Ex cathedra

Auteur : Serge Delaive, écrivain

Contexte : Ce récit a été écrit dans le cadre de notre événement “La clé des champs : jeu de piste philosophique” qui a eu lieu le 25 avril 2019 à Liège. Il nous permettait de parler de la souffrance psychique d’une manière sensible et d’en rapprocher la question de la liberté, chose qui a été merveilleusement bien rendue par la lecture publique de Jean-François ce jour-là.

Temps de lecture : 20 minutes

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T’es hors zone, tu marches décapité. Les rats se sont réveillés avant les humains. Parce que les rats ne dorment pas. Ils se multiplient et hantent ton sommeil rapiécé. Ils rongent l’absence de ton crâne. Par chance, cette nuit, Kushim, un compagnon de dérive, est sorti sans raison apparente de sa torpeur. Il a trouvé son saxophone cabossé sous les gravats, il a soufflé une mélodie improvisée, basses, aiguës, basses, aiguës, alanguissement, colère, un dialogue malade, beau et violent, violemment discordant, éphémère là dans l’air, et les rats l’ont suivi jusqu’au fleuve, oui oui, tu l’as vu, des yeux qui t’appartiennent l’ont vu, au-dedans, au-dehors, peu importe, tous les rats fouinant sous le pont. Excepté l’unique spécimen de son espèce à traîner avec obstination dans les parages, rattus angustiae tu l’appelles, resté bien à l’abri dans ton ventre, entré par la béance de ta tête, ses yeux et ses dents jaunasses au chaud dans les flexions des tripes, les compulsions de tes neurones déplacés.

Parfois ça fait mal.

T’es hors zone, tu marches décapité. Dans la rue, les passants portent ta tête multipliée sur leurs épaules. Tu les décomposes grammaticalement, natures, fonctions, temps. Les passants sont phrases.

A la confluence de l’ombre et du temps, les fenêtres, les vitrines ne reflètent rien sauf, selon les pentes des angles, le ciel rouge. Tu quittes l’emplacement de tes nuits sous le pont. La veille, tu t’étais cassé de l’hôpital. Bien que ce soit pire, tu es mieux ici. Là, ça sentait la mort. Pas la mort venue ; celle à venir, vite. La cessation irréversible des fonctions vitales : échanger sans changer, se nourrir et excréter, respirer, liaisons mécaniques du système nerveux central. Et le hasard, aussi. Ce ne sera pas pour aujourd’hui, normalement du temps futur. Alors tu t’étais habillé, tu étais parti abandonnant les habits blancs, les univers difformes. Vers une autre blancheur. Une transparence palimpseste. Vers la liberté. Cette farce. Grotesque. Pas grave. Quelle liberté ? Quelle réalité, papa ?

Tout tremble. Depuis ta surface la peau, passés les os, jusqu’aux murs. Chercher une lumière derrière la lumière, derrière sa dispersion. Effacement du temps passé. Alors, maintenant que tu es parti, personne ne t’arrêterait, conditionnel inconditionnel admettons. Une farce.

 

 

T’es hors zone, tu marches décapité. Tu as repris ta liberté ; tu fais ce que tu veux, les conjugaisons t’appartiennent. Mais les conditions ne sont pas remplies. Elles ne sont jamais remplies.

Tu erres dans les rues : économie du pillage et de la corruption. Depuis que nous pensons en chiffres et en nombres, reléguant la langue toujours plus loin, derrière le mur à la fois friable et solide. Depuis tellement longtemps. Depuis tant de temps que le temps lui-même a oublié. Tous tes cerveaux accumulés ne pourraient retrouver le premier fossile. Question : dans le rêve de cette nuit, quelles images faisaient réellement partie du rêve ? Questions : quand deviendras-tu un homme ? A l’écart des hommes ? Quand naîtras-tu enfin ? Est-on jamais né ? Tu penses : totalement né ? Pas aux deux tiers, par exemple. Entièrement, toi dans toi, soi dans soi.

Ou alors : combien de fois meurt-on dans une vie ? Et sans cesse se battre pour naître. Sans y parvenir complètement. En lambeaux. Jamais toujours libre.

