D’amour et de fantômes

D'amour et de fantômes

Auteur : Catherine Thieron, animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé : Accompagner le deuil avec une infinie tendresse, voilà ce que propose Laurie Anderson dans son film « Heart of a Dog » (2015). Ode à la vie portée par la voix hypnotique de l’artiste interdisciplinaire, c’est une invitation au souvenir et à une douce introspection, un appel à la poésie quand la vie et le monde nous semblent vides de sens. Pouvons-nous nous en inspirer pour adoucir le deuil en temps de covid ?

Temps de lecture : 15 minutes

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L’artiste multimédia Laurie Anderson et son rockeur de mari, Lou Reed, avaient établi trois règles selon lesquelles mener leurs vies : la première est de n’avoir peur de personne ; la deuxième est d’avoir un très bon détecteur de bullshit et d’apprendre à s’en servir ; la troisième est d’être vraiment, vraiment tendre – au sens de s’accorder le droit de se laisser toucher et attendrir par autrui. C’est moins simple qu’il n’y parait et demande une attention de chaque instant, mais il est toujours bon d’avoir quelques mots d’ordre sur lesquels se rabattre, non ?

 

Une vie de chien

Depuis ses débuts, il y a plus d’un demi-siècle, Laurie Anderson mélange et confond les disciplines. Petit à petit, elle est devenue passeuse, médiatrice, entremetteuse, construisant des ponts où il y avait des cloisons. Dans son film « Heart of a Dog », réflexion aussi personnelle qu’universelle autour de l’amour, la mort et le deuil, elle multiplie les formes pour représenter le kaléidoscope émotionnel accompagnant la perte d’un être cher. Le fait qu’elle ait choisi pour sujet sa petite chienne rat terrier Lolabelle, disparue en 2011, plutôt que Lou Reed, qui suivra leur animal de compagnie dans l’au-delà seulement deux ans plus tard et à qui le film est dédié, n’est qu’une preuve supplémentaire que Laurie Anderson ne fait décidément rien comme les autres… et elle le fait avec panache ! Espiègle et audacieuse, elle traverse les frontières avec la grâce d’une patineuse, et puisque la parole est au cœur des expériences qu’elle partage avec son public, c’est évidemment sa voix à la beauté étrange et au phrasé précis, amicale et sérieuse, qui accompagne – et parfois même amuse – la galerie au fil de ce collage fragmenté de 75 minutes.

Tout comme le deuil est une traversée tout à fait personnelle que chacun effectue à son rythme, cet essai poétique et expérimental peut être difficile à partager, tant il foisonne d’endroits sensibles à explorer en privé, superposant les associations d’idées comme autant d’ingrédients d’un inspirant mille-feuilles mental. Cette expédition onirique au cœur de l’intime est une invitation à l’introspection : passant du coq à l’âne, on y croise autant Lolabelle que les philosophes Søren Kierkegaard et Ludwig Wittgenstein, le Livre tibétain de la vie et de la mort, des souvenirs d’enfance, des rêves et, bien sûr, le deuil. C’est aussi, en filigrane, un hommage au New York post-11 septembre 2001 dont le souvenir n’est jamais loin puisque l’attaque sur le World Trade Center a mis fin au monde tel que nous le connaissions ; entre autres choses, il semble depuis lors être devenu acceptable que les citoyens lambda fassent l’objet d’une surveillance de chaque instant, et la notion de vie privée s’est effondrée en même temps que les tours jumelles.

De ce film, la réalisatrice dit que c’est « une histoire sur le fonctionnement des histoires – comment vous oubliez la vôtre, comment vous la répétez, comment l’histoire de quelqu’un d’autre peut vous être attribuée[1] ». « La question centrale de Heart of a Dog est : que sont des histoires ? Comment sont-elles créées et comment sont-elles racontées[2] ? » Et la phrase « Toute histoire d’amour est une histoire de fantômes » en est le mantra. Citée avec une régularité d’horloger par l’écrivain David Foster Wallace (qui l’attribuait volontiers à Virginia Woolf), elle a traversé l’inconscient collectif puisque l’auteure Christina Stead en fit déjà mention une décennie avant lui[3]. L’origine incertaine de la citation ne fait que renforcer le mystère de sa signification : comme toute formule poétique, son interprétation appartient in fine à qui la lit.

 

Notre besoin de consolation

Une part de poésie est nécessaire au deuil, et Laurie Anderson est une conteuse hors pair : sa langue berce, console et éclaire, et elle nous rappelle que la vie est un pèlerinage au tracé confus où les obstacles sont nombreux.

