Une « fraternité discrète » comme disait l’autre (Lacan)

Une « fraternité discrète » comme disait l’autre (Lacan)

Auteur : Tatiana Klejniak, artiste, licenciée en philosophie

Résumé : C’était une bonne interview, hein Tatiana. J conclura notre entretien sur ces mots. Oui, lui ai-je répondu, en souriant. Un récit riche, et dense, que j’ai dû raccourcir, malheureusement. Et je ne vous en dis rien, rien de plus. Suspens, total. A vous de le découvrir, libres et seuls. De pair, les deux ? Liberté et solitude ? Superbe question, mais pas à l’ordre du jour. Ne pas vous embrouiller. Oublions. Je vous laisse, avec J, et vos questions, les vôtres. Allez, à vous de jouer…

Temps de lecture : 15 minutes

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Un jeudi matin, j’étais l’invitée (j’avais en fait demandé à l’être, invitée) à un petit déjeuner chez Revers[1]. Je connaissais l’endroit, m’y étais rendue, il y a de cela quelques années, déjà, pour un entretien, d’embauche. Le poste : animatrice art plastique. Public : des personnes fragilisées. Punaise, je le voulais ce job. Fait pour moi me disais-je. Oui, sur le coup, je m’y retrouvais. Les compétences, j’avais, l’envie, totale. Conclusion : raté, je ne l’ai pas eu, merde. Je ferme ma parenthèse. Petit déjeuner, donc. Une dizaine de personnes, qui arrivent, peu à peu, chacun à son rythme. Sonnent à la porte, chacun va ouvrir. Y suis allée, aussi. Dire bonjour, découvrir le visage de l’autre, sourire, se présenter. Anny, l’animatrice, charmante, me propose un café. M’invite à parler de mon travail (oui, ce que vous lisez, à l’instant). C’est ainsi que j’ai rencontré J, et G (on découvrira son récit dans mon prochain article, le dernier, oui, mon contrat se termine, zut zut zut).

Quelques jours plus tard, je retrouve J, à la terrasse d’un café. On échange quelques paroles, je sors mon enregistreur vocal, lui demande si ça ne le dérange pas, non, ok, j’allume l’appareil, m’apprête à lui poser une question, large, pour débuter, lui dit que paf, c’est parti, et là, il se branche, tout seul, et commence à parler, non-stop, ou presque. Je lui poserai quelques questions, peu, et l’écouterai me raconter, une partie de sa vie. Merci J, pour ta confiance, et cette rencontre.

Alors, vous savez ce qu’on va faire ? A mon tour, je vous le livre, ce récit, de J, pas en entier, dommage, trop long, mais presque, d’un coup. Je ne l’interromps pas, me retiens, d’intervenir, de pointer tel mot, telle expression, de questionner. Non, rien, silence. Vous le lisez, et on en parle, après.

 

Qui parle ?

« J’ai passé trente ans dans le Hainaut avant d’atterrir ici, et un jour j’ai eu une dépression à cause de mon ex épouse. Avec tout ce qu’elle m’a fait voir, j’ai tout accumulé dans mon corps. Et puis j’ai rencontré une autre femme et j’ai craqué. Et quand tu craques comme ça, tu as la tête dans les nuages. Tu ne vois pas les gens comme d’habitude. Tu croises quelqu’un et tu penses que cette personne te veut du mal. Je ne suis pas craintif mais méfiant. Et je me suis retrouvé à l’hôpital et on m’a soigné. J’y suis resté deux mois, j’avais cinquante ans, et avant ça j’étais nickel. Ma compagne ne voulait pas me reprendre de l’hôpital, alors ma sœur m’a pris chez elle. Un médecin me donnait mes médicaments. Quand je ne prenais plus mon traitement, je ne supportais plus les amis de ma sœur, je ne supportais plus ma sœur qui se disait que je déraillais.

Un jour je me suis battu avec ma sœur, mais ce n’était pas de ma faute. J’ai une double personnalité. Si je ne prends pas mes médicaments je ne supporte plus personne, qu’il me soit étranger ou pas.

Quand je me suis battu avec ma sœur, j’ai eu un trou noir. Il y a un truc bizarre. Mon grand-père est mort depuis longtemps. Il est enterré en Italie. Il faut trois jours et trois nuits pour aller là en train. Et j’entendais sa voix. Je lui disais de venir me chercher. Je lui parlais. J’étais l’unique. Quand j’ai eu le trou  noir, mes yeux étaient voilés, je ne voyais plus rien du tout, ça a duré longtemps. Il y avait la police, mais je devais les toucher pour savoir s’ils étaient là, prendre la main de ma sœur aussi, pour me rassurer. Puis ils m’ont fait une piqûre, et on m’a conduit à Lierneux.