 

 

T’es hors zone, tu marches décapité. Là où tu passes tes nuits, sous le pont, ce matin Paul Saigne grommelait comme d’habitude, dans sa langue aboyée, inarticulée, jveuxdesfrites, jveuxdesfrites. Il relevait le menton, la lèvre inférieure enjambant la supérieure. Il te regardait droit dans les yeux, affirmatif, sans pause dans son débit. HeDiogènejveuxdesfrites. Avant que Kushim ajoute une mélodie d’oiseau moqueur par-dessus le phrasé. Tu t’en souviens maintenant qu’un relent graisseux traverse la ruelle où tu te trouves, laquelle ?, et puis stagne derrière toi, là où tu n’es déjà plus. C’est une histoire d’adverbes, somme toute.

Ta langue serait de subordonnées plutôt que de coordonnées. Depuis que les traductions subtilisent et sous-titrent les esprits, les phrases simples juxtaposées se métastasent exponentielles. Occupent l’espace. Pas le temps, l’espace. Une évidence théorique. Contre la physique et les relativités. Tu divises, tu établis la distinction entre espace et temps. A cause de la lumière naturelle. Sa dispersion. C’est étrange, te dis-tu et tu penses à autre chose. Ta pensée s’insinue et se dilue en même temps dans la puissance mortelle d’une nuit inachevée. Inaboutie sans arrêt.

 

 

T’es hors zone, tu marches décapité. L’obscurité pèse. La masse physique, la densité de l’obscurité, sur tes épaules. Dans les artères, les voitures bloquées, à l’arrêt. Des phares immobiles, un fleuve de lumière électrique comme une photographie prédictive, des feux en traînées rougeoyantes étirées, fondues, le temps figé du futur, ceci sera, te dis-tu. Et, va savoir pourquoi, tu penses à Jordy Brouillard. Tu te souviens au présent du passé imposé, tu te souviens de Jordy Brouillard, dix-neuf ans, mort de faim et de soif dans sa tente plantée à l’abri d’un fourré, à Gand, où tu errais il y a quelques étés il y eut des hivers, des étés, bref des solstices, des apogées des nadirs, flux cosmiques pendant que tu refluais, perdais ton souffle donc presque la vie dit-on avant de percer une surface où aspirer l’air par grandes goulées, parmi l’opulence, c’était imparfait septembre, septembre en suspens dans le temps de ta régression. Jordy Brouillard, mort d’avoir voulu une vie normale, libre, si fort, si fort, et personne ne lui a jeté un regard, ne lui a passé composé un regard, pas plus qu’à toi, et lui s’est allongé, lui qui disait imparfaitement ton prénom, Diogène avec l’accent flamand, le g arraché à la gorge. Ne s’est pas relevé. Jordy Brouillard, tu te souviens, son visage émacié juvénile tant d’adjectifs, épithètes attribuées, mais où est ta tête ?, tu te souviens de Jordy Brouillard, il parlait colère de sa mère, Mathilde, incroyable non, comme dans une chanson emphatique du Jacques aux r roulés, Mathilde abandonneuse n’était pas là, Jordy Brouillard et les vagues de ses yeux, pfuit, évaporées sans bruit un septembre c’est sûr, à Gand, Belgique. Jordy Brouillard, la métonymie de nous, de notre transformation. Nous nous révulsons sous les affiches publicitaires, noyés dans les images animées ou figées, la vitesse et l’oubli, jamais vu autant de coke et d’ecsta et de trucs circuler dans les rues, même celles des rien du tout, si c’est pas un signe, la vitesse et l’oubli, la même vieille histoire mais accélérée, perdez-vous, perdez-vous, perdez-vous. Regardez ailleurs.

