Une enfance à Lierneux

Une enfance à Lierneux

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : Le thermos de café est prêt. Plus loin, les médicaments. Ce soir, sans doute, un bon programme télé. Antoinette et Hildergard sont ici chez elles. Une balade improvisée, quelques emplettes à la petite batte voisine et la campagne à perte de vue… Lierneux, ni le village de «fous» comme le prétend la légende, ni le paradis terrestre. Simplement la vie. Avec la psychiatrie, les patients en famille, la moisson estivale et l’horloge qui tic-taque. (Hugues Dorzée ; Le soir ; 5 août 1998)

Temps de lecture : 30 minutes

Télécharger l'analyse en PDF

« J’y pense quand je vois quelqu’un qui bouge un peu comme elle, qui a le même regard. Qui a cette espèce de timidité, un certain type de sourire. Quelqu’un qui est à part. C’est alors son fantôme qui est là. Son empreinte. Je pense que ça m’a appris à ne pas avoir peur de qui est différent».

Anne est aujourd’hui une femme dans la cinquantaine, active, sociable. Sa famille est originaire des Ardennes.

« Mes parents viennent, l’un de Neuville-Vielsalm, l’autre de Sart-Lierneux. Depuis l’enfance, on était chez les grands parents très souvent. On « rentrait dans les Ardennes ». Il y avait beaucoup d’adultes pour s’occuper de nous. Certains enfants ne savaient plus très bien qui était leur mère ou leur grand-mère. Et parmi les personnes plus âgées, il y avait julienne. Mais julienne n’était pas la même personne plus âgée que les autres. Les adultes la traitaient comme un enfant. Elle avait un corps d’adulte, et un statut d’enfant. C’était un mystère pour nous ».

Julienne était une personne en placement familial dans ce qui, au départ, s’appelait la colonie d’aliénés de Lierneux.

« Je savais qu’il y avait les fous à l’institut. Mais elle,  je ne la trouvais pas folle. Je la trouvais drolle. C’était une simple, pas une folle. Elle était bizarre. Mais pas folle. Elle était dans son monde».

 

Contexte général

Sur le temps long, la représentation de la folie et le traitement que la société réserve aux fous évolue fortement. À partir du XVIIIème siècle, la philosophie des Lumières amène un changement, qui  « ne constitue pas à proprement parler un progrès mais la résurgence d’un ancien usage [1]». En fait, comme le relève Michel Foucault dans l’ouvrage de référence sur cette question[2]  « ce que Pinel[3] et ses contemporains éprouveront comme une découverte à la fois de la philanthropie et de la science n’est au fond que la réconciliation de la conscience partagée du XVIII siècle ». Cette réconciliation unifie la conception juridico-médicale de la folie avec sa conception sociale. La médecine se charge désormais d’une double fonction : déterminer la responsabilité de l’individu et déclencher le décret d’internement, internement autrefois livré à l’arbitraire des pouvoirs et de la police ».

Sur le plan thérapeutique, on n’est pas très loin. Le traitement de la folie reste empirique, voire hasardeux, empreint de moralisme. Douches froides sensées « réveiller » le patient, contention,  punition. Plus tard, avec l’avènement de l’hygiènisme,  « La fin du XVIIIème siècle se met à identifier la possibilité de la folie avec la constitution d’un milieu : la folie, c’est la nature perdue, c’est le sensible dérouté, l’égarement du désir, le temps dépossédé de ses mesures. En face de cela, la nature au contraire, c’est la folie abolie, l’heureux retour à l’existence à sa plus proche vérité »[4]. Dans la foulée, « Une deuxième révolution psychiatrique va commencer à la fin du XIXème siècle. Elle s’intègre au climat philosophique dynamiste et anthropologique tourné vers la vie intérieure de l’individu [5]». On s’ouvre à l’importance du milieu dans l’évolution de la maladie   On se met à douter du bénéfice qu’il y a à concentrer et isoler les malades mentaux dans les asiles. Le contact avec le grand air et la nature, le travail physique se voient conférer des vertus thérapeutiques.

