaptés à convertir »  (Mauger, 2001)

Enfin, en tant qu’employeurs, ces organisations se retrouvent parfois dans des positions intenables vis-à-vis des travailleurs : « Le flou même de l’insertion, des compétences requises, des pratiques mises en œuvre, des résultats attendus permet aussi de comprendre les luttes incessantes sur la définition des critères d’évaluation des agents d’insertion »  (Mauger, 2001)

 

Méthode

Notre projet était donc d’initier un processus en commun dans le secteur pour élaborer son expérience et la ramener aux autorités. Il s’agit d’une démarche participative d’évaluation des dispositifs, à des fins d’apprentissage organisationnel  (Absil G., 2012) .

Le premier problème, qui nous est apparu, à Claudine et à moi, a été de choisir comment valoriser utilement le point de vue des intervenants. Leur donner la juste place. Faire bénéficier une analyse à finalité plutôt macrosociale de l’avis des personnes impliquées au quotidien, en évitant autant l’instrumentalisation que la dénonciation stérile. Nous avons mis en pratique certains principes de « l’évaluation dégagée des objectifs » de Scriven[4]. Nous avons cherché à définir un processus qui permet de faire émerger, outre les résultats, et impacts, les effets non attendus.

Nous inspirant aussi de la « charte de qualité » de l’APES ULg[5], nous avons prévu de construire d’abord les indicateurs  (Absil G., 2012). Classiquement, dans les plans d’évaluation, on prévoit de définir d’abord les critères, et on en déduit les indicateurs.

Nous avons choisi de mener d’abord des entretiens collectifs semi-directifs autour des trois champs de controverses évoqués plus haut avec les intervenants de base, afin d’en tirer les indicateurs. On s’appuie sur l’expression du vécu « Qu’est-ce que j’ai appris, qui s’est dit, qui est compliqué, qui a changé – au sujet des publics, des résultats auprès des bénéficiaires, des effets et des impacts sur le monde du travail (micro, méso, macro) ? ». Il faudrait ensuite transformer ce ressenti en indicateurs potentiels. De cette manière, on s’assure de ne pas perdre de vue la réalité vécue au quotidien par les intervenants.

Les critères de l’évaluation seraient définis ensuite à partir d’entretiens avec les responsables des opérateurs. On peut supposer que ce sont alors plutôt les enjeux globaux du secteur qui sont déterminants.

Il faudrait ensuite lier les deux ensembles : quels indicateurs permettent d’apprécier quels critères ? Les critères rendent-ils compte de tous les indicateurs (tous les aspects vécus par les intervenants) ? Tous les critères semblent-ils valablement décrits par les indicateurs ?

Bien entendu, nous nous sommes demandés s’il était opportun d’impliquer les usagers dans cette démarche. S’agissant de l’avenir d’un secteur professionnel, il nous a semblé que non. D’autant que le risque d’instrumentalisation est encore plus important.

A l’issue de la démarche, l’objectif était de formuler et présenter des recommandations aux pouvoirs publics, en vue d’alimenter le travail d’élaboration d’un cadre décrétal pour ces initiatives.

 

Raté !

L’invitation a été lancée auprès des opérateurs wallons et bruxellois des dispositifs IPS, ceux des CISP qui privilégient le public concerné par les troubles psychiques, et ceux du projet pilote activation financé par la Région Wallonne (Legrève, 2020).

Une première étape indispensable était de recueillir la réaction des représentants des organisations à la présentation de la démarche, de chercher leur adhésion et l’autorisation de s’adresser à leurs équipes, et, enfin, de discuter de la composition d’un comité d’accompagnement, indispensable pour encadrer et valider les productions d’une petite équipe de recherche (Claudine et moi !).

Une rencontre en ce sens a été organisée en 2021. Eh bien, ça n’a pas marché.

Les inscriptions suite à cette première invitation ont pourtant été conformes à ce que nous étions en droit d’espérer. Bien sûr, on ne s’attendait pas à ce que tous les opérateurs soient représentés. Nous avions identifié une quinzaine d’organisations proches ou amies. Six ont pu être présentes, et trois se sont excusées, tout en souhaitant être associées aux suites.

Par contre, les réactions à la présentation de la proposition n’ont pas répondu à nos attentes. Les contacts individuels que nous avons pris dans la suite nous permettent de formuler quelques hypothèses pour comprendre les réticences qui se sont exprimées.

