Plus de stress que de strass
Auteur : Catherine Thieron, animatrice au Centre Franco Basaglia
Résumé : Rayée de la liste des maladies mentales de l’OMS le 17 mai 1990 seulement, l’homosexualité semble être aujourd’hui largement acceptée en Occident. Pourtant, même dans les pays a priori les plus safe, les personnes issues de la communauté LGBT+ continuent de subir au quotidien des discriminations qui impactent lourdement leur santé mentale…
Temps de lecture : 15 minutes
L’auteure remercie Myriam Monheim et Arnaud Arseni d’avoir bien voulu prendre le temps de répondre à ses questions.
Depuis mai 2009, l’association internationale lesbienne et gay ILGA-Europe publie le Rainbow index où la Belgique est depuis toujours dans le top 5 : en effet, dans notre pays, la communauté LGBT+ a aujourd’hui (presque) les mêmes droits et (presque) les mêmes acquis que tout le monde, et elle est même protégée contre les discriminations.
Alors où est le problème ?
Le problème est que les mentalités changent moins vite que le cadre légal : l’homosexualité n’est plus considérée comme une maladie mentale que depuis 1990, et ce n’est qu’en 2019 que les transidentités ont été dépathologisées, alors forcément, il y a de vieux réflexes qui trainent…
Débat communautaire
Peut-on seulement parler d’une communauté LGBT+ une et indivisible ? Après tout, on ne parle pas de communauté hétérosexuelle tant les individus qui la composent sont variés, alors pourquoi continuer de mettre l’entièreté des lesbiennes, gays, bis, transgenres, intersexes et autres queers dans le même panier ?
Après avoir interrogé 600 personnes issues de ladite communauté, la sociologue Eleanor Formby a fait le constat qu’au sein-même de ce microcosme, le terme revêt différentes significations : pour certains, il s’agit d’espaces physiques – un quartier, un club, un café –, tandis que d’autres y voient des lieux d’échange, d’information ou de discussion, privés, publics ou virtuels, « [m]ais le terme ne rend pas compte des différences et des complexités des vécus. Cela peut également suggérer à tort une certaine forme d’expérience partagée, ce qui peut être frustrant pour certaines personnes, car cela met en doute les inégalités, discriminations ou exclusions qui peuvent exister au sein de la soi-disant « communauté LGBT ». (…) De nombreux participants ont parlé de discrimination de la part d’autres personnes LGBT en raison de leur âge, de leur corps, de leur handicap, de leur origine ethnique, de leur religion, de leur statut sérologique ou de leur classe sociale perçue. Ainsi, bien que l’expression implique que les personnes LGBT appartiennent automatiquement d’une manière ou d’une autre à une communauté toute faite, ce n’est tout simplement pas le cas. »[1]
C’est pourquoi il existe une grande diversité d’espaces communautaires où les personnes minorisées trouvent d’autres individus qui leurs ressemblent, qui les comprennent, qui peuvent les enrichir de leurs réflexions, et avec qui elles ne doivent pas faire semblant d’être quelqu’un d’autre. Là où certaines personnes fréquentent principalement les lieux de fête, d’autre privilégient les cercles militants, ou les cafés calmes, ou les sorties culturelles, ou les forums internet… Comme tout le monde, comme partout.
Sauf que pour les personnes LGBT+, la peur du rejet social est réelle et justifiée, car les discriminations restent hélas nombreuses et récurrentes, et les lieux estampillés LGBT+ ou LGBT friendly sont autant d’endroits où elles peuvent afficher leur identité sexuelle ou de genre sans crainte de se sentir exclues.
Le poids des normes
Dans une enquête publiée en 2020, l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne sur les expériences des personnes LGBTI a recueilli les réponses de près de 140 000 personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexuées, ce qui en fait la plus vaste enquête jamais menée sur les discriminations et les crimes à l’encontre des personnes LGBT+. Elle met en avant que, malgré des évolutions positives, énormément d’individus issus de cette communauté ressentent toujours le besoin de cacher leur orientation sexuelle ou leur identité de genre pour éviter d’être l’objet de discriminations, de haine ou de violence.[2] L’enquête rappelle également que les individus s’identifiant comme LGBT+ sont deux fois plus susceptibles de développer des troubles psychiques graves en raison de ces discriminations et de l’hétérosexisme intégré par toutes et tous.
« On ne réalise pas l’impact de l’hétéronormativité intégrée, constate la psychologue et psychothérapeute systémicienne Myriam Monheim. Pour arriver à pointer ça et voir combien ça nous traverse en tant que personne ou en tant que soignant, c’est un peu le même chemin que quand on découvre la notion de féminisme : tout d’un coup, on revisite toute sa vie, tous ses choix professionnels, affectifs… et c’est vertigineux.