Dans son texte « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier », Stig Dagerman écrit que « l’humanité n’a que faire d’une consolation en forme de mot d’esprit : elle a besoin d’une consolation qui illumine. (…) Il est vrai que je ne peux me libérer de l’idée que la mort marche sur mes talons et encore moins nier sa réalité. Mais je peux réduire à néant la menace qu’elle constitue en me dispensant d’accrocher ma vie à des points d’appui aussi précaires que le temps et la gloire[4] ». Et de poser plus loin la question suivante : « Thoreau avait encore la forêt de Walden – mais où est maintenant la forêt où l’être humain puisse prouver qu’il est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de la société ? [5] » La réponse de Dagerman est « nulle part », et il mit fin à ses jours en 1954, deux ans après la publication de ce texte.

Dans le deuil, notre forêt de Walden[6] prend bien souvent la forme de cérémonies et de rituels dont nous avons largement été amputés au cours de la crise sanitaire et dont l’humain a pourtant besoin pour rendre hommage à ses morts. En août 2020, l’auteure et metteure en scène Françoise Bloch fit le constat amer que la « suppression des rites funéraires collectifs a été révélatrice de l’importance accordée à la question humaine. Les sociétés les plus primitives s’appuient sur des rites funéraires collectifs. Je ne comprends pas que chez nous, on n’ait pas trouvé les moyens de les préserver. C’est seulement une question d’imagination. On a pu réfléchir à comment ouvrir un fast-food, pas comment honorer les morts[7] ». Se voir refuser le droit de se recueillir est d’une violence extraordinaire, et nous avons dû faire d’immenses compromis pour arriver à respecter les contraintes légales : de la retransmission en ligne à l’autel à domicile en passant par les cérémonies à retardement, les funérailles ont, pendant plus d’un an, pris des formes étranges et souvent inconfortables, voire inconvenantes pour l’entourage. Il n’y a malheureusement pas de deuxième chance pour enterrer nos morts, et la double absence – celle de l’être aimé tout comme celle d’une cérémonie d’adieu – a creusé un vide insondable autour des personnes endeuillées, les isolant davantage à un moment où elles avaient besoin de soutien et de réconfort.

Le deuil en temps de covid a fait l’objet de nombreuses études et recherches dont les résultats poussent certains scientifiques à parler d’une « épidémie silencieuse » et d’un « tsunami de chagrin »[8]. Si l’on veut voir le bon côté des choses, la pandémie a mis en évidence la véritable nécessité de considérer enfin l’accompagnement du deuil comme faisant partie intégrante des soins de santé et des services sociaux. D’autres enquêtes indiquent que les personnes endeuillées semblent aujourd’hui être plus à l’aise que par le passé pour verbaliser leur chagrin et faire le constat de leur propre mortalité. Bien que cela jette encore un froid dans les conversations de tous les jours, cette expression de la peine est grandement encouragée par les professionnels de la santé[9].

 

Réinventer le deuil

Comme si le sentiment de culpabilité d’avoir « laissé mourir seul » un proche ne suffisait pas, la prise de conscience de l’avoir perdu pour toujours n’a frappé que bien plus tard les personnes endeuillées au cours des confinements successifs. Face à l’impossibilité de se recueillir au chevet de l’être aimé, l’interdiction de rassemblements qui a duré de nombreux mois et la difficulté à se projeter dans l’avenir en cette période de pandémie mondiale, la psychologue Evelyne Josse rappelle que pour l’entourage, « le processus [de deuil] s’enclenche, mais son évolution normale est entravée. [Les proches] risquent de présenter ce qu’on appelle un deuil compliqué. Le deuil compliqué présente un déroulement inhabituel sans toutefois que l’endeuillé souffre de trouble mental avéré. On distingue trois complications : le deuil différé, le deuil inhibé et le deuil chronique. Dans le deuil différé, l’endeuillé refuse de croire au décès et agit comme si rien ne s’était produit dans sa vie. Dans le deuil inhibé, l’endeuillé ne semble éprouver aucune émotion et continue à vivre comme à son habitude. Contrairement à ce qui se passe dans le deuil différé, l’endeuillé ne nie pas la réalité du décès, mais se prémunit de la douleur et du chagrin. Dans le deuil chronique, le deuil se prolonge indéfiniment. C’est de loin la complication la plus fréquente »[10].

