Sortir de l’ornière en marchant

Sortir de l'ornière en marchant

Auteur : Julien Vanderhaeghen, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : La marche peut-elle être une source d’émancipation de la souffrance psychique ? Un acte aussi simple peut-il réellement aider ? En quoi est-elle bénéfique ? Est-ce que cela fonctionne à chaque fois ? Avec ses questions en tête, je suis parti à la rencontre du groupe « En marche » de Revers.

Temps de lecture : 15 minutes

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« Je crois que pour préserver ma santé et ma bonne humeur, il me faut passer au moins quatre heures par jour – et souvent beaucoup plus – à me promener à travers bois, par monts et par vaux, absolument libre de toute contingence matérielle »
Henry David Thoreau[1]

 

Je préparais alors mon sac à dos pour une semaine en montagne avec des amis qu’une question soudain me traversa l’esprit : la marche peut-elle être un moyen d’émancipation de la souffrance psychique ? Un souci me collait au crâne et je me disais qu’une longue marche d’une semaine pourrait m’aider à y voir plus clair, voire à m’en libérer. Alors j’ai marché pendant plusieurs jours, j’ai trituré mon souci, j’ai beaucoup pensé… Puis je l’ai oublié face aux paysages magnifiques, j’ai mis mon corps en mouvement, j’ai transpiré jusqu’à ne plus faire que ça : marcher et regarder ce qui m’entourait. Et mon souci me direz-vous ? Et bien marcher m’a beaucoup aidé …

Les livres sur les bienfaits de la marche fleurissent tant en philosophie qu’en récit de voyage. Les documentaires se multiplient. Et on ne compte plus les marcheurs qui ont usé des sentiers wallons pendant les confinements Covid ou celles et ceux qui s’envolent vers les sentiers de Compostelle. Mais qu’en est-il de ceux qui souffrent ici, pris par des petits soucis ou de grosses souffrances. La marche peut-elle les aider à aller mieux ? Je dis bien aller mieux ! Pas forcément y voir plus clair. Mais pour celui ou celle qui souffre, la marche les aident-ils à aller mieux ?

 

Partir avec le groupe de marche de Revers

Un matin gris, fin de l’été. Il faisait pluvieux et presque frais. J’ai enfilé mes chaussures, pris ma gourde et j’ai rejoint l’atelier « En marche » de Revers[2]. Je connaissais certains membres qui étaient venus en balade avec nous, pour les balades sensibles Troubles Libertés[3], et d’autres que je ne connaissais pas. On enfile les premières rues du quartier Saint-Léonard et partons en direction de Herstal. Des petits groupes se forment en fonction des allures de chacun. Certains marchent seuls et en silence alors que d’autres parlent tout du long. Certains sont des habitués qui reviennent depuis des semaines, d’autres sont des nouvelles recrues du mois de septembre.

Au milieu, Anne, l’animatrice, garde l’œil. Et moi, j’en profite pour poser mes questions et voir ce qu’apporte la marche à ces personnes. R. me partage tout le bien qu’il pense de l’atelier : « cela fait du bien et ça permet de découvrir des lieux insolites »[4]. D. me livre qu’il a « découvert beaucoup d’endroits ». Quant à A., elle ajoute que cela invite « à mieux connaître son quartier ». Il est vrai qu’en marchant, nous découvrons des lieux et des espaces que nous ne verrions pas en restant dans le bus ou dans une voiture. Marcher, c’est aussi un autre rapport au temps, donc à soi. C’est avoir et prendre le temps de regarder ce qu’il y a autour de soi, de découvrir sa ville. « Marcher (…) c’est un excellent moyen de connaître sa ville et ses concitoyens, d’habiter la cité au sens plein du terme plutôt que sa minuscule parcelle qu’on s’attribue. Marcher dans les rues permet d’établir un lien entre le plan de la ville et l’existence qu’on y mène, entre le microcosme personnel et le macrocosme public. Le dédale alentour en devient plus déchiffrable.[5] » nous dit Rebecca Solnit. Quant à R., il me dit marcher beaucoup, tous les jours, pour des courses ou se balader. Marcher serait-il une manière de sortir de chez soi avant même une sortie hors de soi ?

Dans un groupe de marche comme à Revers, on avance tous à des rythmes différents. Certains sont devant, d’autres derrière. « A un moment, on s’attend. On reste attentif aux autres. », me dit A. « Ça apprend la patience ». D. complète : « personne ne se plaint des autres. » Tiens, c’est pareil avec mes amis en montagne, on forme un groupe avec des rythmes différents. Et c’est ok.

