Qu’est-ce que je fous là ?

Qu'est-ce que je fous là ?

Auteur : Tatiana Klejniak, artiste, licenciée en philosophie

Résumé : Partir d’une question (je vous donne un indice, le titre de l’article), voire même de plusieurs, tant qu’à faire, et découvrir que parfois, une question peut ouvrir de nouveaux champs, d’autres possibilités, peut conduire ailleurs, sur un autre chemin. Et parfois, dans cet ailleurs, on s’y reconnaît, soi, l’autre, que je suis pour moi, pour toi. Nous suivrons le récit de M, une partie de son cheminement, et comment elle s’est découverte autre, à diverses reprises, par divers biais.

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« Qu’est-ce que je fous là ? ». Je ne sais pas vous, mais moi, je me la pose de temps en temps, cette question. Ici, ou là, seule, ou pas. Avec en arrière-fond, voire en arrière-goût, un sentiment d’inquiétante étrangeté. L’impression de ne pas, plus, être chez soi. Sentiment propre à tout homme, qui souvent reste voilé, évincé, mais qui se dévoile, parfois, quand la familiarité quotidienne se brise. Un instant, où ce qui semblait familier ne l’est plus, ou inversement. Les deux, familier et non familier, s’avérant, non point antinomiques, mais foncièrement liés. Liée, aussi, à l’inquiétante étrangeté, l’angoisse. Couple inséparable. Il pointera le bout de son nez,  ce couple, célèbre, à divers moments, dans la vie de M. Nous allons le découvrir au travers de son récit. Mais encore un mot, avant.

« Qu’est-ce que je fous là ? », encore, j’y tiens, j’insiste. Telle est, pour Jean Oury, « la question fondamentale, à toujours se poser »[1]. Si elle peut apparaître, se glisser, subrepticement, dans diverses circonstances, un souper en famille, avec des amis, seul, en couple, dans la foule, …, cette question, profondément existentielle, touche au plus profond de notre être. Elle n’attend pas de réponse, mais nous interroge. Impossible de l’ignorer.

Nous la verrons, cette question, au cours des différents récits, se poser, violente, étincelante, ou en filigrane. Marque humaine, trop, peut-être, ou pas. Un point de départ, parfois, aussi, vers d’autres chemins, de traverse. Oui, ça arrive, et nous allons nous en apercevoir grâce à l’histoire de M, enfin une partie de sa vie, qu’elle m’a confiée. Je l’en remercie, d’ailleurs, ici et maintenant. Et je lui laisse la parole, il est temps.

 

Qu’est-ce qui m’assure que je peux compter sur toi, sur l’Autre ?

C’est peu de dire que pour elle, cette question s’est révélée, de façon brutale, sur son lieu de travail. « Le boulot était horrible, comme aller en prison, un vrai système carcéral ». Elle y voit un élément déclencheur qui la conduira chez le neuropsychiatre. Il lui donnera des antidépresseurs et parlera d’anxiété. M retourne au travail, dans d’autres services, a, comme elle le dit « des comportements de fuite, mais ça n’allait pas mieux. J’ai toujours essayé d’esquiver l’histoire. J’étais très mal dans ma peau, sans personne ». Elle rencontre un homme, se marie, a un enfant, mais, « vers trente-sept ans, ce sera beaucoup plus sérieux, je pleurais sans cesse, partout, je n’arrivais pas à arrêter de pleurer. Une tristesse incroyable. Comme une fatalité. J’ai laissé mon enfant à son père. Je n’étais pas la bonne mère, pas responsable ». M rencontre une autre neuropsychiatre, « un dragon. J’étais amorphe, je n’avais plus aucune volonté. Elle a proposé de m’hospitaliser. J’étais méfiante, mais ai accepté. ». Antidépresseurs à dose massive, par intraveineuse, électrochocs, six, coup sur coup. M a oublié beaucoup de cette période, elle a des trous noirs, mais se souvient de l’impression d’être une autre. « Je parlais  à des gens que je ne connaissais pas. J’étais désinhibée, comme quelqu’un d’autre qui vivait à ma place ». Après quatre ou cinq mois à l’hôpital, on lui donne du Rohypnol, et là elle décide de le cracher dans l’évier, signe pour elle qu’elle reprend conscience. Elle pourra, peu de temps après, dire à la neuropsychiatre qu’elle veut sortir. Celle-ci attendait que M puisse l’articuler. Dire, s’exprimer, par les mots, M ne savait pas le faire. « Dans ma famille, on ne parlait pas, chacun vivait dans sa bulle. Mes parents étaient là, sans y être. Je ressentais un grand sentiment d’insécurité, la peur d’être abandonnée. J’ai reproduit ça dans mes couples. Quand on me quittait, la terre s’arrêtait de tourner. Je ne savais pas me situer. Les autres étaient mon miroir. J’étais comme ça ». Un grand sentiment d’insécurité. Soi et l’Autre. Il y va, ici, pour Lacan, de «  ce quelque chose de primitif qui s’établit dans la relation de confiance. Dans quelle mesure et jusqu’à quel point puis-je compter sur l’Autre ? Qu’est-ce qu’il y a de fiable dans les comportements de l’Autre ? Quelle suite puis-je attendre de ce qui déjà a été par lui promis ? »[2]. Interrogation primitive, commune, à toutes et tous, à la base de l’histoire de chacun(e). De fait, là aussi, je ne sais pas vous, mais moi je me la pose souvent cette question. Elle m’accompagne. Qu’est-ce qui m’assure que je peux compter sur toi, sur l’Autre, qui pourtant m’a donné sa parole. L’a-t-il donnée d’ailleurs ? Vraiment ? Mais ça se reprend une parole, ça tient à quoi ? Es-tu là, réellement, pour moi ? Existe-t-il un lien, entre nous ? Et si je n’étais rien pour toi, rien du tout, ou si peu. Et l’on pressent, à quel point, ces questions remontent, de loin. C’en est étourdissant. Et pointe, notre célèbre couple, inquiétante étrangeté et angoisse, jamais très loin quand il s’agit de questions existentielles.

