Le réconfort par le goût

Le réconfort par le goût

Auteur : Catherine Thieron, animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé : Intrinsèquement liée au souvenir, la nourriture est un point de contact entre deux lignes du temps. Petite exploration de l’hospitalité à travers les victuailles, les repas partagés… et les yeux de Babette.

Temps de lecture : 15 minutes

Télécharger l'analyse en PDF

Dans la nouvelle « Le Festin de Babette » de Karen Blixen, publiée en 1958 sous le pseudonyme d’Isak Dinesen et adaptée pour le cinéma par Gabriel Axel en 1987, le personnage titulaire fuit la Commune de Paris pour trouver refuge dans une modeste communauté luthérienne scandinave. Deux sœurs au bon cœur, pieuses et vieillissantes, lui offrent le gîte et le couvert en échange de services divers et variés. Ainsi Babette devient-elle leur cuisinière, produisant, pour les sœurs comme pour les pauvres de leur congrégation, des versions améliorées des repas austères et fades chers à la tradition protestante. À force de patience et d’humilité, mais aussi par la grâce de sa créativité et d’une autorité naturelle aussi douce que sereine, Babette gagne le respect de la petite communauté, au point d’y devenir indispensable. Lorsque, 14 ans après son arrivée, elle gagne à la loterie, Babette décide de préparer un grand dîner français pour la petite congrégation à l’occasion du centième anniversaire du pasteur fondateur.

Alors que les villageois craignent de perdre leur Babette, désormais riche, ils ne se doutent pas que pour elle, ce repas est bien plus qu’un simple festin : c’est un acte de profonde gratitude, et même d’abnégation.

 

Trouver refuge

Le philosophe Joseph Gatugu nous rappelle « que l’autre nom de l’hospitalité est l’accueil. Celui-ci est don de soi sans réciproque, sacrifice, générosité et bonté. Pragmatique, cette éthique est axée sur du concret, c’est-à-dire sur des préoccupations des personnes plus vulnérables dont les « sans » : sans-patries, sans-domiciles, sans-terres, etc. Elle est soucieuse du bien-être des gens. […] Secourir d’abord, en ouvrant sa maison à l’Autre qui frappe à la porte, en hébergeant des sans-domiciles, tolérer chez soi la présence des sans-terres… Donner ensuite aux hôtes ce dont ils ont besoin, entre autres, de la nourriture [car] laisser les hommes sans nourriture, surtout lorsqu’on en a, comme dans nos pays, est une faute qu’aucune circonstance ne saurait atténuer. Donner à manger aux gens n’est pas facultatif. »[1]

Babette a compris cela, et alors que c’est elle qui demande l’asile, c’est elle, aussi, qui apporte une chaleur humaine toute neuve au sein de la communauté rigide au goût marqué pour l’absence de plaisir. Le choc est culturel, bien sûr : la légèreté française et la rigueur scandinave pourraient ne pas faire bon ménage. Et pourtant, parce que tout le monde y met du sien, les liens se tissent et se solidifient, graduellement, la méfiance initiale cédant la place à une confiance et un respect mutuels.

Bien que fictive, l’histoire de Babette s’inscrit dans un contexte historique marqué par l’exil, et donc la recherche d’un refuge : « siècle des exilés » selon l’historienne Sylvie Aprile, le XIXe siècle est le décor d’un nombre important de migrations contraintes. Parmi les exilés « se trouvent ceux qui échappent à une condamnation en quittant leur État, […] il y aussi ceux qui prennent le parti, spontanément, de quitter leur pays pour se mettre à l’abri d’éventuelles poursuites, [et] ceux qui n’ont pas quitté leur pays en raison d’une quelconque peine politique, mais qui ont estimé devoir se mettre en sécurité à l’étranger. »[2]

Le secteur de la santé mentale n’échappe pas au besoin de trouver de nouveaux endroits pour accueillir et soigner. En effet, à la fin du XIXe siècle, « les pouvoirs publics sont confrontés à des difficultés en ce qui concerne le traitement des fous. Il y a ce contexte philosophique qui engage à rompre avec les dispositifs de type carcéral. Mais la place et l’argent manquent (déjà !) pour créer des établissements susceptibles d’accueillir les personnes dans des conditions en accord avec la conception nouvelle. […] Le coût du placement familial est bien inférieur aux investissements qui seraient nécessaires pour absorber toute la population des malades mentaux [et le] principe de base du traitement familial est le même que le traitement psychiatrique : rétablir l’équilibre entre le patient et son environnement. »[3]