Je me suis retrouvé à Lierneux en 2016 pendant quatre mois. Ma sœur venait me voir, me prenait en week-end, souvent. Elle me téléphonait tous les soirs, je me sentais moins seul. J’y avais des amis, je m’entendais bien avec car j’avais mon traitement. Mais j’avais envie de partir de là. Maintenant j’habite tout seul et j’ai rencontré une femme. Elle me fait confiance. Après j’ai eu un psychologue, et une psychiatre que je n’ai vue qu’une seule fois sur un an. Elle m’a juste demandé ce que je prenais comme médicaments. Au début avec le psy ça n’allait pas et puis on s’est familiarisé. C’est le médecin qui me fait des ordonnances. Je ne veux pas d’embrouilles, je ne veux pas retourner à l’hôpital, j’ai assez donné. C’est pire qu’une prison, tu sais quand tu rentres mais pas quand tu sors.

Mes médicaments restent chez ma sœur, et le samedi on fait les médicaments ensemble. Je les mets dans les cases, matin, midi, soir. Je n’ai plus de soucis et je m’entends bien avec tout le monde. Je vais mieux parce que avant dans le Hainaut il y avait des gens méchants contre moi, alors j’étais agressif. Au début quand je suis arrivé ici avec tous les médicaments je dormais jusque 15 heures, ça m’assommait. Je me levais, me lavais et puis regardais la télévision jusqu’à 3 heures du matin. Pendant sept ans je ne voulais pas sortir de la maison, ça ne m’intéressait pas. Et puis ma sœur m’a parlé de Revers. Je n’avais pas envie, mais elle m’a accompagné voir comment on m’accueillait. Véro m’a accueilli, nous a offert une tasse de café, m’a expliqué les activités, puis m’a demandé si je voulais faire un essai, ce jour-là, et ça m’a plu. Je me suis senti bien accueilli. J’ai vu que les gens que je côtoyais étaient conviviaux, et quand ma sœur est venue me chercher je lui ai dit que j’allais continuer car ça me plaisait bien. Maintenant ça fait deux ans, et quand je n’y vais pas je m’ennuie. Je me suis fait des nouveaux copains, copines, je m’entends bien avec les animateurs qui me respectent. Je respecte ce qui doit l’être. Maintenant c’est moi qui vais ouvrir quand on sonne à la porte. J’accueille les membres. Je montre comment on prépare le café. Quand c’est fermé je m’ennuie, alors je demande à ma sœur de me donner des trucs à faire. J’ai aussi un juge derrière mon dos qui m’a dit que je devais avoir une occupation, que je devais me bouger. Je fais sept ateliers. J’aime bien. Je m’entends bien avec tout le monde. Ça me fait du bien. Ma sœur me trouve épanoui depuis que je vais à Revers. J’ai mes journées complètes, et le lendemain je revois mes amis et les animateurs.

Mon amie m’aide aussi, je peux compter sur elle. Je suis bien entouré. J’ai beaucoup d’affinités avec ma sœur. Elle s’occupe de moi.

Je me sens mieux dans ma peau maintenant qu’avant la maladie. Je rends service à tout le monde. Je sers les cafés. Je sens que la société accepte comme je suis. Je ne saurais plus regarder la télévision toute la journée. Je vais chez Revers, fais la vaisselle, fais toute ma journée, je ne saurais plus m’en passer. Puis je vais chez ma sœur, manger, regarder la météo pour voir comment je vais m’habiller, ma sœur lave mon linge le week-end, puis le mercredi c’est le jour du repassage, puis je retourne chez moi, j’allume la télé jusque 11 heures, puis je prends mes médicaments et vais me coucher. Les oiseaux me réveillent le matin. Depuis que je suis par ici, je n’ai plus aucun ennui avec la police, c’est ça qui me plaît. »

 

Où (es-tu) ?

Bon, dense, le récit. Beaucoup de choses sur lesquels nous pourrions nous arrêter. Qu’est-ce qui vous a marqué, vous ? Interrogé ? Un point qui vous questionne ? Vous donne à réfléchir ? Un moment du récit, un événement particulier, un mot, de J ?