Je continue à discuter tout en marchant. Et je demande à R. s’il préfère marcher seul ou avec d’autres personnes. Pour lui, « C’est deux marches différentes. Mais en groupe, on peut parler » car là où il loge, il n’a personne avec qui parler. Pour D., « C’est toujours le même groupe qui marche, on finit par se faire des amis ». Pour A., « le groupe amène la motivation, car sans objectif c’est difficile ». Pour Mt, cela permet « de voir des gens, de croiser des regards et des sourires ».

Ainsi marcher en groupe permettrait de sortir de chez soi, découvrir son territoire de vie, mais cela donnerait aussi l’occasion de la rencontre ? David Le Breton nous dit ceci : « Cheminer ensemble est un éloge de la conversation, de la disponibilité à l’autre. Quant au marcheur solitaire, il est dans un seul lieu, ouvert aux événements, plongé dans sa rêverie, dans un dialogue intérieur sans fin »[6]. Seul, on est à la fois plus ouvert à ce qui nous entoure, mais aussi plus sujet au dialogue intérieur sans fin…

 

Une joie du corps

Sortons quelques instants du dialogue intérieur et revenons au corps. Quand je marche, je me sens bien. Je sens mon corps en mouvement, le tronc se redresse, le corps balance d’un pied sur l’autre, le regard oscille entre lointain et proche… Une chose est certaine : mon corps a de la joie d’être en mouvement. Pour David Le Breton, marcher c’est une « Célébration du corps, des sens, de l’affectivité, mise en branle de toute personne, présence active au monde, elle remet en contact avec soi et avec la sensation d’exister »[7].

Quand j’en parle avec le groupe de Revers, A. me dit que « pour certains, c’est une remise en forme. Une manière de se réapproprier un corps douloureux ». On cherche à retrouver la santé, voire à perdre du poids. Et puis « il y a toujours la satisfaction des kilomètre parcourus », me dit-on. Pour Md, « on apprend à prendre conscience de ce dont on a vraiment besoin : boire, manger, etc. Si tu sais marcher, c’est un signe de santé ». La capacité de mouvement est une capacité d’autonomie me dit-on.

À la fin de la marche avec Revers, j’entends quelqu’un dire avec le sourire : « ça m’a fait du bien ! ». Rien ne vaut cet état de fatigue qui nous étreint avec bonheur à la fin d’une bonne marche. « La fatigue désirée ou acceptée est une manière de toucher le monde, de se sentir dans la plénitude de son corps et de sa liberté, mais en choisissant bien entendu l’intensité de l’effort.[8] », nous dit Le Breton. « La fatigue est propice à une sorte d’oubli de soi »[9] ajoute-t-il.  « Peut-être que tout le monde se sent mieux dans un état d’épuisement physique.[10] » nous dit un personnage du roman « De Marquette à Veracruz » de Jim Harrison.

Un documentaire comme « Les fabuleux bienfaits de la marche[11] » nous démontre tous les avantages pour notre corps, nous vantant l’activité de marche comme indispensable pour celui-ci. Si nous restons dans un paradigme de dualité, nous penserons corps et esprit. Mais nous pouvons affirmer aujourd’hui que le bien fait au corps fait aussi du bien à l’esprit. On se sent bien plus vivant en marchant qu’en restant inactif. Sans compter tous le bien-être apporté par le relâchement des hormones du plaisir dans notre corps. L’un comme l’autre peut apporter un plus utile en cas de souffrance psychique.

Sören Kierkegaard écrivit ceci dans une lettre à sa belle-sœur. « Avant tout, ne perdez pas goût à la marche ; chaque jour je marche pour atteindre un état de bien-être et me débarrasser de toute maladie ; c’est en marchant que j’ai conçu mes pensées les plus fécondes et je ne connais aucune pensée si pesante que la marche ne puisse chasser… mais plus on reste assis, moins on se sent bien… Si l’on continue à marcher, tout ira donc pour le mieux.[12] » A Revers, Md m’a dit à peu près la même chose : « On se crispe chez soi, marcher détend la pensée ». Comme quoi…

