La parole est un oeuf

La parole est un oeuf

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : Certes, la valeur de la parole d’une personne peut dépendre de son statut social. Quand les experts, les académiques ou les politiques s’expriment, ça a une autre légitimité que quand la RTBF fait un micro-trottoir, et une autre encore quand une personne sans domicile fixe apostrophe les passants. Mais, à l’inverse, la nature de la prise de parole ne peut-elle pas donner un statut à la personne ?

Temps de lecture : 15 minutes

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Dans l’ouvrage « cultures orales africaines », Paulette Roulon Doko analyse le statut de la parole dans ces contextes particuliers[1]. Un proverbe Peul affirme « La personne, c’est la parole ». Pour les Gbaya kara de Centrafrique,  les gens sont définis parmi les autres formes de vie comme « Ce qui parle».  Dans les cultures qu’elle évoque, la parole est consubstantielle à l’être humain. Pas de parole sans humain, pas d’humain sans parole.

Pour autant, cette donnée culturelle ne fonde pas un universalisme de la parole, mais plutôt un singularisme. Dans la culture dogon, on retrouve la distinction linguistique entre la parole et la langue  «[ ] et la parole pourra être, en tant que discours, caractérisée de « parole blanche » pour désigner une parole vraie, de « parole humide » pour une parole bien nette et de « parole non mûre » pour une parole au débit précipité, une parole irréfléchie, etc… » [2]

Elle relève un autre fait frappant sur lequel je reviendrai : Dans toutes les cultures africaines qu’elle a étudiées, à travers leurs différences, la parole est considérée comme ayant une vie propre qui échappe à tout contrôle. Les Yoruba disent : « la parole est un œuf ; si elle échappe, elle ne peut se reprendre ».  Pour les Peuls, par contre, elle est comme l’eau. «Une fois versée, elle ne se ramasse pas ». D’autres exemples, encore, montrent, dans ces cultures de l’oralité, que la parole prononcée a une grande valeur et ne s’efface pas.

Dans ses observations, il convient de  souligner la distinction entre l’acquisition du langage par tous les enfants de la même manière, et l’apprentissage du maniement de la parole, qui peut devenir un savoir et être valorisé spécifiquement. « Le savoir même, pourrait-on dire de façon absolue ». Parler s’apprend, s’élabore, se travaille. La parole doit « avoir du goût ». Le locuteur y glisse des « paroles pilées », des paroles inversées, détournées, des sens cachés. Et la compréhension fine, profonde de ce qui est dit doit se construire tout autant. Le maniement et la compréhension de ce que nous appellerions des subtilités de langage est une marque d’intelligence créatrice, une qualité recherchée.

« Parler une langue ne suffit pas. Il convient de savoir parler ». Mais, si cette attente s’applique à toutes et tous, il reste que « n’importe qui ne dit pas n’importe quoi à n’importe quel interlocuteur ». C’est, bien sûr, l’âge, le sexe et le statut social qui déterminent les règles. Dans plusieurs cultures, sahéliennes, par exemple, les échanges entre certaines personnes sont simplement impensables en direct, et nécessitent donc une médiation, une intercession, qui peut être instituée sous la forme d’un rôle social. C’est une des raisons d’être du griot, qui pourra pallier à la rigidité de la structure hiérarchique en jouant le rôle de négociateur, de messager, d’ambassadeur.

Mais il existe aussi en Afrique des sociétés très peu hiérarchisées. Les particularités de la parole dans telle ou telle circonstance vont y avoir tout autant d’importance, mais pas au service des rapports de pouvoir. « Dans une société à forte hiérarchie, plus on a de pouvoir, plus sa parole est puissante ; dans une société sans hiérarchie le pouvoir d’une parole ne vient pas du statut de celui qui la profère, mais est fonction de la nature même de cette parole. »

 

Ce que nous rappelle l’Afrique

Le constat fait dans les cultures africaines peut se généraliser. S’exprimer par les mots est probablement la marque la plus caractéristique de l’humanité. Les personnes qui sont privées d’accès à cette expression vivent en retrait. Par les mots, on témoigne de son appartenance à la communauté des êtres humains.

Mais on exprime aussi sa singularité au sein de cette universalité. On s’apparente et on se distingue. On marque son appartenance à des groupes plus restreints, et aussi, pour une bonne part, une façon toute personnelle de prendre la parole.

Chuchoter ; inventer des mots ; faire des jeux de mots ; chanter ; crier dans la rue ; dire des poèmes ;  bavarder sans arrêt ; se parler à soi-même ; s’adresser aux inconnus ; conter ; parler à la radio, au micro, sur les réseaux sociaux, dans un porte-voix, devant une foule, dans l’obscurité, sur une scène ; dicter ; délirer ; lire à haute voix ; raconter des blagues ; répéter ce que quelqu’un dit ; poser des questions ; répondre ; résumer, expliquer ou corriger ce qui a été dit ; contredire ; bégayer ; traduire ; interrompre ; parler après tout le monde  …

En-dehors de la légitimité au nom de laquelle on s’exprime, la parole elle-même, par sa nature propre, acquiert un statut. On peut même dire que parfois, c’est la nature de la parole qui confère un statut à la personne. Qui lui désigne une place.