 

Un combat ordinaire

Bref. Pour M, ce lien n’existait pas, elle ne l’a pas connu. Elle a dû trouver comment le tisser. « Je ne sentais pas ce lien avec mes parents. Pourtant, ils m’aimaient, mais il y a des manques. Les paroles, les échanges étaient interdits. Je n’avais pas droit à l’échec. Je voulais un lien indéfectible, qu’il y ait au monde quelqu’un pour qui je compte vraiment. J’y croyais quand même ». M a eu un fils. C’est pour lui, notamment, qu’elle réprimera ses idées de suicide. « Je ne pouvais pas infliger ça à mon fils que j’ai voulu profondément, avec qui le lien ne se défera jamais. Idéalement, c’est le lien le plus fort qui soit. C’est toi qui fais le lien, la relation avec l’autre c’est toi chaque jour, je l’ignorais complètement ». Créer du lien, un nouveau mode de vie. Pouvoir s’appuyer, sur quelque chose, quelqu’un. Une autre façon d’être au monde, de faire avec, soi, les autres. M le découvrira, notamment, en s’inscrivant à l’académie. Ce sera « le seul milieu où je me suis sentie bien. J’étais au niveau des autres, alors qu’avant je me sentais en dessous, j’étais comme chez moi. Ce fut ma thérapie. J’avais trouvé ma façon de m’exprimer. Je n’ai jamais eu la parole facile ». M peut dès lors (se) dire, être en rapport avec les autres, grâce à l’art, et être reconnue, aussi, par les professeurs, et leurs appréciations. Sa démarche créative lui permettra à la fois de s’émanciper, d’affirmer sa singularité, et du même mouvement de faire lien, de se rendre visible, d’être reconnue, par l’Autre. Enfant déjà, M gribouillait sans cesse, et se racontait des histoires, avec tout et n’importe quoi, inventait une vie sociale. La peinture deviendra son mode d’expression, comme possibilité de lien, « une façon de se positionner avec les autres, ce que je ne sais pas faire avec la parole ». Pour M, créer, lui permettra à la fois de se positionner comme sujet, de s’exprimer, et de s’adresser à l’Autre. Une rencontre devient possible, et dès lors des événements peuvent survenir. Ainsi a-t-elle trouvé « une possibilité de vivre et de dire à l’autre, malgré mon effacement. Pouvoir m’adresser à l’autre. Car les autres m’intéressent, mais je n’arrivais pas à comprendre les autres car je ne savais pas qui j’étais. Exprimer sa créativité, c’est lié à la vie. C’est parce qu’on est créatif qu’on a survécu. On fait avec des petites choses ». Des petites choses, particulières, à chacun(e). Des bricolages, singuliers, inventions personnelles, et uniques, toujours, qui ouvrent à l’événement, à de nouveaux chemins, d’autres modes d’existence. Libérer la vie là où elle est prisonnière, comme disait l’autre (Deleuze[3]), ou essayer. C’est un combat, incertain,  un combat ordinaire (titre d’une très belle bd de Manu Larcenet, que je vous conseille, en passant. Vous y retrouverez le sentiment d’inquiétante étrangeté, le sien, de sentiment, et ses angoisses, aussi, et beaucoup d’autres choses, très belles, et vivantes. Son bricolage à lui, ce sera la bd, enfin notamment, car je ne le connais pas personnellement Manu. Bon, je ferme ma parenthèse).

Allez, quelques questions, pour la route, les dernières, promis. J’ai utilisé des mots, quelques lignes plus haut, qui en fait sont bien plus lourds de sens que ce que je n’imaginais. Les voici, en vrac : se rendre visible (à qui ?), s’exprimer, dire et le plus compliqué, à mes yeux, être reconnue[4]. Car, vous allez me dire, car vous me suivez, hein ? Par qui, mais oui, par qui pardi peut-on (le peut-on ? le doit-on ?) se dire reconnu? Par moi, toute seule, je me reconnais ? C’est peu, non ? Par toi, tel ou telle autre. Dans le cas de M, notamment, les professeurs, à l’académie. Mais dès lors, et je sens que cette affaire est définitivement plus complexe que prévue, donc je reprends, et je vais être trop longue, je le sais. Si tu me reconnais, il me faut te reconnaître, en retour. Que vaudrait la reconnaissance de quelqu’un que je ne reconnais pas ? Et si je la perds, cette reconnaissance que me donne cet autre, que reste-t-il ? Et s’il s’agissait, aussi, d’une reconnaissance non pas liée à tel ou telle autre, mais une reconnaissance symbolique, de l’Autre, avec majuscule (concept fort complexe que j’emprunte à Lacan sans le maîtriser totalement, du tout)…

Bon, j’ai un peu mal à la tête. On en reparle, d’accord ?

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Références

[1] Jean OURY et Patrick FAUGERAS, Préalable à toute clinique des psychoses, Toulouse, Editions érès, 2016, p.8.

[2] Jacques LACAN, Livre VI Le désir et son interprétation, Paris, Editions de La Martinière, 2013, p.445.

[3] Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Editions de Minuit, 1991, p.162.

[4] Sur le thème de la reconnaissance, vous trouverez un article très éclairant d’Olivier Croufer intitulé Qu’est-ce que protéger (2) : des sphères de reconnaissance ?