Hybridation des institutions
Auteur : Véronique Renier, Romaniste, photographe, plasticienne, coordinatrice/animatrice à Revers
Résumé : Mettre en œuvre des institutions hybrides composées avec soin d’éléments empruntés à l’éducation, aux arts, au social ou à la santé, par exemple, offre une précieuse plasticité. Celle-ci est à double face. Le dispositif oblige des mondes parfois fort éloignés à sans cesse négocier et créer un espace partagé. Les personnes sont envisagées, non plus selon des manques, mais dans la (re)découverte de richesses rendues possibles par la souplesse de l’institution.
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Quand on parle des lieux en psychiatrie, c’est encore bien souvent la figure de l’hôpital qui se dessine et son cortège d’images associées à la folie : maladie, dangerosité, enfermement, médication, infirmiers, blouses blanches… Si l’on ne peut nier son utilité en santé mentale, réduire l’environnement à ce seul espace serait oublier l’impact du cadre de vie sur tout un chacun, certainement plus encore, sur les individus fragilisés. L’hospitalisation en santé mentale existe toujours mais est de plus en plus définie comme un temps, un moment, qui se doit de rester contenu, mesuré, dans l’existence des personnes souffrantes. Cette perspective nous pousse à penser l’au-delà de l’hôpital, le dehors, le milieu de vie et ce qui s’offre réellement comme soutien, notamment en matière de lieux.
Travailler en santé mentale oblige à regarder hommes et femmes dans toute leur complexité et à délaisser l’illusion de la guérison systématique au profit de celle de « consolidation », consolidation des capacités, des compétences, des acquis. On ne guérit pas de ses fragilités, on fait avec, à la recherche d’un équilibre toujours précaire. Il faut vivre, vivre « dehors » et trouver quoi faire de ce dehors, où aller, comment exister. Dans une société en crise, exigeante, sous pression, comment trouver une place, active, citoyenne, porteuse de sens pour soi et pour la communauté ? Sans doute avons-nous tous des détresses dans ce monde qui prône le toujours plus, toujours plus vite. Le système actuel se nourrit de maximisation : plus d’objets, plus d’argent, plus d’interactions, plus de divertissements. Tel est notre réel…1 et s’il nous questionne, nous épuise et nous empêche, quel effet a-t-il sur les personnes atteintes de troubles mentaux ?
Intégration, insertion, égalité des chances… Les termes pour désigner cette nécessité humaine de compter avec les plus faibles affluent et les directives de mise en œuvre ne manquent pas. Dans les faits, pourtant, à la frontière de notre monde ordinaire, les exclus demeurent, peinant à exister dans un système scolaire peu adaptable, sur un marché de l’emploi en manque d’emploi, face à une pléthore de loisirs souvent inaccessibles2. En marge, ayant beau sonner aux portes, seuls ou accompagnés, ils sont nombreux à rester sur le seuil de ces lieux qui fondent notre société. C’est sans doute ici que se construit cette image du « fou incapable » : impuissant à intégrer ces endroits que l’on dit ouverts à tous, la personne malade se voit marquée du sceau de l’incapacité, de l’insuffisance, du manque. Et cet « effet secondaire » de la maladie devient bien trop souvent une maladie en soi, celle de l’exclusion.
Il faut nous interroger sur ce manque de lieux où une personne fragile certes, mais loin d’être « incapable », pourra faire exister les capacités dont elle est loin d’être dépourvue. En santé mentale, un certain nombre de structures dites « spécialisées » tentent de répondre à cette demande, à ce besoin, offrant des collectifs aux activités variées. Beaucoup restent cependant solidement liées au monde médical et si elles offrent une possibilité de s’activer et de sortir de l’isolement, la personne y demeure un malade, les problématiques restant au centre de l’attention et la fréquentation du lieu se faisant selon un processus, limité dans le temps, parfois trop exigeant3. Outre l’inconvénient du fait d’être accueilli comme une personne déficiente – comment se vivre autrement quand le point de départ de la rencontre constitue le plus souvent en une anamnèse pointant les difficultés, les manques, les erreurs de parcours…-, le risque est grand de se retrouver confronté ici aux mêmes difficultés que celles citées précédemment : le manque d’accessibilité et le vide de l’après.
Hybridation des institutions…
Ces établissements ne peuvent donc suffire. Face à ce constat, d’autres manières d’envisager le milieu se pensent et se construisent. Parmi celles-ci, Revers4 a fait ce choix d’accueillir des personnes fragilisées dans un lieu que l’on pourrait qualifier d’hybride. Volontairement éloigné du champs psycho-médico-social5 mais œuvrant dans le domaine de la santé, entre pratiques sociales et artistiques, piochant réflexions, méthodes et actions au sein de multiples disciplines – éducation sociologie, arts plastiques…- ce dispositif revendique l’hybridité comme constituant essentiel de ses murs. Une hybridité non pas hasardeuse, mais voulue, pensée, revendiquée. Une hybridité comme réponse plus large aux besoins humains qui émergent en santé mentale.
Évoluant dans une société fortement normative, une société de cadres, de cases, de cloisonnements, dans un monde de fragmentation intellectuelle, au sein duquel les échanges entre domaines et même à l’intérieur de ceux-ci sont devenus de plus en plus difficiles6, on peut donc pourtant oser ce pari : mettre en place un lieu différent empruntant d’un univers à l’autre, travaillant à rendre les secteurs plus poreux, s’amusant à gommer les frontières, dans le seul but de travailler véritablement à offrir aux personnes en difficulté mentale un endroit où exister, un endroit qui aide à se maintenir dans le circuit social. L’institution serait alors cette sorte de mosaïque constituée d’éléments épars mais choisis avec soin, qui ne trouverait sa justesse qu’une fois ces fragments assemblés harmonieusement, veillant toutefois à laisser l’œuvre suffisamment non achevée pour rester ouverte aux modifications des motifs, à l’enrichissement des dessins, à l’amélioration des courbes.