Intrinsèquement liée au souvenir, la nourriture est un point de contact entre deux lignes du temps : aux populations exilées, elle permet d’entretenir le lien avec leur culture d’origine, mais aussi de la faire connaître dans cet ailleurs qui leur sert dorénavant de foyer ; aux malades, elle apporte force et réconfort…

« Et en même temps, souligne Olivier Croufer, il est indispensable d’amener un support pour ceux qui deviennent hôtes car agir en regard de la souffrance psychiatrique ou d’origine sociale ne va pas de soi. Il y a besoin d’un support pour discuter des lieux d’hospitalité (quels sont ceux qui permettent d’être entendu, mais aussi de protéger, reconnaître la dignité d’une personne). Il y a besoin d’un support pour soutenir les gestes d’hospitalité. Un geste est un mouvement relationnel qui est aussi profondément affectif et qui demande pour qu’il se manifeste d’être sans cesse nourri de ce qui nous rend sensible à la vie d’autrui. »[4]
La nourriture, qu’elle soit terrestre ou spirituelle, contribue à ces gestes d’hospitalité, par le rapprochement humain qu’elle peut provoquer, le plaisir qu’elle peut susciter, les souvenirs qu’elle peut évoquer…

Vous reprendrez bien une petite madeleine (de Proust) ?

 

Manger, communi(qu)er

Pour François Thoreau, « on ne pense jamais aussi bien qu’en mangeant bien. Ce qui distingue le bon penseur du mauvais penseur, c’est que le premier a toujours une faim insatiable. » Il constate par ailleurs qu’en Occident, « on a bien séparé ce qui relève de l’esprit et ce qui relève du corps. D’un côté, l’ordre des mots, du langage, de tout ce qui codifie la réalité et la range dans des catégories de pensée. De l’autre, l’ordre du corps, ce qui l’alimente, ce qui le fait souffrir ou le fortifie »[5]

Babette, elle, a parfaitement compris comment relier les deux : en s’exprimant corps et âme à travers son art culinaire qu’elle enrobe en toutes circonstances d’une épaisse couche d’amour, et ce malgré ses dehors discrets à la limite de la misanthropie.
« Cette femme est en train de transformer un dîner […] en une sorte d’affaire d’amour, une affaire d’amour de la catégorie noble et romanesque, qui ne fait pas de distinction entre l’appétit physique et l’appétit spirituel. »[6]
La fougue et l’attention dont la cuisinière infuse chacun de ses plats ne peuvent qu’être contagieuses…

Mais nul besoin d’avoir son talent extraordinaire pour communi(qu)er au travers de la nourriture : une auberge espagnole ou un goûter à partager sont autant de gestes d’hospitalité. Et l’hospitalité « ne s’entame pas par le discours, par des présentations, par des interrogatoires. Elle débute par une porte ouverte, un don gratuit. Elle se prolonge par des manières d’être, des petits gestes, des sourires et des silences qui, constate Mathieu Bietlot, permettront au discours d’advenir. Toutes ces manifestations non-verbales n’en demeurent pas moins significatives, peuvent faire l’objet de codification et d’incompréhension si le code n’est pas partagé. »[7]

Les manifestations non-verbales exprimées autour d’un repas ont le pouvoir de faire tomber le masque social que porte chacun d’entre nous. Après tout, « [n]ous vivons tous masqués – plus ou moins. Dans ce monde féroce, on ne peut pas vivre sans masque. Le visage d’un ange véritable peut être caché derrière le masque d’un diable et le visage d’un diable peut être caché sous celui d’un ange. Ce n’est jamais l’un ou l’autre, mais toujours l’un et l’autre. C’est ainsi que nous sommes, nous les humains. »[8]

 

L’art du partage

Si le festin de Babette est un don, il n’est pas gratuit : marque d’appréciation envers la communauté qui l’a recueillie, le menu extravagant qu’elle prépare est avant tout un cadeau qu’elle se fait à elle-même.