L’activité cérébrale change dès que l’homme se tient debout (Arte). « Le fait de bouger avec une même régularité permet d’entrer dans une forme de résonance positive et de donner un coup de pouce à notre cerveau. » nous dit Gerd Kempermann, spécialiste en neurogénétique, dans ce documentaire. « L’activité physique permet de réenclencher les processus psychiques » affirme Valérie Bourdeau, psychothérapeute (Arte), par ailleurs elle observe que « la marche lève systématiquement les blocages mentaux » « Marcher en thérapie permet de diminuer l’anxiété, d’abaisser la rumination mentale, de favoriser le repos et le sommeil, de retrouver une détente musculaire et de retrouver une respiration qui va favoriser le bien-être de manière générale ». Au Siajef[13], service de santé mentale, ils utilisent aussi la marche comme outil thérapeutique. N. me dit que cela peut améliorer l’état de la personne : déconditionnement de l’agoraphobie, apaisement de l’angoisse, etc. En marchant, on bouge, on prend l’air, on change le cadre au bénéfice de la relation thérapeutique. Marcher favoriserait donc un allègement de la souffrance.

 

Une joie de l’émerveillement

« Tu es heureux. Ici et maintenant. Sans raison, comme un cadeau. Il n’y a pas d’autres manières de le décrire. Je n’ai aucune raison d’être heureux, j’ai la gueule de bois, je déprime après avoir bu sans discontinuer pendant quatre jours, je vis seul dans une maison sale, dans une rue misérable, je dors sur un matelas, sans meubles, abandonné par celle avec qui j’espérais m’en sortir. Je suis en train de me détruire, je bois, je me dissous et soudain je suis heureux. Pourquoi ? Parce que le soleil éclaire un panneau de signalisation ? Le souffle coupé, je dois m’arrêter. Une clarté chaude et jubilatoire envahit mon corps. Mes pensées s’éveillent, elles perdent leur poids, c’est une expérience tout à fait concrète, mes pensées s’allègent et je continue de marcher, plus léger désormais, vers Nygardshoyden et le centre-ville. Petit à petit je le comprends, tu es heureux parce que tu marches »[14] nous raconte Tomas Espedal.

Il en va de même pour moi. Parfois ça tourne en boucle et je marche. Je marche encore et encore, et puis soudainement une lumière particulière m’arrête et me fait sortir mon appareil photo, un paysage magnifique m’hypnotise ou un moment singulier m’interpelle. Immobilité soudaine de l’esprit. Allègement. Déplacement de soi. Retour dans l’instant présent et je continue ma marche plus léger.

Pour Frédéric Gros, « la marche est désespérément inutile et stérile. Dans les termes de l’économie traditionnelle, c’est du temps perdu, gâché, du temps mort, sans production de richesses. Et pourtant pour moi, pour ma vie, je ne dirais pas même intérieure, mais totale, absolue, le bénéfice est immense : un long moment où je suis demeuré à la verticale de moi-même, sans avoir été envahi par les tracas volatiles, étourdissants, ni aliéné par les caquets de bavards. Je me suis capitalisé de moi-même tout le jour.[15] »

David Le Breton vient nous dire la même chose : « Elle ne rapporte rien en termes financiers ou professionnels, mais elle est fertile en découverte de soi, en intensité des moments vécus. Elle renvoie à la pure générosité de vivre sans autre justification. »  Et de compléter « Marcher, c’est exister au sens fort comme l’étymologie le rappelle, ex-sistere : s’éloigner d’un lieu fixe, sortir hors de soi. [16]»

Marcher, c’est exister pleinement, corporellement, mais aussi dans une découverte de l’hors-du-soi, de ce qui nous entoure, de s’émerveiller et de reprendre goût à la vie. C’est ce qu’offre aussi un groupe de marche comme celui de Revers. « Profitez de la lumière du jour » me dit D. « Découvrir des lieux insolites » nous disait R. « Croiser des regards » disait Mt.

 

Parfois, ça fait mal

Pourtant, il y a des jours où j’ai les pieds pris dans un bourbier émotionnel tel que même marcher n’y fait rien. Je reste englué dans mes tourments comme mes chaussures dans la boue après trois jours de pluies ininterrompues. Je pars et je reviens dans le même état, ou presque. Seul, je tourne alors en boucles, je rumine. La souffrance marche alors avec moi, à côté de moi, comme une vieille amie qui ne veut pas me lâcher.

Alors, ces jours-là, je me sens comme le personnage du poème de Serge Delaive : « T’es hors zone, tu marches décapité. Peut-être la douleur se calme-t-elle ? Peut-être pas ? Peut-être la colère vient-elle s’y glisser ? Peut-être pas ? Le monde est un trou dans ta tête. Mais tu n’as plus de tête. ». Il y a des jours, c’est comme ça : « Parfois, ça fait mal.[17] » Et rien n’y fait. C’est comme ça. Et David Le Breton ajoute : « Le plus souvent la marche prend le pas sur les tracas, mais certains jours ils sont trop insistants. [18]».