 

 

T’es hors zone, tu marches décapité. Tout compte fait, la vie ne durera pas longtemps. Tu cherches de la nourriture. Plus rien à te mettre sous la dent depuis que tu as quitté le bunker des blouses. Mais tout est fiction. Et ossements. Dans quel ordre cosmique, dans quels gènes sont inscrites les lois édictées, leurs normes, toi tu ne crois qu’en la grammaire parce qu’au moins c’est flou, assez flou en fait grâce à l’adverbe, la convention du langage, et tu te demandes depuis quand tu as dézoné, depuis quand ta tête s’est détachée, et la rue ne répond pas et le jour poussif ne se lèvera pas ; tu rôdes à l’affut de nourriture dont tu ne sais par où l’incorporer. Où se trouve cette bouche qui depuis toi parlerait si et respire oui ? Serait-ce en toi ? Une autre illusion, une allusion à ton identité ancienne, décor punaisé en travers du ciel là-haut, au-dessus des buildings et des enchevêtrements de béton, ce ciel d’un coup si noir, si douloureux. Tu l’entends grincer sur ses rouages. Tu le sens pincer ton échine.

 

 

T’es hors zone, tu marches décapité. Il faut tuer la mort, te dis-tu. Tuer la mort avant qu’elle te tue. Pas ce rêve toxique de l’humanité. La tuer au corps à corps, enfoncer tes doigts dans ses yeux. L’énucléer. Mais, partout le long des rues, des voitures en stationnement. A qui appartiennent-t-elles ? Des morts ? Des vivants ? Et s’ils sont vivants, que font-t-ils ? Que font-t-elles ? A quoi consacrent-t-ils et elles leurs jours amen ? Travail ? Errance ? Souffrance ? Le tout à la fois. En bloc ou par vagues. Et comment feraient-t-ils, comment feraient-t-elles pour ne pas souffrir ? Dharma. Dharma des trous noirs. Sur l’horizon des événements.

Au loin, traversant la place, tu aperçois la femme d’une autre existence, une existence tellement ancienne qu’elle ne t’appartient plus si jamais elle t’a appartenu cette existence, au loin tu aperçois la silhouette parfaitement fuyante. Tu élèveras un temple voué aux adverbes. Elle est encore belle. Absolument, bien qu’elle acceptait tout, proposition de concession, toutes tes circonstancielles : cause et conséquence et condition et but et temps et comparaison et même condition, c’était bien, c’était bon, tu t’en souviens relativement – ce pourrait être le souvenir d’un rêve -, mais pas de proposition de distance, pourtant là où vous êtes, dans la distance qui l’absorbe maintenant au temps présent de l’espace-temps, une théorie unificatrice de ce qui se répand essentiellement divisé, le temps l’espace, dès lors que la mort vienne, vivante et chienne. Vaginale, te dis-tu.

 

 

T’es hors zone, tu marches décapité. Plus loin encore davantage, là quelque part, tu croises Omar Amer. Des années que tu ne l’avais plus vu. Tu croises un fantôme. Un souvenir ectoplasme. Depuis l’école, imagine. C’était ton ami. Il s’avance vers toi rondbedonnant, sourire ballot. Les années l’ont enroulé. Tu le reconnais. Il ne te reconnaît pas. Normal : tu marches décapité. Tu l’arrêtes, ta main posée sur son épaule. Il te scrute. Il t’identifie, à la fin pour ne pas dire enfin l’adverbe. Il y a ce que tu lis dans ses yeux. Et ça fait mal. Il te demande : « Ça va ? ». Tu hésites. Puis tu réponds : « Comme dans un rêve ». Tu t’en vas. La rue t’attend. Un supermarché. Tu entres. Tu te mets à l’affût ; tellement de nourriture à voler sous les revolvers des caméras, les yeux troués des vigiles. Tu voles. Avec tes ailes. Rase motte.

Un mouvement à peine perceptible à l’extrémité droite de ton champ de vision. Un rat se glisse subreptice sous les rayonnages. Pas une souris ; un rat, un gros. Qui se duplique instantanément dans ton ventre. Instantanément, adverbialement, le temps et la distance se révulsent. Cent quatre-vingts degrés. D’un coup pour ne pas dire soudain, le monde est noir, la mort te remplit, putain merde, t’aspire de l’intérieur, là où elle naît.