Au restaurant solidaire Cassonade à Molenbeek, il n’y a pas de prix sur le menu, et il n’est pas obligatoire de payer : le plat consommé a déjà été réglé par une personne passée avant vous. À votre tour, vous pouvez payer pour le suivant ou donner un coup de main au restaurant. Avec générosité, Cassonade ne souhaite pas uniquement nourrir l’estomac, mais également l’esprit en (re)créant du lien social autour de repas partagés, car la seule obligation ici est de ne pas manger seul.
Même son de cloche à la cantine populaire autogérée Le Chaudron à Liège, où, deux fois par mois, des bénévoles préparent un menu à prix libre, à partager autour des grandes tables de la cafétéria collective Kali.

Il est vrai que les langues se délient très différemment qu’à l’ordinaire autour d’un repas préparé et/ou partagé à plusieurs. Cela se vérifie chaque vendredi lors de l’atelier cuisine de l’asbl Revers : occasion privilégiée pour échanger les potins de la semaine ou simplement passer un bon moment, tout le monde ici contribue – du choix du menu à la vaisselle en passant par les courses et, bien sûr, l’indispensable préparation du repas. Contre une modeste participation à l’achat des matières premières, on apprend de nouvelles recettes, mais surtout, on partage des moments d’une grande convivialité avec des personnes que l’on n’aurait peut-être pas osé approcher aussi facilement s’il n’y avait pas de patates à éplucher ou de béchamel à préparer.

Si l’alimentation est un besoin primaire, la cuisine est un liant social qui permet de mieux communiquer, et même chiche, la nourriture peut être riche – de goût, d’expériences, de sensations, d’émotion, d’échanges, de partage… Notre Babette en a pleinement conscience lorsqu’elle répond à ses hôtesses, après leur avoir appris que l’entièreté de son gain à la loterie est passé dans le festin qu’elle leur a préparé : « […] je ne serai jamais pauvre. Je vous le dis, je suis une grande artiste. Et une grande artiste, mesdames, n’est jamais pauvre. »[9]

Découvrir nos récits, analyses conceptuelles et analyses d'oeuvres ?

Découvrir les propositions politiques du Mouvement pour une psychiatrie dans le milieu de vie ?

[1] Joseph Gatugu, « Face aux vulnérabilités sociales, pensons à la sollicitude », 31 octobre 2017. https://www.psychiatries.be/reconnaissance-et-emancipation/face-aux-vulnerabilites-sociales-pensons-a-la-sollicitude/

[2] Sylvie Aprile & Delphine Diaz, « L’Europe et ses réfugiés politiques au XIXe siècle », La Vie des idées, 15 mars 2016. https://laviedesidees.fr/L-Europe-et-ses-refugies-politiques-au-XIXe-siecle.html

[3] Christian Legrève, « Une enfance à Lierneux », 6 décembre 2021. https://www.psychiatries.be/hospitalite/une-enfance-a-lierneux/

[4] Olivier Croufer, « Se préparer à des gestes d’hospitalité ». Intervention au colloque du Crésam « À l’écoute des usagers », 8 octobre 2018. Texte repris dans le carnet « Se préparer à des gestes d’hospitalité ». https://www.psychiatries.be/wp-content/uploads/2020/09/CARNET-se-preparer-gestes-hospitalite.pdf

[5] François Thoreau, « Pour une lutte politique bien nourrie », 25 mars 2019. https://www.entonnoir.org/2019/03/25/pour-une-lutte-politique-bien-nourrie/

[6] Karen Blixen, « Le festin de Babette », traduit du danois par Alain Gnaedig. Folio, février 2018.

[7] Mathieu Bietlot, « Hospitalité – le trouble savoir du trouble », 2 octobre 2019. https://www.psychiatries.be/hospitalite/hospitalite-le-trouble-savoir-du-trouble/

[8] Haruki Murakami, « Carnaval », dans le recueil « Première personne du singulier », traduit du japonais par Hélène Morita. Belfond, janvier 2022.

[9] Karen Blixen, « Le festin de Babette », traduit du danois par Alain Gnaedig. Folio, février 2018.