Ce qui impacte la santé mentale des personnes, c’est qu’on a tous intégré depuis notre naissance que la bonne manière de vivre en tant qu’être humain, c’est d’être un homme ou une femme hétérosexuel, avec tout ce que ça sous-tend comme stéréotypes de genres. Et ça impacte aussi les personnes qui ont des identités de genre un peu « originales », ou celles dont la sexualité s’éloigne de l’hétérosexualité. D’ailleurs souvent, les personnes hétéros tombent des nues quand elles apprennent qu’il y a aussi des discriminations au sein de la communauté LGBT… Ben oui : comme partout ! On retrouve dans le vécu des gens ces mêmes stéréotypes, et une manière de catégoriser les autres en fonction de qui on est. »
Pour Arnaud Arseni, auteur du roman « Cortisol Queen »[3], « il y a et il y aura toujours cette croyance que l’hétérosexualité est normale, et donc par opposition, que toute autre forme de sexualité ne l’est pas. Or, l’hétérosexualité est la norme, une donne qui est définie par « le plus grand nombre ». C’est complètement différent. Si cette notion était comprise, ce serait déjà un grand pas en avant.
Les banalités balancées comme des missiles entre l’entrée et le dessert peuvent avoir l’effet d’une bombe, surtout quand elles sont fréquentes, et cela commence très tôt. Un parent va supposer que son enfant est hétéro et l’élever en ce sens. Le parent n’est pas à critiquer, il fait ce qu’il peut, il reproduit ce qu’il connait. C’est un discours très hermétique, car quand on le souligne, on nous reproche souvent d’exagérer, d’accorder trop d’importance aux mots ou à des choses futiles, pourtant ce serait un départ merveilleux que de montrer aux enfants où l’amour se trouve. »
Stress minoritaire
Coup de cœur au Prix du roman gay 2021, « Cortisol Queen » ne doit pas son titre au hasard, comme l’explique son auteur : « Le cortisol est l’hormone du stress, et ce roman traite du stress minoritaire[4] au sein de la communauté LGBT+, avec un focus sur les hommes gays. Il aborde la notion d’un stress post-traumatique créé par une période, plus ou moins longue, qui précède le coming-out, où de nombreux sentiments négatifs comme la honte, la peur du rejet, l’incertitude, le dégoût de soi, une insécurité palpable se croisent et se logent en nous… Tout cela a des conséquences et un impact certain sur notre développement. Bien souvent, les séquelles de ce stress nous rattrapent plus tard, sans prévenir, comme un vieil ami bourré qui vous recontacte après des années d’absence parce qu’il a quelques horreurs à vomir. »
Secrété en cas de stress, le cortisol est censé nous donner l’énergie dont nous avons besoin pour fuir le danger, mais notre corps semble ne pas faire la différence entre des situations potentiellement mortelles et le stress que nous subissons au quotidien. Cette hormone peut donc sauver la vie en aidant à maintenir l’équilibre dans le corps face à un danger, mais face à une succession d’inquiétudes et de micro-agressions récurrentes, le corps peut finir par libérer du cortisol en continu, ayant pour effet le développement d’un stress chronique.
« Je suis convaincu que le mal-être engendré par cet amas de stress pousse certaines personnes à vivre leur vie à 100 à l’heure, poursuit Arnaud Arseni. Il y a un lien évident à faire entre la détresse et les comportements à risques… À première vue, il peut y avoir un paradoxe entre le besoin de brûler sa vie par tous les bouts et le besoin d’anesthésier certaines émotions, mais il s’agit d’un mécanisme de défense, certes dangereux, une sorte de fuite. Comment peut-on affronter de façon saine et sereine une vie paisible et posée alors que tout ce qu’on a connu, c’est un mélange d’émotions paralysantes, complexes et menaçantes, qui nous ont terrifiées des années durant ?