 

La  légende  de  Ste-Dymphne

Dans ce contexte va paradoxalement se développer une expérience ancienne, à l’origine totalement étrangère à ces évolutions philosophiques et sociales : la colonie de Geel.

Geel est une petite commune flamande proche d’Anvers. On y voue, depuis le moyen-âge, un culte à sainte Dymphne, une princesse irlandaise légendaire qui se serait réfugiée là pour échapper à un père incestueux, délivré de son obsession démoniaque après avoir retrouvé et décapité sa fille qui persistait à se refuser à lui. « On venait faire pèlerinage à Geel pour  se guérir de la maladie mentale. Les pèlerins devaient faire neuvaine.  Comme  lieu  de  séjour  durant  cette  neuvaine, les pèlerins occupaient la «Chambre des Malades». Celle-ci ne pouvant accueillir tous les suppliants, on songea alors à les loger chez des  familles de Geel. Il en était de même pour  ceux qui, non guéris après la neuvaine, s’installèrent  chez les gens de Geel.  De là  l’origine du traitement  familial »[6]. On trouve encore aujourd’hui à Geel une institution psychiatrique (publique) qui intègre notamment un dispositif de placement de plusieurs dizaines de personnes.  

 

Contexte liégeois

À la fin du XIXème siècle, les pouvoirs publics sont confrontés à des difficultés en ce qui concerne le traitement des fous. Il y a ce contexte philosophique qui engage à rompre avec les dispositifs de type carcéral. Mais la place et l’argent manquent (déjà !) pour créer des établissements susceptibles d’accueillir les personnes dans des conditions en accord avec la conception nouvelle. Le gouvernement se tourne alors vers les Provinces pour trouver des solutions.

C’est alors que la colonie de Geel suscite l’intérêt. Le coût du placement familial est bien inférieur aux investissements qui seraient nécessaires pour absorber toute la population des malades mentaux.

En France aussi, par exemple, « Des voix « antialiénistes » s’élèvent alors contre la mixité « curables/incurables » au sein de ces établissements[7] impuissants, voire responsables du développement de pathologies mentales chez des êtres déjà fragilisés par la vie et ne bénéficiant pas d’un accompagnement adapté. L’éloignement des malades chroniques – « déments », « idiots », séniles, épileptiques, alcooliques, mélancoliques, déshérités – , dont la science et la société veulent se débarrasser, est l’argument principal pour tester une « colonie familiale »[8].

Mais « Les aliénés wallons qui se trouvent à Geel sont comme perdus au milieu d’une population essentiellement flamande et ils éprouvent chaque jour des ennuis ou des contrariétés à cause de leur rapport obligé avec des gens qui ne peuvent qu’imparfaitement les comprendre et être compris par eux »[9].

La Province de Liège, traditionnellement francophile, dirigée par des bourgeois libéraux sensibles aux idées nouvelles, répond positivement aux sollicitations du gouvernement, en la personne du Gouverneur, M. Pety de Thozée. On va chercher à établir dans la Province une colonie pour les francophones, semblable à celle de Geel.

Il faut dire, aussi, que, quel que soit l’esprit du temps, personne n’est à l’aise avec le fait de côtoyer la folie. On ne souhaite  plus enfermer, mais on préférerait éloigner les fous, les  reléguer. Et le territoire de la Province est vaste. Péty de Thozée se souvient alors d’un vague projet, sous le régime orangiste, de transfert des aliénés francophones du côté de Stavelot.

Le pays de la Lienne est rapidement identifié comme un site idéal. Il est situé aux confins de la Province, loin des villes, dans une région de forêts profondes entrecoupées de vallées encaissées. Les rares villages sont éloignés les uns des autres, et parfois totalement isolés en hiver. L’apport d’une main-d’œuvre gratuite pour les travaux agricoles s’ajoutant à la subvention des frais d’entretien alloués aux nourriciers[10] seront bienvenus auprès  d’une population qui, pour la plupart, vit misérablement. D’autant qu’à côté des « indigents », dont l’entretien sera payé par l’assistance publique, on trouvera des « aisés », issus de familles bourgeoises, qui paient une pension et ont la possibilité de choisir la famille d’accueil.