Reprenons, le début. J ouvre son récit sur le fait qu’il craque, il n’en peut plus, à  un moment donné, ce n’est plus possible. Et puis très vite, passage à l’acte, il se bat avec sa sœur, mais, dit-il, ce n’est pas de sa faute. J’ai une double personnalité. Un autre, en lui, qui l’a poussé, à frapper, sa sœur. Et puis, le trou, noir. Il ne voit plus rien. Et l’hallucination, verbale[2]. Son grand-père lui parle, à lui, l’unique. Pourquoi ce basculement, ce jour-là, à cet instant ? Que se passe-t-il dans une vie, pour qu’à un moment donné, ça ne tienne plus ? Plus de point, d’appui. Plouf, la chute. De haut ? Ben ça dépend, de chacun. Le sentiment, fugace parfois, ou pas, de ne plus tenir, à rien. Rien du tout. Et puis, si, quand même, des petites choses, singulières, à (re)trouver, à créer. Des petites béquilles, chacun les siennes. Ouf.

M’avait marquée, aussi, chez J, les chiffres, dates, adresses, exactes. Importance et précision des lieux, du temps. Une signification tous ces chiffres ? Un désir, aussi, d’ordonner, d’organiser. Médicaments, tâches ménagères, horaire des ateliers, programme télé et ménager, avec sa sœur.

Sacré soutien, sa sœur. Présente, depuis le début. Elle l’a accueilli, chez elle, comme  il le sera, chez Revers. Des lieux, où se poser. Oui, la question du lieu est fondamentale. Un lieu où l’autre m’accueille, m’offre l’hospitalité, à moi, l’étranger, l’étrangère. Accueilli, J ne l’était pas, dès l’enfance, frappé, marqué, sur la tête, le corps, un médecin du coin a d’ailleurs voulu l’adopter. Il ne l’était pas, non plus, dans le Hainaut (jamais plus le Hainaut, me dira-t-il), les gens étaient méchants, sa compagne n’a pas voulu le reprendre. L’hôpital, pire qu’une prison, la psychiatre, vue une seule fois, en un an, une seule question, celle des médicaments. Mais J a trouvé trois lieux. Son appartement, où les oiseaux le réveillent, le matin. Chez sa sœur, où il mange, regarde la météo, compte et ordonne les médicaments… Et Revers, où il suit sept ateliers, prépare le café, et à son tour, accueille. Lieux hospitaliers, et de connivence[3]. J comme hôte. Mais qui est l’hôte ? Celui qui reçoit, ou celui qui passe le seuil ? Celui qui est chez lui, ou celui qui n’y est pas, pas encore ? J, dans un seul et même mouvement, accueille, et est accueilli. Hôte au double sens du terme. Permutation des positions. Se dévoile, dans, par ce renversement, le cœur même de l’hospitalité. Oui, le cœur. Derrida, pour terminer : « L’hôte devient l’hôte de l’hôte. […]. Ces substitutions font de tous et chacun l’otage de l’autre. Telles sont les lois de l’hospitalité. »[4].

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Références

[1] Située dans le quartier nord, Revers est une belle et grande maison, très accueillante, qui participe, par de multiples actions collectives, divers ateliers et collaborations, à l’insertion de personnes fragilisées. Leur site : www.revers.be

[2] S’agissant de l’hallucination verbale, Lacan, partant de l’observation que le sujet articule ce qu’il dit entendre,  pointe  un phénomène assez simple, et évident, qui cependant a souvent été négligé. « Le phénomène de la parole, interroge-t-il, sous ses formes pathologiques comme sous sa forme normale, peut-il être dissocié de ce fait qui est pourtant sensible, que lorsque le sujet parle, il s’entend lui-même ? […]. On semble oublier que dans la parole humaine, entre beaucoup d’autres choses, l’émetteur est toujours en même temps un récepteur, qu’on entend le son de ses propres paroles ». Jacques LACAN, Le séminaire Livre III, Les psychoses, Editions du Seuil, Paris, 1981, p33.

[3] Quitte à paraître obsédée par les chats (je vous renvoie ici à mon article « Mais moi qui suis-je ? » dans la catégorie Concepts de ce site), la connivence, Jean Oury, la lie à son amour absolu des chats.  Je le cite, longuement : « Connivence, pour moi, c’est justement être là sans avoir l’air d’y être, dans la pure attention […]. Non pas savoir tout ce qui se passe, mais être sensible à ce qui se passe. La définition même de la connivence est liée à mon amour absolu des chats : les chats, ils font de la connivence […]. Ils ont les yeux fermés, mais ils savent tout » (Salut Nini). Jean OURY, Préalables à toute clinique des psychoses, Eres, Toulouse, 2016, p.46.

[4] Jacques DERRIDA, Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre de l’hospitalité, Calmann-Lévy, Paris, 1997, p.111.