Mais moi, qui suis-je ?
Auteur : Tatiana Klejniak, artiste, licenciée en philosophie
Résumé : Bon, je vous préviens, on va s’attaquer à un gros morceau là. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais sur le site, il y a trois thématiques : reconnaissance et émancipation, hospitalité et justice sociale. Dans mes articles précédents, grâce à trois récits, j’ai abordé, par divers biais, différents angles, la première thématique. Et je ne vous cacherai pas que cette histoire de reconnaissance continue à me questionner. Alors on va creuser, mais pas seul. A la rescousse : M, H, A + JP et J².
Temps de lecture : 15 minutes
Étonnant, ce mot, reconnaître, que nous connaissons, prononçons, si souvent, je me reconnais, tu te reconnais, tu me reconnais ? oui ?, nous nous reconnaissons, … Nous l’avons tous utilisé ce mot, un nombre incalculable de fois, sans y prendre garde, sans s’y arrêter. Et bien là, nous allons prendre le temps, et tenter, oui tenter, soyons modestes, d’y voir plus clair.
Reconnaissance et émancipation, et en écho, juste à côté, derrière, une question, LA question. Attention…Qui suis-je ? Oups, vertige. Et encore plus vertigineux, peut-être, qui suis-je, à tes yeux ? Hein, dis-moi, je suis qui pour toi, quoi ? Et déjà là, je m’interroge. Qui ou que ? Vous voyez la différence ? Qui suis-je ? Ou, que suis-je, à tes yeux ? Personne ou objet ? On va y aller mollo, pas à pas. Et s’appuyer, sur d’autres. Il en sera question, d’ailleurs, des autres. Car, pour le dire vite, trop, la reconnaissance, ça passe par les autres, ou pas, un peu, beaucoup, pas du tout ? Par quel(s) autre(s), singulier ou pluriel, petit autre, ou grand Autre ? Nous verrons. Pas de panique, ne pas aller trop vite. Revenir aux récits, à M, à A et à H[1]. Elles vont nous aider, je l’espère. Trois personnalités, différentes. Trois façons de faire, singulières. Mais aussi, et d’abord, car les enjeux sont énormes, et engagent une pensée de ce que signifient l’identité, l’être-avec, la solitude, être, vivre, parler, nommer, regarder (oui rien que ça), voyons ce que d’autres, trois autres, encore trois, dont deux Jacques, en pensent.
Moi serait donc mes yeux, ou les tiens ?
Tes yeux… Partons de là. Ton regard. Sur moi. Ils sont de quelle couleur, d’ailleurs, tes yeux ? Je ne sais pas. Et pourtant, je l’ai regardé, ton regard, si souvent, tellement. « La meilleure manière de rencontrer autrui, écrit Lévinas, c’est de ne même pas remarquer la couleur de ses yeux »[2]. De l’identifier, le reconnaître, comme autrui, mon semblable, mon prochain, mon frère, dirait-il.
1. JP, H et les autres
Sartre, lui, liera le regard à la honte. L’autre me regarde, peut me regarder, à chaque instant. Impossible d’y échapper. Je suis visible, sans cesse. Et j’ouvre une parenthèse, je ne sais plus si Sartre en parle, je vous avoue que je n’ai aucune envie de (re)lire tout L’être et le néant (je ne l’ai jamais d’ailleurs lu en entier, mais chuttt), pour vous faire part d’une petite idée, que j’ai depuis longtemps. Avez-vous déjà pensé que les autres nous voient mieux que nous-mêmes ? Non, pas mieux, mais peuvent voir des parties de nous que nous ne verrons jamais, jamais. Notre visage, déjà, n’est pour nous visible que dans un miroir, déformé, dénaturé. Mon dos, le vôtre, pas évident à regarder, hein ? L’autre, tout autre, me voit, peut me voir, plus directement que moi-même. Je ferme ma parenthèse.
Sartre. La honte, donc, liée au regard de l’autre, et la révélation de notre être-objet. Je le cite, vite fait : « la honte, […], est honte de soi, elle est reconnaissance de ce que je suis bien cet objet qu’autrui regarde et juge »[3]. Une honte commune, qui souligne, pour Sartre, l’importance cruciale de l’autre, de l’être-avec l’autre. C’est aux yeux des autres que nous sommes nous. Les uns avec les autres, les uns aux autres, nous nous manifestons comme corps.