On peut penser que, dans la tête de certains édiles « éclairés », amener les paysans frustes de ces contrées à côtoyer quotidiennement des personnes différentes, parfois venues de loin, éventuellement de la ville, serait propre à ouvrir l’esprit de la population locale

Effectivement, après quelques protestations scandalisées sur fond de guerre scolaire entre catholiques et libéraux, la colonie se met en place à partir de 1884, à petite échelle, sous le parrainage et avec l’aide de celle de Geel. Le territoire est organisé en sections, chacune confiée à un garde-infirmier qui contrôle et accompagne l’accueil des patients dans les familles, sous la responsabilité d’un médecin directeur. L’expérience de la colonie sera pérennisée et deviendra autonome de Geel début 1885.

 

Placement familial

Le principe de base du traitement familial est le même que le traitement psychiatrique : rétablir l’équilibre entre le patient et son environnement.

« Le patient est vu comme une entité, non seulement  comme ayant un organe ou un système déficient. À Geel, on a fait le pari que la communauté pouvait contribuer au rétablissement du patient. À cette fin, on a institué le placement en famille d’accueil. On demande tant à la famille d’accueil qu’à la communauté une ouverture d’esprit et de cœur, et ce sans limite de temps. Le patient adopte son nouveau milieu pour la vie, s’il le désire. La famille d’accueil devient son milieu d’appartenance »[11].

Le dispositif ne concerne pas n’importe que type de malades. À Lierneux, le premier règlement (de 1885) exclut ceux « à l’égard desquels il faut employer avec continuité les moyens de contrainte et de coercition, les suicidaires, homicides, incendiaires, et tous ceux dont les évasions auraient été fréquentes ou dont les affections seraient de nature à troubler la tranquillité comme la décence »[12].

Au départ, il n’y a donc pas d’hôpital à Lierneux. Tout de suite, pourtant, le besoin se fait sentir de disposer d’un bâtiment qui permette de conserver les médicaments, et de « procurer des soins à ceux qui sont atteints de maladies incidentes et à ceux dont la situation réclame momentanément l’isolement ou la séquestration »[13]. La Province prend précipitamment en location une maison du village et y installe un couple qui fera office d’infirmier et de garde de section. « Les chambres, basses de plafond, s’enchevêtrent en un invraisemblable fouillis. On y a entassé pèle-mèle médicaments et vêtements. Il y a partout des escaliers. Malgré l’installation hâtive, on a pris soin d’ajuster des portes blindées, percées d’espions »[14]. Dans le village, on appelle cet édifice « le lazaret ».

Un premier bâtiment spécifique, construit expressément, intégrant le logement du médecin-directeur, les locaux administratifs et l’infirmerie ne sera inauguré qu’en 1888. L’hôpital y occupe encore une place réduite, l’hébergement restant provisoire et supplétif au placement familial. Enfin, en 1913 débuteront des travaux d’agrandissement permettant d’héberger  plus de patients, et parfois de manière durable. A partir de là, le système colonial recule lentement devant l’asile psychiatrique. « La grande mutation s’opère précisément en 1927, quand la population des pavillons a dépassé pour la première fois la population placée [15]».

Juste avant la première guerre, le cadre du personnel compte 21 employés pour 500 patients en placement familial et 30 en moyenne à l’infirmerie.

En 1926, il y a 46 employés, et 77 en 1939. Ils sont recrutés dans la région, et la colonie constitue donc un  précieux débouché en termes d’emploi salarié dans la région.