Peut-être alors que dans ces jours-là, je devrais essayer autre chose ? Une autre pratique ? « Il n’y a pas plus apaisant que de pêcher la truite à la mouche. Toutes les autres considérations ainsi que les soucis se dissipent peu à peu ; d’ailleurs, même si vous le vouliez, vous ne pourriez pas les retenir. C’est peut-être parce qu’on est debout dans une rivière dont l’eau vous arrive aux cuisses, une eau qui file à la vitesse exacte mais variable de l’existence. » me propose Jim Harrison dans son roman « De Marquette à Verracruz ». Voilà une piste intéressante, je vais y penser… Mais cela reste difficile à pratiquer dans la Meuse… En attendant, je vais continuer de marcher.

À Revers, on me dit que si parfois marcher ne suffit pas, souvent ça aide. Notamment à « moins penser » me dit D. « À penser mieux » me dit Md. « On pense mieux en marchant » nous disaient les philosophes Nietzsche, Rousseau, Kant, Thoreau, et d’autres. Quant à l’écrivain Tomas Espedal, il dit « On ne pense pas mieux en marchant. On pense autrement. [19]». Je suis assez d’accord avec lui : on pense autrement.

 

Et pourtant…

Parfois, marcher cela suffit. Le chemin fait le vide en soi. Et ça va mieux.

Parfois, cela ne suffit pas. Seul, on tourne alors en boucle. On rumine. Y a des jours comme ça.

Alors l’effort peut devenir un secours. Une longue randonnée, même seul, peut alors nous vider pour nous combler. C’est par l’effort, par l’affect corporel éprouvé, par l’entremise d’un corps épuisé et des hormones que l’on se sent mieux.

Parfois c’est par l’entremise d’une tierce personne que ça va mieux. Elle nous amène en parlant sur d’autres chemins de pensée ou nous invite à regarder ce qui nous entoure autrement, et subtilement nous glissons hors de notre ornière pour retourner là où nous sommes, dans ce lieu, avec qui on est.

Parfois, c’est juste la beauté du monde qui nous remet en vie. S’arrêter et regarder. C’est la photo pour moi[20]. Cela peut être le dessin, ou l’observation naturaliste pour d’autres. L’acte de porter le regard au dehors, par une contemplation active offre alors au marcheur une manière d’être sur le chemin pleinement. On observe alors ce qui nous entoure dans une ouverture vivante et libératrice.

Bon, moi, je retourne marcher et je vous laisse là avec cette citation de Doug Peacock : « Marche, marche encore. Les pieds feront l’instruction de l’âme[21] ».

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Notes

1] Thoreau Henry D., « Marcher », Le Mot et le Reste, 2017

[2] Revers est une association visant à l’insertion et l’émancipation des personnes en souffrance psychique. Ils sont situés à Liège et sont une expérience du Cheval Bleu : www.chevalbleu.bewww.revers.be

[3] Pour en savoir plus sur le collectif Troubles & Libertés et les balades sensibles

[4] R, D, Md, Mt et A sont des membres et animatrices du groupe de marche de Revers, rencontrés en septembre 2022.

[5] Solnit Rebecca, « L’art de marcher », Babel, 2004

[6] Le Breton David, « Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur », Métailié, 2020

[7] Le Breton David, ibid

[8] Le Breton David, ibid

[9] Le Breton David, ibid

[10] Harrison Jim, « De marquette à Veracruz », p.84, 2004 10/18 éditions

[11] https://youtu.be/fJNMblQWFVg – Arte, visionné en juillet 2022

[12] Espedal Thomas, in « Marcher (ou l’art de mener une vie déréglée et poétique) », Babel, 2015

[13] Le Siajef est un service de santé mentale. Ils sont une des expériences du Cheval Bleu. N. est une travailleuse du Siajef.

[14] Espedal Thomas, ibid

[15] Gros Frédéric, « Marcher, une philosophie », p.124, Champs Essais, 2009.

[16] Le Breton David, ibid

[17] Delaive Serge, « Ex Cathedra », Centre Franco Basaglia, 2019

[18] Le Breton David, ibid

[19] Espedal Tomas, ibid

[20] La photographie sert parfois dans les ateliers de marche de Revers. Elle sert à l’Autre «lieu» ainsi qu’au Club André Baillon.

[21] Peacock Doug, « Marcher vers l’horizon », Gallmeister, 2022