Bien sûr, dans nos sociétés occidentales, on confère à la langue écrite une autre valeur qu’à la langue parlée. À la parole « qui ne se reprend pas » des Yoruba, on opposera facilement notre « les paroles volent les écrits restent». L’écrit établit, tranche, prouve, institue, et constitue un marqueur symbolique. Paulette Roulon Doko, encore elle, va plus loin : elle affirme que c’est plutôt la pensée, la raison qui, dans notre culture, est vue comme l’attribut de l’humain.  Aucun doute ! Les lois s’écrivent, les jugements se rédigent, et celles et ceux qui publient des écrits qui aident à penser le monde et notre existence, qu’il s’agisse de fictions, d’essais ou de chroniques jouissent d’une légitimité qui leur donne un statut.

Pourtant, dans notre monde actuel, je constate que la parole dite donne encore un crédit particulier. C’est peut-être un trait de la société post-moderne[3], dont on déplore souvent la perte de la pensée, de la raison.

On peut songer aux tribuns politiques, à droite et à gauche, dont on connaît souvent mieux les déclarations que les analyses ou les propositions. Même quand il est diffusé par l’écrit, leur discours garde ce caractère vivant, entier, immédiat, de l’oralité. La pratique dominante dans la presse accentue d’ailleurs cette tendance. Les questions quotidiennes dans les interviews sur les médias de la chaîne publique belge commencent de préférence par « qu’est-ce que vous dites à celles qui, à ceux qui … »

On peut songer à la culture hip-hop, où, en français comme en anglais, le flow est ce qui capte l’attention, même si on ne comprend ou ne retient rien de ce qui est exprimé.

Sur les réseaux sociaux, enfin, la notoriété, l’estime, la visibilité s’acquièrent avec les punchlines répercutées à l’envi.

 

Quand dire, c’est faire

Un aspect de la parole mérite qu’on s’y arrête : c’est sa dimension performative. Qui, on va le voir, devient parfois une fonction, éventuellement instrumentalisée au service d’une stratégie.

La performativité, c’est le caractère d’un énoncé (une phrase, un verbe, …) qui rend effectif, qui réalise l’énoncé. Qui, en tous cas, transforme quelque chose dans le réel, généralement du côté de l’interlocuteur. Les énoncés performatifs ont été étudiés par John Austin dans sa théorie des actes de langage (publiée en français sous le titre « Quand dire c’est faire », en1970).

L’exemple princeps est la sentence judiciaire. La phrase « La cour vous déclare coupable » fait de l’accusé un coupable. « Les exemples d’énoncés performatifs sont nombreux : « Je jure de dire la vérité », « Je te baptise », « Je parie sur ce cheval », « Je t’ordonne de sortir », « Je vous promets de venir », etc. » [4]

Mais le principe peut être transposé dans beaucoup de contextes, en suscitant éventuellement le débat. Il s’applique, par exemple, à des questions de genre. On pourrait affirmer que répéter à un petit garçon « Les garçons ne pleurent pas » le conduit à refouler ses larmes, sa sensibilité, ses émotions.

Emmanuelle Collas, éditrice française et historienne de l’antiquité, a analysé les énoncés performatifs dans l’œuvre du poète latin Ovide. Elle décrit une typologie d’énoncés qui sont autant de variations sur le statut de la parole des personnages. Elle cite ainsi les supplications, les déplorations, les formules magiques, les prédications, les confessions, les promesses, les défis guerriers, les conseils, les paroles d’hospitalité. Paulette Roulon Doko rejoint cette typologie en relevant les serments, les bénédictions, les malédictions. Elle y ajoute encore la salutation traditionnelle par l’énonciation du nom de la personne, de son clan, de ses figures et de sa devise, dans des formules codifient qui se répètent et se répondent.

Frédéric Gabriel a analysé, lui, les modalités de prise de de parole publique des membres de la Compagnie de Jésus au service de l’influence de leur congrégation sur la société. Et, notamment, de la rivalité avec la hiérarchie catholique officielle[5].

Pour construire son analyse, il propose d’abord de distinguer l’exégèse de la propagande. Deux formes de prise de parole publique, qui peuvent être mises au service, soit du renforcement de l’orthodoxie religieuse, soit de la contestation des cadres. Selon ses propres termes, ces deux « types de diffusion de l’idéologie » reposent sur divers « degrés de parole » : dissimulation, omission, publicité d’une parole privée, … Qui s’exercent, certes par l’écrit, mais aussi dans les cadres de prise de parole orale institués que sont la prédication, la direction de conscience et l’enseignement.

Frédéric Gabriel relève encore le recours à la casuistique (la conduite de controverses sur des cas de conscience) qui est une fiction, et qui à ce titre «constitue une puissance de dissociation d’avec le sens,  d’avec la société, une puissance de dissociation diplomatique. Sa pratique séditieuse a une efficacité civile directe ».

Autant d’usages de la parole dans l’espace public dont il est donc possible de s’inspirer pour contester les dominations et les exclusions.