Avec le temps, les autorités ont souhaité perfectionner les connaissances des infirmiers-hospitaliers, notamment en mettant en place, après la deuxième guerre mondiale, différentes sections spécialisées au sein de l’école provinciale d’infirmières. Mais ces innovations n’enchantent pas les locaux qui travaillent à l’hôpital. « Ces braves gens ont été formés par les médecins ; ils sont en activité depuis dix, quinze, vingt ans. On comprend qu’il n’est pas facile pour eux de se remettre en cause [16]»

Finalement, le modèle a évolué vers un système dans lequel le séjour en placement devra être conçu « comme un prolongement de l’institution psychiatrique, dans laquelle il retournera si son état ne s’améliore pas [17]». On recherchera des familles susceptibles de participer à une thérapie dont le but est de prodiguer des soins intensifs en utilisant la cellule familiale comme instrument thérapeutique.

En 1991, un arrêté royal accordera à cette pratique un index particulier dans l’éventail des structures de soin[18] :

  • 1er. La fonction de soins psychiatriques en milieu familial (index Tf) est une forme d’hospitalisation destinée à des patients atteints de troubles psychiques, dont l’équilibre psychique et social ne peut être maintenu que moyennant des soins permanents dispensés par une famille d’accueil et l’accompagnement thérapeutique d’une équipe multidisciplinaire de traitement, dans le cadre organisationnel d’un service hospitalier psychiatrique. Là où cela s’avère utile ou nécessaire, la fonction de soins psychiatriques en milieu familial veillera à ce qu’on fasse appel aux médecins généralistes et aux services de soins à domicile.
  • 2. Durant le traitement, les patients sont hébergés dans une famille d’accueil, y participent à la vie familiale et y passent toute la journée ou une partie de celle-ci[19].

La colonie comptait 634 patients placés en 1912. Il restait, en 2009, 75 familles hébergeant des pensionnaires.

 

La vie avec Julienne

« J’ai ouvert la malle aux photos, et je n’ai pas trouvé le vieux cliché. Je m’en souviens pourtant bien, pour l’avoir vu souvent. Sur le banc, on trouve alignés des personnes de ma famille et Julienne. Eux, ça doit être mon grand-père Marcellin, ma tante Bertine et ma grand-mère, à moins qu’elle soit déjà morte.

Julienne a les mains croisées sur son grand tablier à manches. Elle sourit. Julienne, c’est “la simple”, placée depuis ses 16 ou 18 ans dans ma famille à Sart-Lierneux. Pendant mon enfance, elle dort dans une chambre du haut, à l’arrière, dans la partie de la maison qui est devenue, après l’incendie, celle des célibataires, Bertine et Jules. Leur sœur Mathilde et son mari, parents de mon père, ont agrandi l’autre partie. Donc dans l’ancienne maison, avec un couloir au centre, un étage de chambres et un autre sous les combles, il y avait à une époque mon arrière-grand-mère, trois ou quatre de ses 12 enfants, mon père, son frère, sa sœur et Julienne, qui dormait avec tante Bertine.

Julienne a un trésor, des pièces dans une petite boite, qu’elle garde pour les manèges à la fête, la grande balançoire. Et elle est chaque fois choquée d’apprendre que la très grosse pièce trouée au centre est celle qui a le moins de valeur.

Julienne est gourmande et parfois on la surprend près de l’armoire grillagée, dans la cave. Julienne est distraite, et parfois il faut lui rappeler ce que Bertine lui a demandé de faire.

On a bien nourri Julienne pendant la guerre, c’est-à-dire comme tout le monde ; sur le gruau d’avoine du matin, c’était du lait écrémé. Et on n’avait pas souvent de la viande, qu’elle aimait tant. Dans les familles paysannes, les personnes placées travaillaient beaucoup plus durement. Nous, on n’avait pas besoin de main d’œuvre non qualifiée.

Elle devait avoir environ 60 ans de plus que moi. Mais, pour les enfants de chez nous, ceux de la génération de mon père et la mienne, cousins compris, Julienne est un enfant. Avec qui on joue. À qui on joue parfois des tours, comme on se fait des niches entre gamins pour piéger le plus naïf. Il y a une espèce de tristesse quand on s’éloigne d’elle, en grandissant. 