Soulignons ici, avec l’ami JP, la présence, matérielle, quasi, des autres, de tous les autres, en tant que corps. Moi et les autres, de façon originaire, liés, de façon inséparable. Ça vous fait penser à quelqu’un ? Moi, oui, à H. Allez relire, si vous avez oublié son récit, mon article, Fantaisie militaire (comme chantait l’autre). Pour rappel, rapidement, H, comme elle le dit, était un peu allumée, voulait attirer les contacts, poussée par une énergie qui la débordait. D’où, ses flingues, expression singulière qui désigne pour elle le fait de péter une case, de déconner, de faire des choses en-dehors de la réalité. Ce qui la conduira, à plusieurs reprises, à l’hôpital. Et peu à peu, en écoutant les autres, grâce à des rencontres, des activités, multiples, H parviendra à structurer ce désir. M’avait marquée, en effet, dans son récit, son besoin, sa demande, de contacts, d’être-avec les autres. Voisins, professeurs, amies… Du contact, avant tout, ne pas être seule. Me revient aussi, son impression, à l’académie, d’avoir trouvé une ambiance familiale, de découvrir l’esprit famille heureuse, ce qu’elle n’a pas vécu, avec sa famille. H, très clairement, se reconnaît, se définit, prend consistance grâce aux autres. Une évidence, pour elle, créer du lien, la présence des autres, leurs regards, être vue et reconnue.
A la question, énorme, imposable, qui suis-je ?, je ne sais ce que H répondrait. Qui peut répondre ? Mais son récit éclaire, vivement, un certain mode, une façon, la sienne, d’être-au-monde. Et pour elle, être, c’est être avec les autres, concrètement, corporellement, corps à corps. Soulignons, avec H, un processus de reconnaissance lié aux autres, petits autres, multiples. Sous cet angle, être (sujet ou objet ?), disons être visible (ne tranchons pas, attendons), la visibilité, donc, passe ici nécessairement par les autres, par la reconnaissance de l’existence des autres. Premier point de vue. Au suivant.
2. J1 et son chat
La honte, encore. Derrida l’évoque, aussi, dans un très beau livre, que j’ai lu en entier celui-là, et que je relirais, volontiers, L’animal que donc je suis. Et vous, vous me suivez, ça va ?
Derrida part du regard, aussi, mais de celui d’un chat, d’une chatte, pour être précise. Pour en arriver où ? Hé, patience. On cherche pour le moment. On (qui ça on ?) pose des jalons, des petites pierres, ça s’éclairera, je l’espère.
Derrida donc, Jacques de son prénom, fait une expérience, simple, banale, et pourtant, hautement métaphysique, comme quoi… Celle de sa nudité, face au regard d’un chat. Il est nu, et face à lui, son chat, un chat réel, mortel, singulier, doté d’un nom (lequel ?), le regarde. Je le cite : « Souvent je me demande, moi, pour voir, qui je suis – et qui je suis au moment où, surpris nu, en silence, par le regard d’un animal, par exemple les yeux d’un chat, j’ai du mal, oui, du mal à surmonter une gêne »[4]. Sentiment de honte, d’être ainsi vu, nu, par celui que je peux regarder, l’autre, mais qui lui aussi, peut me regarder, l’Autre, tout autre, l’altérité, absolue.
Bon, vous vous dites peut-être, des amies m’ont dit cela, alors que je leur parlais de cette expérience, moi, fascinée face aux questions qu’elle ouvre, qu’elles, mes amies, chères, et bien elles s’en foutent d’être nues, face à leur chat (salut Nini). Vous ne voyez pas où je veux en venir, avec mes histoires de chat ? Moi non plus, pas tout à fait, mais on pressent, si si, qu’il y a là, derrière, juste à côté, devant, un questionnement, possible, énorme. Qui suis-je ? Encore, toujours. A mes yeux, dans les yeux d’un chat, aux tiens. Et toi (le chat) qui es-tu ? Je poursuis. Vous voyez la différence entre le chat, l’autre absolu, et les autres, aperçus précédemment (au point 1) ? Oui ?
