Bo Burnham : soigner le monde par l’humour

Auteur : Catherine Thieron, animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé : Pendant une année entière, l’humoriste états-unien Bo Burnham s’est attelé à écrire, réaliser, interpréter et monter « Inside », un « truc » audiovisuel, lors des confinements successifs. Selon notre animatrice, c’est l’oeuvre la plus forte qui soit sortie de cette période pour le moins étrange (et toujours pas terminée) : sans jamais mentionner la pandémie, le comédien y passe du coq à l’âne – et nous du rire aux larmes – en 87 minutes chrono, alternant des sujets aussi variés que le privilège blanc, la société hyper connectée, l’ennui, la solitude ou encore les pensées suicidaires, et renvoie à travers l’écran le reflet de notre propre impuissance…

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D’abord, il y avait ce gamin complexé de 16 ans qui écrivait des chansons humoristiques dans sa chambre et les publiait sur Youtube. C’était en 2006, et le gamin devenu trentenaire a depuis fait des tournées à guichets fermés, sorti plusieurs albums, prêté sa voix et son visage à différents films, et écrit et réalisé le long métrage « Eighth Grade ». Dans ce dernier, il est question de l’anxiété sociale et de la solitude chez les adolescents, deux sujets qui tiennent à cœur à l’humoriste : après avoir souffert de crises d’angoisse débilitantes pendant plusieurs années, notamment sur scène, il quitte les planches en 2016 pour prendre soin de sa santé mentale. En janvier 2020, il se sent mieux – tellement mieux qu’il envisage de reprendre le chemin du stand-up.

Et puis, le monde s’est arrêté.

 

Huis clos

Écrit, filmé et monté dans une seule et même pièce au cours des confinements successifs, « Inside » n’est ni vraiment un film, ni vraiment un spectacle : sans public, ni estrade, c’est un montage éclaté alternant numéros musicaux, parodies de pubs et de jeux vidéo, et réflexions éparses annoncées face caméra avec une fausse nonchalance. Au premier coup d’œil, cela parle surtout d’internet et de notre ambivalence à son égard, coincés que nous sommes entre FOMO (« fear of missing out » : la peur de rater quelque chose) et YOLO (« you only live once » : on ne vit qu’une fois).

La présence numérique est depuis toujours au cœur du travail de Bo Burnham, et dans sa chanson d’ouverture, il annonce tout de go être un peu déprimé, mais s’être remis au travail et avoir créé du contenu rien que pour nous. Tout de suite après, il se demande s’il est approprié de faire des blagues par les temps qui courent et avoir cependant l’ambition de nous soigner par l’humour puisque, nous rappelle-t-il avec la dérision qui le caractérise, sauver le monde est ce que font les hommes blancs depuis toujours. Et quand il s’amuse plus loin à tacler Jeff Bezos, le grand patron d’Amazon, c’est pour mieux souligner l’ironie qu’il est lui-même sous contrat avec la multinationale Netflix.

Comme dans l’ensemble de ses sketches depuis une décennie, le privilège blanc et le culte de l’auto-expression sont archi-présents, et l’humoriste profite de quelques coups d’œil dans le rétroviseur pour égratigner sa propre image, comme à son habitude. Il revient ainsi sur le succès en ligne qui a propulsé l’adolescent qu’il était dans un monde tout à fait inconnu – un monde qui, petit à petit, a grignoté des recoins de sa santé mentale. Dans le titre qui clôturait son dernier spectacle de stand-up, Bo Burnham se prenait pour le rappeur Kanye West et, après une longue diatribe sur l’ouverture trop étroite des boites de chips Pringles, scandait « Venez voir le gamin maigre à la santé mentale déclinante, et riez alors qu’il tente de vous donner ce qu’il ne parvient pas à se donner lui-même »[1]. Personne ne savait alors qu’il allait déserter la scène pendant plusieurs années.

 

L’autre côté du miroir

Parce que les gens qui s’attendent au pire ne sont jamais déçus, Bo Burnham se prépare à tous les cas de figure et a toujours un coup d’avance sur les critiques dont il pourrait faire l’objet. C’est d’autant plus apparent dans « Inside » qu’il y est à la fois acteur et spectateur, à l’écran comme dans les coulisses puisqu’il est également seul aux manettes pour produire cette chose. Cette responsabilité pourrait lui donner un sentiment de toute-puissance, mais c’est la sensation d’isolement qui prime ici, et le comédien casse régulièrement le quatrième mur pour s’adresser directement au public dont il ignore s’il est présent, anticipant les commentaires désobligeants qui pourraient lui être adressés. Au pire, c’est à lui-même qu’il parlera quand l’heure du montage aura sonné, ou à la marionnette-chaussette qui l’accompagne dans une de ses chansons. Qui n’a jamais eu de conversations en solitaire lui jettera la première pierre[2].