Surtout, il s’agit de construire l’institution sociale au départ d’un a priori : nous sommes tous porteurs de richesses pour peu que l’on ait la possibilité de les faire vivre. S’arrêter au constat du « tous capables » ne suffit pas : il faut également penser les conditions d’émergence des capacités de chacun. Pour que se réalisent nos ressources, nous avons besoin de rencontrer des possibles, notamment en terme de lieux. Une telle posture nécessite pour l’institution de réfléchir ses actions en fonction de son public et des moyens qui lui sont proposés pour que ses compétences émergent. Faire le choix de l’hybridité va dans ce sens : oser être une multitude de lieux en un seul, entre social et culturel, pour mieux rencontrer la multiplicité des richesses de son public.
Le caractère composite de tels endroits offre de nombreux intérêts, notamment une liberté qui demeure rare dans le secteur de la santé mentale. Par liberté, il faut entendre la possibilité de plasticité d’un lieu, qui par son hybridité, ne ressemble à aucun autre. Dans l’obligation de faire négocier sans cesse des mondes parfois fort éloignés, le dispositif reste en mouvance, en réflexion, en création, évitant l’écueil de se transformer en une institution figée qui obligerait ses usagers à s’y formater. Demeurant un espace pensé au départ des personnes et pour les personnes, le lieu hybride ouvre un vaste champ de potentialités pour ces dernières, dans leur recherche d’un lieu où déployer envies et compétences.
… et mise en œuvre des capabilités
Reprise de rythme, création de liens, existence dans un réseau, sentiment d’utilité, fierté, confiance en soi… les effets positifs d’une telle structure ne manquent pas. Face à un lieu qui accueille, qui soutient, qui active, qui pousse à créer, à rencontrer, à exprimer, où se mêlent culture, art et social, chacun est amené à explorer les mille facettes qui le compose. Les capacités émergent, les talents éclatent, le plaisir est certain : tout était là, il manquait peut-être juste un endroit où faire exister ces richesses. Enfin, on ne se pense plus seulement malade, déficitaire, mais homme, libre et debout, avec forces et vulnérabilités.
On pourra évidemment regretter que tout cela s’accomplisse dans un environnement qui reste « spécialisé » et le danger est grand de n’être finalement qu’un endroit de plus où maintenir les exclus dans l’exclusion. Certainement faut-il veiller particulièrement à ne cloisonner que pour mieux décloisonner : offrir un espace sécure, certes, une oasis, mais suffisamment ancré sur le territoire pour que chacun puisse exister avant tout comme citoyen. Surtout travailler à faire de ce modèle un moteur possible de changements qui nous amènerait à penser autrement nos lieux de vie.
Sans doute rêverait-on à des lieux ouverts à tous, mixtes, interculturels, métissés, véritablement accessibles et démocratiques. Cela oblige évidemment à repenser notre monde contemporain de vitesse et d’efficacité à tout prix, pour se tourner vers d’autres valeurs dont ont profondément besoin les personnes en souffrance, mais sans doute aussi tout un chacun. Peut-être faut-il juste apprendre à faire avec le flou, le pas net, les fluctuations, à accepter l’ambiguïté, les écarts, à apprécier la lenteur, la patience et développer de véritables relations de réciprocité. Réaliser une véritable inclusion sociale de tous est à ce prix et le développement de lieux de « capabilités »7, osant l’hybridité, devrait devenir une priorité. Cela demande des ajustements, un minimum de sociabilité pour les uns, plus de tolérance pour les autres, et si l’on travaille beaucoup dans notre société à demander aux personnes en difficulté cet effort de sociabilisation, qu’en est-il vraiment de notre capacité à tolérer le différent et à le faire vivre dans des espaces partagés ?
Références
1 Pascal Chabot, Global burn-out, Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p.133.
2 Inaccessibles matériellement, les personnes en difficulté psychique souffrant également trop souvent de difficultés matérielles. Mais pas seulement : que penser d’un centre de fitness refusant les bénéficiaires du tarif « Coup d’envoi » (tarif réduit pour personnes en difficulté) car ils font fuir la clientèle habituelle. Un exemple parmi tant d’autres de la discrimination ordinaire.
3 Dans ces institutions, la personne entre dans un processus déterminé dans le temps, avec obligation de fréquentation pour maintenir le processus.
4 D’autres lieux existent évidemment, mais je m’en tiendrais pour exemple à mon expérience au sein de ce service.
5 Revers a fait le choix de « couper » avec le psycho-médico-social : l’institution est portée par une équipe d’animateurs qui n’ont pas connaissance des pathologies des personnes, cela afin de porter ce regard différent qui permet plus facilement l’émergence des richesses et capacités de chacun.
6 Siri Hustvedt, Vivre Penser Regarder, Arles, Actes Sud, 2013, p. 170.
7 Martha C. Nussbaum, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, Paris, Flammarion, coll. « Climats », 2012. Pour Nussbaum, il s’agit de répondre à la question : « Qu’est-ce que cette personne est capable de faire et d’être ? »(p. 39). «(…) il ne s’agit donc pas simplement des capacités dont une personne est dotée, mais des libertés ou des possibilités créées par une combinaison de capacités personnelles et d’un environnement politique, social et économique. » (p. 39).