Les gens sont souvent à mille lieues de s’imaginer les formes de douleur qui peuvent découler de la découverte de et du fait d’assumer son homosexualité : l’anxiété chronique, la dépression, les troubles alimentaires, les troubles sexuels, les troubles dysmorphiques, les addictions… Certaines pathologies ont un lien direct et découlent de ce stress post-traumatique, mais pas forcément, et pas pour tout le monde. Dans ce roman, je voulais faire le lien entre les souffrances rencontrées à l’âge adulte et le lot d’agressions qu’on se prend en pleine face à l’adolescence. Parce que oui, il y a des spécificités propres à notre communauté et il ne faut pas les nier. C’est un angle précis, mais il ne faut pas pour autant ériger l’étiquette de l’homosexualité comme cause à toutes les souffrances d’un individu. La santé mentale est un sujet bien trop vaste et notre monde est parfois bien trop moche que pour mettre les nombreuses difficultés que quelqu’un affronte sous le coup d’une seule et unique raison. »
Cru, frontal et tranchant, « Cortisol Queen » se lit comme il a été écrit : dans l’urgence. Passant volontiers du sarcasme au cynisme, son auteur ne s’excuse de rien, ni du thème délibérément sombre qui ouvre son récit (un suicide), ni de son goût affiché pour les excès et la provocation. Plus « cash » que « trash », ce premier roman reflète une triste réalité à laquelle sont confrontées les personnes issues de la communauté LGBT+, à savoir le paradoxe entre le souhait de ne pas se cacher, voire l’envie de s’afficher et de retirer de la fierté de cette partie de leur identité, et la difficulté à exprimer les profondes blessures psychiques et morales engendrées par des années d’homophobie et d’hétérosexisme ambiants et intégrés – de peur, peut-être, de casser l’image festive qui s’immisce depuis plusieurs années dans l’inconscient collectif : entre la Pride, le succès d’émissions comme RuPaul’s Drag Race ou Queer Eye, ou encore le cliché du meilleur ami gay dont la télé et le cinéma raffolent, les sexualités et identités de genre « hors normes » sont régulièrement présentées de manière optimiste et positive, alors pourquoi risquer de noircir un tableau haut en couleur ?
La santé est politique
Selon Myriam Monheim, « il y a souvent une forme d’homophobie intériorisée chez les soignants LGBT eux-mêmes, ils n’osent pas officiellement s’impliquer auprès des publics qui leurs sont proches de peur de ne pas être neutres. L’engagement sur certains sujets est compliqué quand on est soi-même proche de ces questions, et je connais peu de gens qui ont pris le temps et l’énergie pour se spécialiser sur ces sujets-là si ça ne les touchait pas d’une manière ou d’une autre. »
Touchée très jeune par les discriminations d’accès à la santé, notamment via les questions de VIH, la psychologue s’intéresse aux publics LGBT+ depuis trente ans et estime que « c’est important de dire que le public LGBTQIA n’est pas assez pris en charge : il a parfois peur de consulter et de nommer ce qu’il vit, ou il n’a pas accès de la même manière que le public mainstream aux structures et aux offres existantes. »
Elle se réjouit cependant de voir les choses changer, lentement, mais sûrement, « avec une accélération ces dernières années, et je trouve qu’il y a de plus en plus de cours qui tiennent la route et qui abordent les réalités LGBT de manière intéressante et riche. On n’est plus cantonnés à des petits chapitres de psychopathologie terrible comme à l’époque où j’ai été formée. Je pense qu’il y a plus de profs qui assument d’être eux-mêmes membres de la communauté LGBT, et beaucoup plus de jeunes qui osent : j’ai de plus en plus d’étudiants, d’étudiantes qui viennent pour des sujets de mémoire… C’est un effet boule de neige intéressant qui fait bouger les lignes, et de plus en plus d’initiatives sont soutenues par les associations LGBT pour offrir des modules de formations dans différents cursus de médecine, mais il reste vraiment des trous immenses dans la manière d’aborder la formation. Dans nos études, on ne met pas du tout en avant le fait que la santé, c’est politique. C’est au travers de la psychologie sociale que j’ai ressenti le besoin de m’ancrer dans le travail de terrain et pas juste de m’occuper du psychisme des gens sans me demander où ils dorment, ce qu’ils mangent, quel boulot de merde ou pas ils vont avoir…
À mon sens, on ne peut pas réfléchir aux enjeux de santé mentale sans réfléchir aux enjeux politiques que ça implique. »
[1] Eleanor Formby, « Why you should think twice before you talk about ‘the LGBT community’ », The Conversation, 8 août 2017.
[2] Communiqué de presse « Est-ce l’espoir ou la peur qui l’emporte chez les personnes LGBTI en Europe ? », 14 mai 2020 et « Questions et réponses concernant les principales conclusions de l’enquête sur les personnes LGBTI », 14 mai 2020
[3] Arnaud Arseni, « Cortisol Queen », Mix Editions, 2021.
[4] Voir aussi l’introduction de Maxence Ouafik au dossier « LGBTQI+ des patient.e.s aux besoins spécifiques », Santé conjugée n°86, mars 2019.