Les adultes veillent quand même à ce qu’on la respecte.

« Elle est comme elle est ! ».»

 

Ailleurs aussi et aujourd’hui encore

L’expérience de Lierneux n’est pas unique. Elle est inscrite dans le contexte d’une époque.

En France, notamment, « En décembre 1892, elles sont donc 24 femmes internées qui voyagent de la Capitale vers Dun-sur-Auron[20], avec le principal défenseur de cette expérimentation, Auguste Marie, médecin à Sainte-Anne. 272 km pour rejoindre les promesses imposées d’une liberté surveillée, médicalisée, au sein de ménages rémunérés pour les accueillir. Des « incurables », certes, mais aussi des femmes sélectionnées pour leur calme, ne présentant pas un risque apparent de violence.[21] »

Rapidement, une nouvelle « colonie familiale » a été ouverte non loin de là, à Ainay-le-Château, et a pris beaucoup d’ampleur. « Ainay-le-Château, qui est encore aujourd’hui le seul établissement à organiser de manière importante ce type de placement, reçoit des patients de toute la France. Actuellement, 380 personnes sont placées dans 220 familles ».[22]. Au sujet d’ainay-le-château, on peut visionner le reportage de France3 centre Val-de-Loire[23]

On trouve encore ailleurs en France des expériences de placement familial Les recherches réalisées sur l’histoire du placement familial psychiatrique en France révèlent « l’importance de cette pratique ou des débats entre spécialistes autour de ce sujet dans le Cher, l’Allier et le Dauphiné pour l’histoire de l’implantation psychiatrique dans les départements du Rhône, des Vosges, du Loiret, de la Sarthe, de la Vendée et des Pyrénées-Atlantiques».[24]

En Allemagne aussi, « à Ilten, près de Hanovre, où Ferdinand Wahrendorff  put, dans ses dernières années d’activité, assurer un placement familial à une centaine de patientes et de patients. Le modèle du placement familial instauré par Konrad Alt à Uchtspringe, dans l’Altmark, a fait l’objet d’une étude approfondie, dont les résultats ont déjà été partiellement publiés en allemand. L’histoire des débuts du placement familial à Berlin, modèle urbain de cette forme de traitement, a été décrite d’après les exemples de deux institutions voisines, fondées à partir de deux asiles d’aliénés ».[25]

Toutes ces expériences présentent toutefois des spécificités liées à leur contexte sociopolitique et sanitaire spécifique qui interdisent de parler d’un « modèle de Geel ».

 

La vie après Julienne

« À la maison, les adultes se comportaient avec julienne sur le mode « on ne juge pas». Ça m’a définitivement enseigné ce principe. C’était normal qu’elle soit là, par ce que tout le monde est le bienvenu à la maison. On ne met pas un pauvre à la porte. Et c’est pareil avec les mendiants qui se présentent à la porte. On les accueille, même s’ils puent. « Tu ne connais pas leur vie ! » disaient ma même. En 2015, lors d’un afflux de migrants, mon père, déjà très vieux a voulu faire savoir qu’il y avait de la place chez lui.

Une dame venue d’Azerbaïdjan a vécu dans la maison  jusqu’à son décès ».

« En fait, chacun est différent. Mais les gens comme Julienne sont d’un différent différent. J’en reparlais avec mon frère il y a peu. Il se souvient qu’il se demandait « où sont les repères ? Comment est-ce que je fais avec Julienne ? »

Au fur et à mesure qu’on grandit, on intègre les catégories, mais Julienne n’est pas assimilable à la norme. Elle a une case à part. On l’a sortie de sa boîte pour la mettre dans ma famille. C’est le fait de mettre des gens dans de institutions qui les fait sembler à part. Nous, on a appris qu’il y a des gens comme ça, et il y a moyen d’être avec eux. Julienne, c’est la preuve qu’ils peuvent être parmi nous ».

 

CQFDoigt dans l’œil

Au moment de boucler cet article, et donc de livrer mon analyse de ma rencontre avec Anne, et de la lecture de l’ouvrage que la Province de Liège a consacré à la colonie de Lierneux, et de quelques autres, j’étais comblé.

