Les Droles #2 – épisode 4 : La chute

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : Dans une grande maison à l’abandon, au bout d’un quartier oublié, vit une communauté de gens un peu étranges. Rien ne les lie, si ce n’est cette étrangeté. On les appelle parfois les droles[1].
Jacques Mancini inventait leur histoire. Mais il est mort.

Temps de lecture : 20 minutes

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Jacques Mancini étouffe. C’est comme si une masse lui était tombée dessus, et ça le sort des brumes. Enfin, plus ou moins… Que se passe-t-il ? Il git en travers de son lit, tout habillé, même s’il est passablement débraillé. Il sent ce poids qui pèse sur son thorax. Il peine à respirer. Soudain, un flash ! Son cœur bondit dans sa poitrine …

Le vent, la pluie, le froid sur ma peau… les lumières de la ville. Le vacarme du trafic. Le trottoir qui fonce à ma rencontre. Noir !

Blanc, plutôt ! Aveuglant ! La lumière entre à flot dans la chambre. Et le bruit. Le grondement de la rue. La circulation assourdissante du milieu de journée. La sirène des pompiers ! Comment est-ce possible ?  Il a l’impression que son lit est au milieu du boulevard. Un terrible mal de crâne tord son cerveau. Tellement puissant que ça fait un peu refluer l’angoisse du souvenir de cette chute. Souvenir ? Il voudrait ne pas bouger, seulement il fait affreusement froid. Il tire sur  les draps pour s’en couvrir, mais il est en partie couché dessus. Il essaie de s’emballer dedans en roulant sur le lit. Un haut-le-cœur le saisit. Noir !

Il se réveille à nouveau. Longtemps après ? Impossible à dire. Mais il se souvient. Et toujours le vacarme du dehors. Il glisse à bas du lit, tombe à genoux, et s’appuie lourdement pour se mettre debout. Enfin… se hisser sur ses jambes. Il reste courbé, cassé, toujours emberlificoté dans ses draps, tordu par la douleur, avec cette acidité dans la gorge, frappé d’hébétude. Il se traîne dans le séjour et gagne la grande porte-fenêtre qui laisse entrer tout l’extérieur hostile, le froid, la lumière et le bruit. La fermer ! Ne pas tomber ! Il s’adosse à la vitre et se laisse aller au sol. Noir !

Il sursaute à nouveau ! Le beep du répondeur ! Du réveille-matin ? C’est où ? Il n’arrive pas à s’orienter. La porte ? Sur la table de la salle à manger, le laptop est ouvert, mais inerte. Fenêtre aveugle. Sa chaise est renversée. La table est encombrée. Verres renversés, bouteilles. Vin rouge, vide ; vin rosé, entamé ; bourbon, vide. Une baguette entamée. Un reste de pizza dans son carton (Ah oui ! La pizza ! Ça lui rappelle quelque chose…). Des emballages de chocolat, un ravier en plastique, vide. Des revues, des magazines. Le vieux dictionnaire.  Son portefeuille. Le smartphone pend de la table, au bout de son câble. Le sol est jonché de feuillets déchirés couverts de notes, de mots, de signes. Flèches, cercles, ratures. La bibliothèque est ouverte, et tout un rayonnage a vomi les bouquins par terre. Juste à côté, le vase du petit guéridon s’est brisé au sol.

Le beep, encore ! Le répondeur ! …
Quel répondeur ? Il n’a plus de répondeur depuis bien longtemps. C’est l’interphone ! On sonne chez lui. Quelqu’un est en bas. Qui insiste.

Mais jacques est complètement tétanisé. Les derniers mois lui reviennent en mémoire, en bloc. Est-ce l’overdose d’alcool ? Le froid violent ?  Subitement il revient à lui. Il prend brutalement conscience de l’état d’esprit dans lequel il a vécu ces derniers temps. Il voit défiler ses conversations délirantes avec Sonia, ses divagations solitaires, ses nuits d’insomnie. Ce récit ! Il prend douloureusement conscience de son égarement. Hier encore, il clamait sa bonne santé, il hurlait qu’il était normal. Que lui est-il arrivé ? Il est complètement abattu. Comment reconnaître cet autre qui était lui ? Et comment vivre à présent, avec la crainte que cet autre réapparaisse ?