L’intimité apparente entre lui et son public est un thème récurrent chez l’humoriste : devenu l’une des premières stars de Youtube à 16 ans en étant à la fois sujet et objet de ses sketches, Bo Burnham est depuis tellement longtemps sous le feu des projecteurs qu’il a douloureusement conscience de l’image qu’il renvoie et traverse sa carrière en méprisant ce qu’il a pu faire précédemment dans l’espoir avoué de plaire aux gens qui le détestaient par le passé[3]. Cela pourrait être un cercle vicieux, car en cherchant à plaire à tout le monde, le créateur se perd en chemin, mais plutôt que de cracher dans la soupe quand il désavoue certains de ses propos, il laisse simplement voir différentes facettes de lui-même. Ses tentatives de réajustement semblent émaner d’un adulte qui n’assume plus tout à fait certains comportements du passé, et c’est l’une des raisons pour lesquelles son public s’y reconnait tant : ses airs de bon pote un peu maladroit le rendent accessible et attachant. Pourtant, cette intimité en trompe-l’œil est une arme à double tranchant puisqu’elle n’est jamais qu’une relation à sens unique : un écran sépare les célébrités de celles et ceux qui les admirent, et si nous pouvons avoir le sentiment de les connaitre par cœur, elles, en revanche, ignorent tout de notre existence. Bo Burnham joue énormément avec ce fantasme de proximité qui va de pair avec la relation parasociale, soit le lien continu et unilatéral avec une figure médiatique, une notion développée en 1956 par les sociologues Donald Horton et Richard Wohl. Peu étudié dans nos contrées, le phénomène a été analysé pour la première fois au moment de la démocratisation du petit écran avant de connaître une véritable explosion avec l’arrivée des réseaux sociaux sur internet. Dans un monde où tout un chacun peut développer des contenus, la frontière entre les stars et leurs fans semble s’amincir, mais demeure bel et bien présente. « Inside » dépeint cette ambivalence : le créateur est un gourou qui tient son public en otage, et ce dernier le détient tout autant en captivité ; il veut représenter son public, mais le public ne peut jamais être lui ; il a besoin d’une audience, mais il a aussi besoin de pouvoir rester lui-même.

Bien qu’internet ait lancé sa carrière, le comédien ne cache pas à quel point le contrôle que ce médium exerce sur lui a impacté sa santé mentale, et dans la chanson « Goodbye » qui clôture « Inside », il propose d’inverser les rôles : « Et si je restais dans le canapé et que je vous regardais la prochaine fois ? Je veux vous entendre raconter une blague quand personne ne rit ».

Quand je me regarde dans un miroir, mon reflet a-t-il conscience que je suis en face de lui ?

 

Le droit à la solitude

La tornade d’émotions contradictoires représentée à l’écran nous met face à la question : et nous, quels sentiments avons-nous éprouvés ces vingt derniers mois ? Et qu’en avons-nous fait ? Comme la plupart d’entre nous, Bo Burnham est entré dans le premier confinement avec l’espoir que cela passerait vite, et l’appréhension d’affronter à nouveau le monde extérieur a suscité chez beaucoup d’individus la crainte de sortir des quatre murs qui les ont abrités pendant ce temps – même si l’abri en question manquait de chaleur, d’hospitalité ou d’intimité. Alors que le gamin qu’il était faisait des vidéos dans sa chambre pour pouvoir la quitter, le trentenaire confiné ignore complètement si le travail qu’il est en train de réaliser verra la lumière du jour. Il en a certainement une petite idée au moment de se lancer dans la production, mais au fur et à mesure que ses cheveux et sa barbe s’allongent, il devient évident que la certitude d’une diffusion publique s’estompe au même titre que l’espoir – et même l’envie – d’un jour ressortir de sa tanière.

D’une certaine manière, Bo Burnham dit à celles et à ceux qui ont dû faire des efforts surhumains pour retourner à la vie sociale qu’il n’y a aucun mal à vouloir rester chez soi. Si la solitude subie est terrible à vivre, celle que l’on choisit peut apaiser. Souvent synonyme d’isolement, voire d’exclusion sociale, elle demeure pourtant peu désirable puisque perçue comme « un facteur de risque [qui] peut contribuer à une performance cognitive globale plus faible, un déclin cognitif plus rapide, un fonctionnement exécutif plus médiocre, plus de négativité et de cognition dépressive, une sensibilité accrue aux menaces sociales, un biais de confirmation dans une cognition sociale autoprotectrice et paradoxalement autodestructrice, un anthropomorphisme accru et une contagion qui menace la cohésion sociale. Ces différences d’attention et de cognition ont un impact sur les émotions, les décisions, les comportements et les interactions interpersonnelles qui peuvent contribuer à l’association entre la solitude et le déclin cognitif et entre la solitude et la morbidité en général »[4]. Ainsi, la solitude involontaire exclut davantage les personnes déjà isolées et génère des souffrances accrues, faisant obstacle à une intégration sociale sereine. Ce cercle vicieux bien réel ne peut cependant résumer à lui seul la solitude, que la chanteuse Barbara traitait de garce aux yeux cernés[5].

Bo Burnham présente quant à lui deux faces d’une même médaille, à savoir la solitude qui enferme tout comme celle qui protège. Cette ambiguïté qu’il cultive depuis ses débuts est particulièrement présente dans des chansons dont les mélodies joyeuses et sautillantes contrastent violemment avec des paroles d’un pessimisme extraordinaire.