Suite au décès de son compagnon, Vanessa a lancé en 2019 le site Variations sur le deuil[11] pour partager son expérience, ainsi que différentes ressources glanées au fil de ses lectures et rencontres. Les groupes de parole qu’elle anime depuis 2020 fonctionnent en groupes fermés de douze rencontres et se sont fortement transformés depuis le début de la crise sanitaire : d’abord annulés, ils ont rapidement repris après le premier confinement, dans le respect des mesures imposées, même si le port du masque a été perturbateur, car il limite la perception des expressions et est très gênant en cas de pleurs. Par ailleurs, les groupes ont reçu plus d’appels de la part de personnes qui n’ont pas pu accompagner leurs proches mourants, qui n’ont pas pu leur dire au revoir ou qui n’ont même pas pu voir le corps, alors que ce sont des éléments importants dans le processus de deuil. Sans cela, le deuil peut s’avérer plus compliqué, et la réinvention des rituels a été fondamentale durant les confinements : des services en ligne se sont développés pour assister aux cérémonies, les personnes endeuillées ont mis en place des rituels à distance ou à retardement…

D’ailleurs, il n’y a pas que dans la mort que nous avons dû imaginer de nouveaux rituels (et donc de nouvelles routines) puisque mariages, anniversaires, et même Noël et Nouvel An ont salement tiré la tronche l’an dernier.

 

Vers de nouveaux rituels

Quand elle crée une nouvelle œuvre, Laurie Anderson se pose les cinq questions suivantes : est-ce assez compliqué ? Est-ce assez simple ? Est-ce assez fou ? Est-ce assez beau ? Est-ce assez stupide ?[12] Peut-être pouvons-nous nous en inspirer pour réinventer les rituels qui jalonnent nos vies en cette période trouble ? À moins que nous n’acceptions son invitation à traquer avec elle la beauté de l’éphémère, une beauté qu’elle poursuit tant dans ses créations artistiques que dans sa pratique du bouddhisme tibétain. Cette pratique la pousse à verbaliser des questions telles que : comment trouver du réconfort dans la perte, et de la beauté dans la mort ? Comment transformer les frontières en passerelles ? Comment arriver à n’avoir peur de personne, développer un très bon détecteur de bullshit (et apprendre à s’en servir), et être vraiment, vraiment tendre ?

L’artiste (qui avoue volontiers n’avoir jamais été douée pour les débuts et pour les fins) nous encourage aussi, encore et toujours, à aimer les mots et les histoires, à raconter la nôtre et le monde qui nous habite et nous entoure, car selon elle, « le langage parle de perte, et d’une certaine manière, les mots commémorent des choses et des états »[13]. Parler des morts, c’est entretenir leur souvenir, et ce souvenir nous aide à avancer dans le processus de deuil.

Les morts ne sont vraiment morts que lorsque les vivants les ont oubliés[14].

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Références

[1] Entretien paru dans Observer, 29 octobre 2015.  https://observer.com/2015/10/the-fantastical-story-of-laurie-anderson-and-lolabelle/

[2] Livret d’accompagnement du DVD (Dogwoof, 2016).

[3] « D.F.W.: Tracing the Ghostly Origin of a Phrase », D.T. Max dans The New Yorker, 11 décembre 2012. https://www.newyorker.com/books/page-turner/d-f-w-tracing-the-ghostly-origins-of-a-phrase

[4] Stig Dagerman, « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier » (traduit du suédois par Philippe Bouquet, Actes Sud, 1981).

[5] Ibid.

[6] Dans son récit « Walden ou la Vie dans les Bois » (1854), Henry David Thoreau relate son séjour de deux ans dans une cabane en forêt.

[7] Entretien paru dans BRUZZ le 22 août 2020. https://www.bruzz.be/fr/culture/culture/bas-les-masques-francoise-bloch-se-devoile-sur-le-coronavirus-2020-08-22

[8] Pearce C, Honey JR, Lovick R, et al, ‘A silent epidemic of grief’: a survey of bereavement care provision in the UK and Ireland during the COVID-19 pandemic, BMJ 2021. https://bmjopen.bmj.com/content/11/3/e046872

[9] Fiona Godlee, Why we need to make space for grief, BMJ 2021. https://www.bmj.com/content/374/bmj.n2144

[10] Entretien pour la RTBF, 7 juin 2021. https://www.rtbf.be/info/dossier/epidemie-de-coronavirus/detail_coronavirus-en-belgique-plus-que-jamais-les-endeuilles-sont-seuls-face-a-la-mort-selon-la-psychologue-evelyne-josse?id=10766808

[11] https://variationssurledeuil.com

[12] Is it complicated enough ? Is is simple enough ? Is it crazy enough ? Is it beautiful enough ? Is it stupid enough ? Laurie Anderson citée par Sam Anderson dans un podcast du New York Times, 17 octobre 2021. https://www.nytimes.com/2021/10/17/podcasts/the-daily/laurie-anderson.html

[13] Dans son livre « All The Things I Lost In The Flood: Essays on Pictures, Language and Code » (Rizzoli Electa, 2018).

[14] Proverbe malgache.