Jacques, en tout cas, éprouve de la honte, nu, face à ce regard, félin, et en prime, a honte d’avoir honte, une honte en miroir. Miroir réfléchissant, où je me vois, dans, par les yeux d’un autre. De moi à moi, en passant par toi, et inversement. Reconnaissance spéculaire de l’autre, tout autre. Telle est la question, où commence l’identification, la reconnaissance de l’autre ? Dans le miroir ? « L’effet de miroir, questionne Derrida, ne commence-t-il pas aussi là où un vivant, quel qu’il soit, identifie comme son prochain ou son semblable un autre vivant de son espèce ? »[5]. Identification narcissique du prochain qui passe par la vue, mais aussi, pour certains animaux, par la voix, le chant… Ta voix aussi, je la reconnaîtrais, entre mille, voire plus, ou moins. Ils s’identifient eux-mêmes et les autres, par leurs voix, leurs chants, etc etc. Et nous, animaux humains ? L’animal que donc je suis, très jolie homonymie, bien joué Jacques, entre suis du verbe être, et suis de suivre. Qui suis-je ? Qui est-ce que je suis ? Je suis en te suivant, qui toi ? Toi, qui me regarde, dans le miroir. Bon, je vous lasse, je le sens. Je fais une petite interruption. Hier soir, je prenais l’apéro, avec une amie. Je lui parlais de cet article, du chat, du regard, de la reconnaissance, du nom, de la mort, enfin bref de toutes les questions qui se déploient, à mes yeux, et de la joie que j’en éprouve. Oui, de la joie. Et là, plouf. Elle pas, pas du tout. Hein ? C’est vrai ? Zut alors. Je me suis sentie un peu seule, sur le coup.
Bon, ok, on va se poser, un peu[6]. La reconnaissance, donc. L’identité. Derrida parle d’hétéro-narcissisme. De soi à soi, oui, mais soi comme un autre. Soi comme l’étranger que je suis et serai toujours pour moi. Je me reconnais, m’identifie, moi, comme un autre. Cette reconnaissance, de soi, en tant qu’autre, se fonde au-delà, ou en deçà des autres, de telle ou telle compétence, tel contexte, tel statut, … Derrida noue, de façon originaire, la singularité à l’altérité. Soi comme un autre. Manifestation de soi comme sujet, comme présence vivante, comme vie en présence. En présence d’un Autre. Je suis vivant. Je me reconnais. Reconnaissance que je qualifierais bien volontiers de transcendantale, comme dirait l’autre (Kant). Transcendantal dans le sens de condition de possibilité, de base, d’origine. Une reconnaissance originaire, première. Celle de ma singularité, irremplaçable. Ce qui n’empêche nullement, que du contraire, elle en est la condition de possibilité, la reconnaissance des autres. Comme un voyage, du grand Autre aux petits autres.
Et là, pour en revenir aux récits, je pense à A[7]. Comme H, elle fera plusieurs séjours à l’hôpital, suite à ses délires, en phase maniaque. Quand, comme elle le dit, elle n’avait plus de prise sur elle-même, capable de tout faire, qu’elle était elle mais pas elle. Grâce aux médicaments, et à ses choix de vie, qu’elle posera, seule, elle se reconnaîtra. Certes A a des contacts, amis, voisins, famille, sans oublier le chien, les poules, le chat. Mais, à la différence de H, A se reconnaît, seule. Elle s’auto reconnaît, seule face à elle-même. Présence vivante, singularité qui s’annonce, s’expose, mais consciente de l’Autre, d’un monde qui nous préexiste. Mais, si sa singularité, elle la découvre seule, c’est face au monde qui l’entoure, à la nature, qu’elle suit, au fait, indéniable, pour elle, de faire partie d’un tout.