 

La parole du fou

Je vais commencer par régler son compte à la grammaire de cet intertitre. La question n’est pas celle du fou au singulier, d’une figure théorique, d’un archétype, d’une idée de la folie. La question, c’est celle de gens bien réels, habités par la folie. Et, il n’y a pas, pour eux, une parole, la même pour toutes et tous. Il n’y a pas de stéréotype de la parole que la folie habite.

Oscar Brenifier[6], analyse les caractéristiques de la parole dans les ateliers philosophiques.  Ce qu’il appelle l’art de la discussion philosophique « part du principe qu’on pense à travers les autres. L’autre est la condition même de la pensée, voie d’accès à la vérité ». Il affirme que «instinctivement, nous savons que nous parlons pour exister, pour exister tout simplement, ou pour exister un peu plus, pour surexister ».

Les personnes dont il s’agit sont singulières, comme chacun et chacune. Plus, peut-être ? D’une singularité, en tous cas, irréductible, incontournable. Mais les enjeux de leur prise de parole leur sont communs. A la fois comme personnes individuellement, et comme groupe social, leur parole est toujours suspecte. Elle est réinterprétée, comme si ces personnes n’étaient pas responsables de ce qu’elles disent. Il y a, a priori, un doute : qui parle ? La personne ? Sa maladie ? Ce qu’elle dit est d’abord pris comme un symptôme. On écoute la maladie au-delà de la personne. Comme quand tu es face à quelqu’un dont l’attention est fixée sur quelque chose ou quelqu’un d’autre, derrière soi, et que tu vois bien qu’il ne t’écoute pas.

Le statut de personne atteinte d’un trouble psychique fait obstacle à la parole. Il empêche l’accès à la parole pour ce qu’elle est.

 

Soyons Touareg !

On a vu qu’en Afrique, le maniement singulier du verbe, la créativité du dire  était une qualité recherchée. Paulette Roulon Doko explique que les Touareg du désert valorisent fortement ce qu’ils nomment iggi, et qui désigne tout ce qui, dans le discours, n’est pas directement compréhensible, et dont le sens réel est dissimulé. « La capacité à comprendre et élaborer des iggitän est révélatrice de l’intelligence créatrice, taytte, qui est la qualité première chez un individu [7]».

Cette créativité a toutefois à prendre sa juste place dans les coutumes qui s’appliquent à la prise de parole en général. Alors, soyons Touareg ! Cultivons une prise de parole originale, singulière, qui s’affirme comme telle dans les cadres institués ! Et œuvrons, en parallèle, à une sensibilité de tous à l’expression de la singularité de chacun et chacune !

C’est, fondamentalement, le projet culturel et politique du CFB et de quelques comparses : donner des voix à la souffrance psychique. Parce que la parole échappe, comme l’œuf des Yoruba. “La parole symbolisée par l’œuf, est fécondante ; et, comme lui, elle peut se briser ; la parole, comme l’œuf – forme parfaite et pleine – doit être dense et achevée ; de la même façon que l’œuf, en se cassant, laisse des traces difficiles à effacer, la parole pourra elle aussi laisser des marques profondes et lourdes de conséquences ; enfin, pas plus qu’un œuf cassé ne se peut conglomérer à nouveau, la parole une fois lancée ne se pourra reprendre.”[8]

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Références

[1] Le statut de la parole (Chap. 2), in Baumgardt Ursula et Jean Derive (éds.), Littératures orales africaines, Perspectives théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala : 35-47. Toutes les informations qui suivent au sujet des cultures africaines et les citations sont tirées de ce travail.

[2] CALAME-GRIAULE, Geneviève, 1965, Ethnologie et langage : la parole chez les Dogon, Gallimard, Paris, 591 p. cité par Roulon Doko

[3] À l’encontre de la stabilité poursuivie par la modernité, le postmodernisme va chercher à produire non pas du connu, mais de l’inconnu, transformant le modèle de la légitimation en éloge de la différence ; à l’encontre de la modernité, dont le but était de réaliser l’unité de tous les domaines du savoir et de la société, le postmodernisme va accroître leur différenciation. Carla CANULLO, Romain JOBEZ, Erik VERHAGEN, « POSTMODERNISME », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 7 novembre 2021. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/postmodernisme/

[4] Catherine FUCHS, « ACTES DE LANGAGE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 6 novembre 2021. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/actes-de-langage/

[5] GABRIEL, Frédéric. Qu’est-ce qu’une parole publique ? : Entre exégèse et propagande In : « Parler librement » : La liberté de parole au tournant du XVIe et du XVIIe siècle [en ligne]. Lyon : ENS Éditions, 2005 (généré le 07 novembre 2021).

[6] http://www.pratiques-philosophiques.fr/fr/bienvenue/

[7] DROUIN, Jeannine, 1987, De quelques conceptions esthétiques de la parole dans

la société touarègue, Journal des Africanistes, n°57, Fasc.1-2, pp.77-96. Cité par Roulon Doko.

[8] SACHNINE, Michka, 1987, Ifá sait la parole, l’histoire, les proverbes, Journal des Africanistes, n°57, Fasc.1-2, pp.161-173.