Le récit d’Anne venait, jusque dans les mots qu’elle utilise, confirmer un mantra du Centre Franco Basaglia :   « il y a des gens comme ça, et il y a moyen d’être avec eux ». J’avais envie que cette rencontre prouve que le placement familial est une pratique qui transforme les personnes et les communautés, que l’expérience du quotidien avec les fous apporte une ouverture à l’altérité, qu’elle marque à vie et change le rapport au trouble psychique. Dans le « bon » sens.

J’étais emporté par le bon sens, sans guillemets, d’Anne. Sa bienveillance tranquille. J’avais laissé de côté une petite surprise face à certaines formules. Un doute. Elle dit « Elle était dans son monde. On ne pouvait pas communiquer avec elle ». Elle dit « Quelqu’un que je sens diminué, qui est à part ». Ça m’avait un peu dérangé, mais je ne voulais pas creuser. Ça salissait le tableau. Je voulais croire que ça ne signifiait rien. Des petits dérapages dans le roulement d’une conversation pleine de l’émotion du souvenir.

Mais voilà qu’un psychiatre psychanalyste (qui se qualifie lui-même de libertaire – pléonasme ?) ouvre la porte sur un abîme de perplexité. Je tombe sur un extrait d’un ouvrage de Pierre Sans qui m’avait échappé, et qui vient heureusement bousculer l’idée que je m’étais faite de toute cette histoire[26].

Il reprend et prolonge, de manière transparente, un travail précédent de Denise jodelet[27] à propos de la colonie d’Ainay-Le-Château. Pierre Sans (a-t-on idée de s’appeler comme ça !) commence par souligner la méfiance et l’ambivalence de la corporation des psychiatres concernant le placement  familial. Ça semble assez évident étant donnée l’ambiguïté de leur position dans les institutions psychiatriques (au sens large) qui les légitiment, les rémunèrent et les contraignent pourtant. Il se revendique, lui d’une position de neutralité et d’objectivité qui lui permet de reconnaître « Les qualités d’accueil et de tolérance à la folie souvent étonnantes[28]» qu’on y observe.

Ces précautions formulées, il signale encore, un peu perfidement, qu’il souhaite  « montrer ce que ce laboratoire naturel peut apporter à la compréhension de l’homme, à sa peur de l’autre, et aux mécanismes de défense qu’il met en place pour s’en prémunir ».

Une série de constats factuels sont imparables « Ces lieux se nichent toujours dans des régions agricoles, pauvres, à l’écart des grandes voies de communication et des grandes villes, au sein de communautés de paysans rudes et durs au mal, durs avec eux-mêmes, durs avec l’autre, habitués à lutter pour survivre dans un milieu hostile, dont la folie n’est devenue au fil des siècles qu’un élément parmi d’autres (le froid, la faim, les guerres, les maladies et les sorts) »[29].

Il souligne les caractéristiques du vocabulaire du placement familial, et les valeurs qu’il véhicule incontestablement, de l’usage du terme de « nourrice » ou « nourricier » à celui de « colonie ». Le parallèle avec les politiques coloniales est effectivement troublant. Sans ne mâche pas ses mots : « La “colonie” sépare, tranche et retranche. Elle sépare deux espaces, deux “races”, deux mondes [30]».

A la vérité, il s’attache surtout à déconstruire le mythe de la colonie de référence, celle de Geel.

« Il semble bien qu’on puisse établir des distinctions entre Geel et les autre colonies familiales. J’aborderai ailleurs l’aspect violemment totalitaire du système, [ ] ; je me limiterai ici à la dimension purement fonctionnelle des choses en examinant quelques-uns des mécanismes défensifs mis en place par la population pour nier la folie ou la tenir à distance ».