Le beep ! Il n’ira pas ouvrir, qui que ce soit. Il ne peut pas se projeter dans l’avenir, mais il sait qu’à cet instant, il est incapable d’affronter quelqu’un. Il a trop peur de ses propres réactions. Il se sent éminemment fragile, menacé. Il veut juste se cacher, et faire le point. Rester seul avec lui-même. Parce que, ce qui l’étonne, c’est qu’il se sent, en même temps, des capacités nouvelles, des facultés inouïes. Il est capable de penser à toute vitesse. Il jouit d’une lucidité hors norme. Il voit clair. Il comprend tout. Il pressent les dangers qui le menacent. Il les anticipe, et analyse tout le passé en une fraction de seconde. C’est un éblouissement. Il pense « personnalité à haut potentiel ». Il n’avait jamais songé à ça. Mais la mise au point est douloureuse. Il a l’impression que toute sa vie n’avait pas d’autre sens : le mener à ce moment de basculement. Il n’est pas sûr de pouvoir jamais sortir de là, retourner à l’état d’avant. D’avant quoi, d’abord ? Peut-être était-il dans l’erreur depuis toujours. C’est une révélation ! Jacques est comme dégoûté par celui qu’il a été. Il ne veut pas redevenir ce jacques-là. Il le voit à distance. Et il est sans concession. Mais il n’est pas tout à fait sûr de ce qu’il ressent en ce moment. La migraine est trop forte. Il ne veut ni retourner, ni avancer. Rester là ?

Il se traîne jusqu’à la petite cuisine, et se sert un grand verre d’eau fraîche. C’est une sensation étrangement forte, qui achève de le réveiller. L’amour et l’eau fraîche… Ça le fait penser à Sonia. Il prononce le nom à voix haute. « Sonia ! ». Mais c’est une voix autre. Il ne se souvient pas qu’il avait ce timbre. Il ne se reconnaît pas ! L’angoisse remonte d’un seul coup. Panique ! Il transpire. Là, il rêve ? Il délire ? C’est la réalité ? Il est lui-même ?  Comment sait-on qu’on délire ? Comment s’en rend-on compte, de l’intérieur ?

Cette sonnerie qui se répète, obstinée, est une véritable torture ! Elle lui vrille les tympans. Il n’entend plus que ça. Il a l’impression qu’elle émane d’une puissance secrète, qui lui veut du mal. Il essaye d’imaginer qui est en bas. Mais il n’est pas sûr qu’il y ait quelqu’un… Peut-être que ça sonne tout seul. Peut-être que ça sonne dans sa tête ! On peut s’arracher la tête, si elle sonne comme ça, de manière intempestive ? Il a conscience qu’il perd les pédales, mais il a le plus grand mal à se contrôler. Pour ça aussi, il voudrait s’arracher la tête. Débrancher. Dormir ? Mais dormir lui fout la trouille. Que va-t-il rêver ? Et comment se réveillera-t-il ? Comment sera le monde à son réveil ?

Il a lu quelque part, dans toute la paperasse, que, pour retrouver son calme, il faut fixer son attention sur un objet trivial, très concret. Le téléphone ? Ben non ! Le trousseau de clés ? Le vase ? Il faut un objet qui n’appelle pas d’interprétation, qui ne suggère rien d’autre que lui-même. Mais tout l’entraîne dans son délire… Il pense « tout fait farine au moulin ». Ça le fait penser au four et au moulin. Le four, la shoah… Le téléphone, les clés, la sonnette, le vase, les fleurs, les cimetières, les fous, la mort… Ça va trop vite ! Il n’arrive pas à contrôler. Ça s’enchaîne tout seul. Ça l’emporte ! Il se sent entraîné dans une spirale irrésistible. Spirale ! La lessiveuse, les cercles de l’enfer de Dante, la mort, les fous…

Jacques sent qu’il titube. Il vacille. Au propre et au figuré. Mais il lutte ! Il ne veut pas s’abandonner. La peur le tenaille. C’est un drôle de combat qu’il mène. Contre lui-même. Il a le sentiment que deux parts de lui-même s’affrontent. Ça le fait rire, parce que ça évoque un état pathologique, croit-il savoir. Ça porte un nom. Comment encore ? Impossible de s’en rappeler ! Et d’abord, ce n’est pas drôle ! Mais en même temps, si, pourtant. Il poursuit l’histoire. Il imagine qu’on vient le chercher ! Ambulance… Pimpon ! Des grands gaillards costaux qui l’embarquent. Ce serait bon, en fait. Impossible de résister. Plus qu’à se laisser faire. Accepter. Camisole. Dormir.

Ça n’existe plus… La collocation. Ça ne se passe plus comme ça. Sonia l’a dit. Elle lui a expliqué la nouvelle procédure. Il n’a pas tout retenu, mais il avait l’impression que ça ne changeait pas complètement les choses. L’évocation de Sonia le calme. Il revoit des images d’elle, apaisantes. Sonia assise parmi les fougères de la lande sur la colline. Sonia sur le chemin des contrebandiers. Sonia dans ce petit restaurant, dans la lumière chaleureuse. Sonia qui rit. Sonia qui… C’est passé ! Il se calme.