Notre projet répond bien à un besoin exprimé par les opérateurs. Le secteur est sous pression, et a toutes les peines du monde, à piloter son développement. On peut même parler d’un sentiment d’insécurité, d’une inquiétude sur l’avenir.

Tous sont conscients de la nécessité de clarifier un horizon à l’accompagnement et de fournir aux organisations des balises en fonction de cet horizon. Ils partagent également la volonté de mettre leur expérience au service de cette démarche. Ils souhaitent être entendus par les pouvoirs publics.

Mais, manifestement, personne n’est prêt à entrer dans une démarche commune. D’abord parce que plusieurs opérateurs sont adossés chacun à un ensemble institutionnel plus large qui a sa propre cohésion. Bien que les personnes présentes étaient des responsables, et que nous ayons demandé qu’elles soient dûment mandatées, elles ont manifesté une prudence de sioux. Il est clair, aussi, que chacun de ces ensembles a ses propres réseaux, ses propres enjeux, et ses relais auprès des exécutifs. On peut affirmer que les logiques de financement mettent les organisations en concurrence les unes avec les autres. Que, dès lors, elles ne peuvent pas facilement s’engager dans des démarches communes.

Ils et elles sont responsables d’organisations qui sont supposées accompagner des gens sur le chemin de l’autonomie et de l’émancipation, mais restent enfermés dans des logiques de dépendance et de soumission.

Nous devons toutefois reconnaitre que cette réaction n’est pas étrangère à une certaine suspicion à notre égard. Vis-à-vis d’article 23, un des services concurrents, selon notre affirmation précédente. Et vis-à-vis du Centre Franco Basaglia, qui ne fait pas partie du secteur. Peut-être avons-nous été angéliques. Manifestement, une partie des personnes présentes se méfiaient, à travers nous, de l’organisation qui nous emploie, et une partie n’était pas prête à lui accorder le crédit d’initiateur d’une demarche de réflexion critiques sur nos propres actions.

Nous avions aussi espéré une participation, un soutien, où, à tout le moins, un intérêt de l’autorité publique pour une démarche qui ne peut que l’honorer. Ici aussi, nous avons sans doute été candides. Des contacts très francs avec le cabinet de la région wallonne nous ont permis de comprendre qu’une Ministre ne peut pas prendre le risque d’encourager une démarche de réflexion critique qui, indépendamment de son intérêt, et quels que soient ses objectifs de départ, pourrait aboutir à une mise en cause des politiques qu’elle a initiées.

Les réticences des un.e.s et des autres semblent légitimes, si on adopte leur point de vue. Elles deviennent au moins compréhensibles. Mais, mises toutes ensemble, elles tissent une toile qui empêche tout un secteur de faire le bilan de son action, et de progresser, alors qu’il en ressent la nécessité, et qu’il en a la capacité. C’est navrant.

Bien sûr, on apprend de ses échecs. Mais Claudine ne serait peut-être pas partie si ça s’était terminé autrement.

 

Références

ABSIL G., V. C. (2012, novembre). Des mots pour parler d’évaluation. éducation santé(283). Récupéré sur http://educationsante.be/article/des-mots-pour-parler-devaluation/

Dubet, F. (2002). Le déclin de l’institution. Paris: Seuil.

Legrève, C. (2020). Au pied du mur. (CFB, Éd.) Récupéré sur https://www.psychiatries.be/reconnaissance-et-emancipation/au-pied-du-mur/

Mauger, G. (2001). les politiques d’insertion, une contribution paradoxale à la déstabilisation du marché du travail (Vol. « Actes de la recherche en sciences sociales » ; n° 136-137). Le Seuil.

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Notes

[1] https://www.fesefa.be/event/hors-cadre-quand-laction-deducation-permanente-rayonne-dans-lensemble-de-la-vie-associative/

[2] https://www.psychiatries.be/propositions-politiques/proposition-03/#1540193920622-727e4d6d-1d85

[3]  Lire, par exemple, Blairon, J.; Appels à projets : le « monde » associatif, pris dans une utopie à l’envers ?. Les Politiques Sociales, 1-2 ; 2015

[4] De Ketele Jean-Marie. L’évaluation conjuguée en paradigmes. In: Revue française de pédagogie, volume 103, 1993. pp. 70-72.

[5] http://labos.ulg.ac.be/apes/appui-aux-acteurs/outils-appui/