On est là au cœur de sa critique. Le placement familial, en tous cas à Geel, et potentiellement dans d’autres expériences qui s’en inspirent sont, d’après lui, et contrairement à mon récit, des entreprises  de mise à l’écart, de ségrégation, qui se fondent sur la peur de la folie et instituent, ritualisent même, les pires attitudes d’exclusion. Un régime totalitaire.

Il prend, entre autres, l’exemple bien connu des fantasmes de contamination : « Le contact avec ce qu’a touché un malade doit donc être dépollué au travers des actes du quotidien, sous peine de risques graves de contamination. Mais là aussi pas n’importe comment ; grâce à des rituels, tels ceux qui vont structurer les divers lavages, de la vaisselle et du linge. Deux types de “partage des eaux” sont ainsi mis en évidence, l’un concernant la vaisselle, l’autre le linge ».

« Le consensus à Geel est donc de ne jamais faire entrer le malade dans le “nous” de la communauté des gens sains et normaux ». [31]

Un peu plus loin, je pense qu’il s’adresse clairement à moi : « Ainsi se déroule la vie quotidienne dans ce qui fut (ou reste, pour certains naïfs ou cyniques !) le “modèle” de la psychiatrie ouverte. Les malades y sont maintenus dans une catégorie inférieure à celle des humains normaux, voire même “hors-catégorie”, dans l’interstice, où ils ne sont même pas vus ; ils sont devenus transparents ! »

Et, plus loin, en conclusion de ce chapitre : « ce n’est pas en employant magiquement de nouveaux vocables, tel celui “d’accueil” familial thérapeutique, ou “d’hébergement” dit thérapeutique que les pratiques aliénantes seront jugulées, mais par un double effort, à la fois de rigueur intellectuelle, fondée sur l’observation honnête des faits, et de préoccupation éthique et politique, cherchant à poser les questions en termes de processus de pensée et de liberté d’expression ».

Pierre Sans ne condamne pas du tout les alternatives à l’hospitalisation. Mais il refuse la fausse alternative entre état de nature et institution Il a d’ailleurs salué, ailleurs, la mise en place de la psychiatrie de secteur en France.

Ce qu’il condamne, c’est un dispositif qui repose sur des représentations qui se transmettent de génération en génération dans la communauté, sans être questionnées, pensées, et même sans être verbalisées. « Résumons-nous : nous sommes à Geel dans un lieu hautement marqué symboliquement, à la fois par le mythe de sainte Dymphne et par celui “du traitement révolutionnaire des fous” qui le relaie et l’englobe, tout à la fois. Une tradition en découle, par l’intermédiaire d’un savoir-faire et d’un savoir-se-comporter en tous lieux et toutes circonstances ». Voilà la distinction essentielle par rapport à ce qu’a observé Denise Jodelet : à Ainay, un savoir profane s’est mis peu à peu en place, des recettes se sont transmises en quelques générations, de mère en fille, de bouche à oreille ; à Geel, les savoirs se situent dans la sphère comportementale, infra-langagière.»[32]

Sans développe une approche politique de l’habiter de et avec la folie, à  partir d’une analyse sans concession de ce qu’il appelle une psychopathologie de l’accueil thérapeutique familial.

Il est, malheureusement pour mon propos, orienté avant tout vers la dimension thérapeutique (au bénéfice du fou). Or, ce qui m’intéresse ici, c’est plus ce que ça fait à Anne que ce que ça fait à Julienne.

Son ouvrage, malgré ses outrances et un certain goût de la formule, et bien que datant un peu (ou peut-être pour la raison même qu’il est dégagé des formes de pensées actuelles), aura réveillé mon esprit critique. Et j’y trouve une analyse qui donne un sens à certaines représentations véhiculées par les propos d’Anne.