 

 

T’es hors zone, tu marches décapité. Peut-être la douleur se calme-t-elle ? Peut-être pas ? Peut-être la colère vient-t-elle s’y glisser ? Peut-être pas ? Le monde est un trou dans ta tête. Mais tu n’as plus de tête. Ca n’étonne personne. Semble-t-il. Même quand tu prends place devant cet ordinateur connecté, dans la salle accessible à ceux qui cherchent du travail. Tu mens au préposé, à son ennui. La meilleure façon de dire la vérité. Tu te déposes devant la machine où tu as installé incognito les logiciels. Logique de la naissance au monde parallèle. Tu t’enfonces dans le Deep Web. Pendant tout le temps admis, tu crées l’espace, tu fractionnes le temps. Comme un rapace frôlant les crêtes, tu lévites, ouvre de portes. Tout ce que tu vois, merde ! Une liberté de truands. Comme toujours. La liberté est truandage. Tu prends de la hauteur tout en te distillant dans les profondeurs cachées, ne pas intervenir. Observer sans être vu, un vagabond en lisière, dans la marge, darder ton regard, un dealer du regard, oh les trafics putain. Et c’est démence, pour de vrai tout faux tout vrai : des individualités s’agrégeant et se désagrégeant selon des aléatoires que tu tentes de modéliser. Une grammaire pas plus complexe qu’une autre. Un système différent, aux syntagmes constitutifs identiques, deux épithètes, lourd pour un homme sans tête. Il y a des mafias tristes et des comploteurs sans avenir, englués dans la trame. Car ce monde n’existe qu’à travers ceux qui le multiplient, néant au carré, carré exponentiel, imagine ce que ça donne. On n’est pas sorti de l’auberge. D’ailleurs tu ouvres des portes, les arrières portes de noms ronflants, ils ont oublié de fermer, et tu entres là, tout t’est ouvert, à disposition. Oh ce qu’ils cachent dans les armoires ! Tu regardes, tu ne touches pas. Tu reviendras. A coup sûr ou probablement, question d’adverbe, de temps et d’espace. De tête et de naissance. Pourvu que demain existe. Disons pourvu que demain existera, pour être exact en erreur. Tu reviendras dans ces parages, errer dans cet espace figé mouvant, dans ce temps élastique toujours instantané. Luxe paradoxal de l’ange rôdeur.

 

 

T’es hors zone, tu marches décapité. Une année chiffrée de l’ère commune. Bientôt tu mourras. Peut-être là sous le pont où tu reviens. Kushim pense des notes cunéiformes. Paul Saigne grommelle encore. Jveuxdesfritesjveuxdesfritesjveuxdesfrites. Un point d’interrogation traîne dans la brume que le fleuve soulève. Qui s’en saisira ?, te demandes-tu dans ta langue intérieure. Avec ta langue intérieure. En son palais. Dans ta langue, les mots et les groupes qu’ils pourraient combiner sont dotés de natures et de fonctions. Auxquelles le monde échappe. N’y pensons plus, te dis-tu. Comme si c’était possible. A défaut d’être envisageable. Des propositions à enchâsser. Tu regardes ce que ta vue capture et ne peut exprimer. Les mots ne viennent jamais à l’extérieur de toi, dans ce monde instable qui se crée sans cesse. Les mots, tu les mâchonnes.

Le jour crasseux s’est levé. L’asphalte crevé laisse échapper des concrétions, des apparences de cailloux. Trois pigeons, des rats ailés, s’abreuvent à une flaque huileuse. Pupilles mobiles, inquiètes, jaunes et rouges. Une patte manque à l’animal le plus éloigné. Celui qui le précède promène un kyste mutant à l’encolure. Sur le trottoir, perdue sous le pont, totem vertical, se dresse une cabine téléphonique, une relique. Le fil pendouille, attaché libre eh oui, sous-tendu par la gravité matérialisée en écouteur brisé.

Un langage qui ne peut s’articuler. Tu es là. Tu regardes. Tu n’es pas né. Pas encore à jamais. Les adverbes définitifs toujours. Tu gardes les yeux ouverts. Ta tête reste introuvable. C’est tout. Totalement tout. En lambeaux dispersés par le cordon ombilical de la lumière et ses variations. Joue-les Kushim, te dis-tu, solidifie-les en musique. Tu ne veux plus rien voir. Grammaire du vide. Tu n’es pas là.

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