 

Mise à nu

Il a été reproché à Bo Burnham d’être un privilégié (spoiler : il n’est quasiment question que de ça dans la première partie de « Inside »), et qu’avec son argent et ses contacts, il lui était facile de monter pareille entreprise. Il y a pourtant travaillé une année entière, non seulement à son écriture et à sa réalisation, mais il a aussi mis ce temps à profit pour apprendre et développer des compétences techniques alors qu’il n’est ni caméraman, ni preneur de son, ni monteur vidéo. Comparé aux mémoires de confinement qui pullulaient dans la presse au cours du printemps 2020, le résultat est remarquable : le talent de Burnham est d’avoir scruté, répertorié, enregistré son état mental de manière constante et systématique pendant un an de sa vie, et pas seulement quand il se sentait particulièrement drôle ou en verve. Parce que c’est son métier, il l’a fait sous forme de jeu et de comédie ; il montre cependant avec beaucoup de justesse différents effets de l’isolement, du plus anecdotique (vivre en slip et négliger son hygiène corporelle) au plus envahissant (la dépression, les pensées suicidaires). Les transitions – si on peut les appeler ainsi – le montrent tour à tour en train de tester son matériel, couché par terre entouré de câbles et autres brols, nettoyant une vitre invisible entre lui et nous, ou hirsute et immobile face à une prise enregistrée quelques mois plus tôt… La détresse va crescendo, et la frontière entre l’homme et l’artiste n’est pas toujours très claire. Quand, à la fin de « Inside », le comédien apparait à l’écran en costume d’Adam, on ne peut s’empêcher de se demander dans quelle mesure il ne met pas aussi, à ce moment-là, son âme à nu.

Dans le travail de création, le mensonge est souvent nécessaire pour donner du relief et de l’authenticité à des histoires. Cela va de petits arrangements avec la vérité à l’affabulation la plus grossière, et ce n’est finalement pas important si l’apparente sincérité est bien réelle ou non : ce qui est réel, c’est l’émotion suscitée. La chanson « That Funny Feeling » est certainement la plus touchante de ce drôle de one-man-show : en reprenant une liste improbable de choses qui n’ont a priori rien à voir les unes avec les autres – de références culturelles légères à l’évocation d’événements tragiques –, Burnham exprime le détachement et le désintérêt pour le monde extérieur qui va généralement de pair avec la dépression. Ce titre a fait mouche et a rapidement été repris par différents artistes, mais il ne fonctionne jamais aussi bien qu’au sein de cette œuvre d’art totale qu’est « Inside ». Bien que certains passages se suffisent à eux-mêmes, ils perdent en puissance quand ils sont isolés de leur contexte, et on se demande ce qui était déjà écrit, ou tout du moins en gestation, avant la pandémie : n’est-ce pas, dans les grandes lignes, le spectacle avec lequel il comptait revenir sur scène ? Tout ici gravite autour de l’absence et de la solitude, de la détérioration psychique liée à une grande angoisse et de la peur du monde extérieur qui en résulte. En temps de pandémie mondiale, « Inside » est universel ; vu sous le prisme de l’anxiété ou de la dépression, il est absolument intemporel. Polaroid d’un instant t, il nous rappellera l’inquiétude partagée pendant plusieurs mois quand tout cela sera terminé… si cela s’arrête un jour.

Il nous rappellera également que cette inquiétude et ce sentiment d’abandon sont le lot quotidien d’un nombre croissant d’individus.

Le nihilisme et la vulnérabilité de Bo Burnham font écho à notre propre fragilité, et ce qui a commencé pour lui comme un projet pour se remettre au travail s’est transformé en un récapitulatif bouleversant d’un traumatisme partagé. C’est aussi un hommage à l’adolescent anxieux d’autrefois parce que dans le fond, le gamin de 16 ans qui se filmait dans sa chambre n’est pas si éloigné du trentenaire d’aujourd’hui…

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Références

[1] Can’t Handle This, extrait du spectacle Bo Burnham: Make Happy (2016) : https://youtu.be/rYy0o-J0x20

[2] Cf. à ce sujet l’enquête radiophonique « À l’écoute des quasi-personnes » : https://www.psychiatries.be/actualites/a-lecoute-des-quasi-personnes/

[3] « Ma carrière a toujours été ainsi, à savoir que ce à quoi je travaille actuellement est généralement, je pense, une répudiation complète de tout ce qui l’a précédé. J’essaye toujours de plaire aux gens qui me détestaient jusque-là. » The New Yorker, 24 juin 2018, consulté le 30 novembre 2021. https://www.newyorker.com/magazine/2018/07/02/bo-burnhams-age-of-anxiety

[4] Cacioppo JT, Hawkley LC, « Perceived social isolation and cognition », 31 août 2009, consulté le 3 décembre 2021. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2752489/

[5] « La Solitude », sur l’album « Le Mal de vivre » (Philips, 1965).