« L’enfer est pavé de bonnes intentions ! Le consensus imbécile et béat à propos de ces pratiques dans lequel nous baignons n’est qu’un leurre. Seule la prise en considération critique des dimensions paradoxales de l’existence humaine peut nous donner les moyens de dépasser à la fois les mortifères forces d’inertie et l’activisme négateur d’altérité ».[33]

 

Épilogue

Julienne venait de la région de Charleroi. Elle a été placée à Lierneux à 16 ans, pendant la 1ère guerre mondiale. Elle est restée dans la famille d’Anne jusqu’à ce qu’elle soit trop âgée pour vivre de manière autonome. Elle a alors été placée à l’hôpital psychiatrique en même temps que la grand-tante d’Anne était placée à la maison de repos. Mais ces deux-là avaient fait toute une vie ensemble et ne supportaient pas d’être séparées. Elles se faisaient des signes par-delà les clôtures. Julienne a finalement été admise à la maison de repos.

Elle est enterrée dans le cimetière du village, dans une partie, pense Anne,  réservée aux résidents de la colonie.

Découvrir nos récits, analyses conceptuelles et analyses d'oeuvres ?

Découvrir les propositions politiques du Mouvement pour une psychiatrie dans le milieu de vie ?

Références

[1] De Waelhens, « Folie (histoire du concept) », Encyclopédie Universalis [en ligne], consulté le 12 novembre 2021. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/folie-histoire-du-concept/

[2] M. Foucault, Folie et Déraison, Histoire de la folie à l’âge classique, Plon, 1961

[3] Aliéniste français à qui est attribuée la « libération », sous la Révolution, des malades à l’intérieur des asiles.

[4] De Waelhens, op.cit.

[5] Collignon, Schrouben et Denys ; de la colonie wallonne d’aliénés au Centre Hospitalier « l’Accueil » de Lierneux, 1884-2009 ; éditions de la Province de Liège ;2009

[6] Leduc, A. (1987). Histoire du traitement familial à Geel. Santé mentale au Québec, 12(1), 156–161. https://doi.org/10.7202/030384ar

[7] Les asiles parisiens (NDLA)

[8] Lolita Gillet chroniquant, pour le site missives, le livre de Juliette Rigondet  « Un village pour aliénés tranquilles », de Juliette Rigondet,, paru chez Fayard, en 2019.

[9] Procès-verbaux des séances du conseil provincial de Liège, 1884.

[10] Comme on appelle les familles qui accueillent des malades

[11] Leduc, op.cit.

[12] Collignon et al., op.cit.

[13] Ibid.

[14] Ibid.

[15] Ibid.

[16] ibid

[17] ibid

[18] Les établissements psychiatriques sont souvent divisés en différentes unités en fonction de la thérapie proposée ou de la pathologie. Dans chaque unité, on trouve un certain nombre de lits agréés dotés d’un index spécifique reflétant le type de soins proposés URL : https://www.belgiqueenbonnesante.be/fr/donnees-phares-dans-les-soins-de-sante/soins-en-sante-mentale/soins-en-sante-mentale-pour-adultes/organisation-de-l-offre-de-soins-pour-adultes/types-d-hospitalisation

[19] Arrêté royal fixant les normes auxquelles la fonction de soins psychiatriques en milieu familial doivent satisfaire pour être agréée ; MB ; 10 avril 1991

[20] Petit village du Cher

[21] Lolita Gillet, op.cit.

[22] https://www.la-croix.com/Actualite/France/Ainay-le-Chateau-un-village-ou-les-malades-mentaux-se-soignent-en-famille-_NG_-2009-10-28-600725

[23] URL : https://www.youtube.com/watch?v=hdR1tcbWj4U&t=8s

[24] Thomas Müller, « Le placement familial et les liens entre difficultés économiques et intégration sociale des malades mentaux dans la France du xixe siècle », Revue germanique internationale, 30 | 2019, 65-85.

[25] Ibid

[26] Pierre Sans ; Le placement familial, ses secrets et ses paradoxes ; L’Harmattan ; 1998

[27] Denise Jodelet, ”Folies et représentations sociales”, PUF, Paris, 1989. À son sujet, lire aussi Marie Absil, L’hospitalité et la crainte de la contamination ; CFB ; 2016

[28] Sans, op. cit.

[29] ibid

[30] ibid

[31] ibid

[32] Ibid.

[33] ibid