Mais tout à coup, une autre question surgit, brutale, effrayante. Jacques a bien écrit tout ça. Les preuves sont là, sur son bureau. Il a inventé son suicide, et ensuite ses propres funérailles, auxquelles il a convié ses personnages, comme une coquetterie d’auteur … Mais là, maintenant, s’il est bien lui-même… En ce moment… qui écrit ?

Discussion

— Ça fout la trouille, ton histoire ! C’est quoi, ce truc du chœur ? j’ai pas compris !

— C’est un écho d’un passé incertain. Qui a peut-être eu lieu. C’est un rappel du saut dans le vide de Jacques Mancini.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— Je raconte un délire ! Donc, je te suggère de le prendre comme ça vient. En fait, tu n’as pas besoin de raccrocher au reste de l’histoire. Laisse venir !

— Ben ! C’est très déstabilisant. On ne sait pas si on est dans la réalité.

— Comme dans un délire, justement. C’est ça que j’essaye de faire ressentir. Des sensations physiques, parfois douloureuses, associées à des images fortes, irréelles, inquiétantes. Dont on ne sait plus très bien si elles appartiennent à ce qu’on appelle la réalité. Appelons ça des hallucinations…

— Attend ! Tu as déjà eu des hallucinations ? Tu as des antécédents psychiatriques ?

— Pas que je sache, non. On ne m’a jamais diagnostiqué de maladie mentale. Et c’est bien pour ça que j’écris cette histoire ! j’essaie d’imaginer ce qu’on peut ressentir de l’intérieur au cours d’un épisode délirant.

— Mais pourquoi faire ? Par masochisme ? Par curiosité morbide ?

— Pourquoi ? …

— Je ne sais pas exactement.  Pour me rapprocher, je crois. Pour essayer d’être en contact avec une expérience qui me dépasse. Qui m’échappe. Pour jeter des ponts vers les gens qui vivent avec ça.

— C’est nécessaire ?

— Ils sont une partie de l’humanité. Et c’est une partie précieuse. J’ai l’impression d’être, moi, plus humain, en cherchant la résonnance avec eux. Je ne sais pas du tout si ce que j’imagine correspond à ce qu’ils ressentent. Mais, moi, ça me fait avancer. Je crois… Et puis j’espère apporter une ouverture aux autres non droles, comme toi. C’est à vous que je m’adresse. Je le fais modestement, avec les outils qui sont les miens.

— Amen !

— Oui, c’est vrai, c’est plein de componction, ce que j’écris  là.

— De quoi ?

— Laisse tomber ! je veux dire que c’est trop relou ! C’est ta faute, aussi, avec ta manie de tout vouloir expliquer, décortiquer. C’est un délire ! Voilà tout ! C’est un mouvement étourdissant de va-et-vient entre la sensation de reprendre pied et le vertige de l’accélération de l’imagination, quand elle prend le pas. Jacques est balloté, emporté. Ça lui fait mal.

— Et à la fin, il se demande qui écrit ?

— Oui, c’est ça.

— …

— Mais… c’est toi, non ?

— Ton cas est désespéré, je pense. Tu devrais te limiter à lire le dictionnaire.

Pour poursuivre la réflexion

Pour une analyse du rôle et des relations du délire et de la littérature, on pourra lire, entre de multiples autres, l’essai Vertige de l’écriture, Michel Foucault et la littérature (1954-1970) de Jean-François Favreau.

La crise d’angoisse de Jacques Mancini est abondamment nourrie par les discours ambiants sur le trouble, dont Marie Absil a observé l’intériorisation dans l’auto-stigmatisation . Tatiana Klejniak avait, quant à elle, analysé, à travers une lecture de Levinas, de Derida, de Sartre et de Lacan, le regard sur soi et les affres du doute sur sa propre identité: Mais moi, qui suis-je ?

Dans Hospitalité : le trouble savoir du trouble , Mathieu Bietlot a mis en lumière des dimensions souterraines de la rencontre avec la personne qui vit des troubles psychiques. Troubles sur le vécu desquels se penche Olivier Croufer  dans le premier chapitre de notre étude 2020   écrire avec les troubles et la souffrance, à travers les écrits de Sylvia Plath.

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Références

[1] A Liège, quand on parle de quelqu’un dont le comportement, l’allure ou le discours s’écarte de la norme, on dit volontiers que c’est un « drole ».