3. Ton regard, ta voix, J2 et un miroir
Pas de chat, pour le second (frère) Jacques, mais le regard, encore, et un miroir. Et qu’obtient-on ? Le stade du miroir. Expérience fondamentale, pour Lacan, dans la formation du Je. Dans ce stade, deux protagonistes et un miroir : le petit d’homme (à partir de six mois) et la mère (ou le père). L’enfant, qui ne sait pas encore marcher, ni se tenir debout, voit son image, un autre donc, dans le miroir. La mère lui dit, c’est toi. Moi ? (ça il ne le dit pas, il ne parle pas, pas encore). Ce regard, qui le nomme, lui donne son unité. Et là, il jubile. Il est content, ce petit prématuré (pour Lacan, oui, le petit d’homme, de par son inachèvement anatomique (je vous passe les détails), dévoile une véritable prématuration spécifique de la naissance). Et là, on (vous êtes toujours là ?) peut déjà se dire que l’histoire débute d’emblée étrangement. Ma première identification, de moi, et bien une image, dans un miroir. Moi = image dans un miroir ? Image inversée, dénaturée, fausse (fausse ?). Et de fait, Lacan insiste sur le caractère fictionnel et aliénant de l’expérience, et ce avant toute détermination sociale. Tu parles d’un début.
Bon, n’oublions pas la mère dans l’histoire (oublie-t-on jamais la mère ?). Que fait-elle cette mère (mais que font les mères ?) ? Et bien, elle parle. Et, à son rejeton, elle lui dit : c’est toi. Et moi, je vais beaucoup trop vite dans cette histoire. Désolée.
La mère l’introduit ainsi, ce petit d’homme, au symbolique. La mère en tant qu’Autre. Passage donc, je résume, du petit autre (image) au grand Autre (lieu du langage). Passage du moi au sujet. Il s’agira, pour l’enfant, de se défaire de sa place d’objet qu’il est pour sa mère. Que survienne la séparation, le manque, le désir, afin que le sujet advienne.
Retenons : « C’est dans l’autre que le sujet s’identifie et même s’éprouve tout d’abord »[8].
Soulignons ici un trajet qui me semble inverse à celui de Derrida. J’y verrais volontiers un mouvement des petits autres vers grand Autre. Une élévation de l’imaginaire vers le symbolique. De l’image, du semblable, au sujet.
Bon, pas évident, je vous l’avais dit.
Pour terminer (ouf), un mot, quant au récit de M, qui, pour rappel[9], figée par une tristesse incroyable, par la peur d’être abandonnée, ne savait pas se situer, ne savait pas qui elle était. Si un homme la quittait, le monde s’arrêtait de tourner. Les autres, ce sont encore ses mots (d’où les italiques), étaient son miroir. La reconnaissance, elle la découvrira à l’académie des beaux-arts, par ses professeurs. Elle, reconnue, par les professeurs, grâce à sa peinture. Une toute autre reconnaissance, encore, que celle de H et de A. Oui, ça passe par sa peinture, une image, somme toute, par les autres (les professeurs). Mais, ça dépasse les autres. Sa créativité, oui reconnue par d’autres (t1), la dote d’une identité (t2), lui permet de se positionner comme sujet, de s’adresser, à l’Autre. Peintre, une nomination qui l’inscrit dans l’Autre, et lui donne une unité corporelle.
Et vous, vous vous reconnaissez dans quel point de vue, 1 (JP), 2 (J et son chat) ou 3 (le miroir de J2) ? Aucun ? D’autres idées ? Vous me direz.
Références
[1] A lire ou à relire (sans obligation aucune), mes quatre articles liés aux récits de M, A et H, publiés dans la catégorie « Récits » : Qu’est-ce que je fous là ?, Le retour à la terre, tome 1 et tome 2, Fantaisie militaire.
[2] Emmanuel LEVINAS, Ethique et Infini, Paris, Le Livre de Poche, 1984, p.79.
[3] Jean-Paul SARTRE, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1996, p.300.
[4] Jacques DERRIDA, L’animal que donc je suis, Galilée, Paris, 2006, p.18.
[5] Ibid, p.88.
[6] Musique : Prends-moi la main s’il te plaît. Ne me laisse pas m’envoler. Reste avec moi s’il te plaît. Ne me laisse pas t’oublier, comme chante l’autre (Charlotte) dans une très belle chanson (Rest).
[7] Cf. mes articles « Le retour à la terre, tome 1 et tome 2 ».
[8] Jacques LACAN, Propos sur la causalité psychique, in Ecrits I, Paris, Editions du Seuil, 1999, p.180.
[9] Je vous renvoie à mon article « Qu’est-ce que je fous là ? » (vous vous posez peut-être la même question à l’instant).