Hospitalité – Procuste et les lits psychiatriques

Hospitalité - Procuste et les lits psychiatriques

Auteur : Mathieu Bietlot, philosophe

Résumé :  L’hôpital est-il le lieu de l’hospitalité ou son contraire ? Étymologiquement, l’hôpital suppose ou déploie l’hospitalité. Il devrait être hospitalier. Or l’adjectif n’a dans l’usage actuel et les représentations courantes pas le même sens selon qu’on parle d’une maison ou de la gestion hospitalière, d’un ami ou d’un centre hospitalier. L’hôpital psychiatrique n’a pas échappé à la déshumanisation et à la réification entraînées par le processus moderne d’institutionnalisation de la solidarité et de remplacement de l’univers mental antique par un imaginaire social du calcul[1].

A propos du titre : Dans la mythologie grecque, le brigand Procuste accueillait tous les passants. Il les obligeait à dormir dans un lit modèle et sciait les membres qui dépassaient quand ses hôtes étaient trop grands ou les étirait quand ils étaient trop petits.

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Au même titre que l’hospice pour les vieillards ou les indigents, entre les mains des instances cléricales et puis publiques, l’asile s’est peu à peu institutionnalisé aussi bien pour les migrants que pour les « fous ». Notons que le mot désigne à la fois un accueil du vulnérable, un refuge protégé et un lieu d’enfermement, de mise à l’écart du différent. Concernant les personnes vivant des troubles psychiques, l’hôpital psychiatrique a désormais pris le relais de l’asile qui succédait à l’Hôpital général[2].

 

L’administration inhospitalière

Cette prise en charge de la personne troublée par l’hôpital a connu les mêmes travers que les autres institutions modernes : standardisation, impersonnalité, déshumanisation… Si tant est qu’elle ne désigne pas seulement le fait d’accueillir ou d’héberger quelqu’un mais aussi une manière chaleureuse, généreuse et bienveillante de le faire, l’hospitalité s’y est perdue au profit de la froideur des procédures et de l’objectivité des diagnostics et des traitements. Le regroupement et la contention de personnes dites imprévisibles, ingérables ou dangereuses ont nécessité la mise en place de systèmes disciplinaires d’organisation de la vie quotidienne, de surveillance et de sanctions, tels que Michel Foucault les a décortiqués dans Surveiller et punir. Ce système disciplinaire avec ses réglementations, ses prescriptions de ce qui est attendu des patients, ses critères d’admission et d’exclusion, est lourd d’effets normalisateurs et contredit l’hospitalité éthique qui, inconditionnelle et absolue, reçoit l’autre sans lui ôter son altérité, sans attendre qu’il se conforme aux règles de la maison. Elle l’accepte comme étrange, comme intrigant, comme inconnu, même comme hostile, sans chercher à l’assimiler ou à le ramener à du connu.

L’hospitalité ainsi réglementée procède à l’inverse de l’hospitalité antique : la personne doit d’abord être identifiée précisément, diagnostiquée conformément, pour avoir droit à l’hospitalité ; ensuite l’institution la dépersonnalise, l’« anonymise » aussi bien par sa réduction à un dossier et un numéro de matricule que par les remèdes administrés et son mode de fonctionnement. Erving Goffman, au cours d’une immersion ethnographique dans un hôpital psychiatrique, a recensé une série de techniques de « mortification » des internés[3] qui les rendent impuissants à corroborer l’image qu’ils s’étaient formés d’eux-mêmes, autrement dit, incapables de se regarder dans le miroir : l’isolement à l’égard du monde extérieur, les cérémonies d’admission (encodage, bracelet, fouille, distribution des vêtements de l’établissement…), le dépouillement des affaires personnelles, la dégradation de l’image de soi via des gestes ou postures imposés, la contamination physique ou morale due à la promiscuité. Ensuite, il a identifié des processus plus subtils de « dépersonnalisation » qui naissent de la détérioration puis de « la rupture du lien qui unit habituellement l’agent à ses actes »[4].

 

Les pathologies institutionnelles

Cette observation, un an durant, dans un hôpital en se faisant passer pour l’assistant du directeur et en limitant les contacts avec le personnel afin de voir la vie des malades entre eux, a permis à Goffman de proposer une analyse minutieuse de ce qu’il généralise sous le terme d’ « institution totale » : « un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées. »[5] Le concept englobe plus ou moins les mêmes institutions que celles analysées par Foucault sous l’angle du pouvoir disciplinaire : prison, asile, hospice, caserne, internat, couvent, navire au long cours… y compris dans leur version contemporaine. Goffman s’inscrit dans le sillage des sociologues qui ont souligné la tendance à la rigidification, la réification et l’autoperpétuation des institutions. Complétant la perspective fonctionnaliste d’une approche interactionniste, il s’est focalisé sur les effets de l’internement et la vie interne – y compris clandestine – de l’institution, ses rituels, ses jeux de rôles, ses systèmes de privilèges, ses processus d’intériorisation de la norme et ses stratégies d’adaptation sans s’intéresser aux raisons de cet internement (maladie, peine, service militaire…). Tout comme les mêmes techniques uniformisent les institutions totales ou disciplinaires, au sein de l’hôpital psychiatrique, nous constatons que les différences entre pathologies (bouffée délirante, assuétude, dépression, démence sénile, etc.) s’estompent suite à l’effet massif de l’hospitalisation : « les symptômes spécifiques ont subi une espèce d’érosion ; les comportements sont rôdés, conditionnés par l’hôpital, suradaptés à son fonctionnement. Et donc rendus plus ou moins inadaptables à toute forme de vie. En stabilisant les troubles, on les a pérennisés… »[6]

Les effets aliénants, chronicisants et pathologiques des hospitalisations prolongées sont connus depuis longtemps et critiqués par les mouvements pour une autre psychiatrie. Ils ont été désignés par foules de termes dont « maladie institutionnelle », « hosptalisme » ou « hospitalose » qui retournent l’hospitalité contre son étymologie première. On désigne par-là les cas trop fréquents où une personne entre à l’hôpital pour un problème ponctuel, une crise aigüe, et en sort avec une inadaptation permanente ou une pathologie chronique. Ce sont le séjour dans l’institution, ses conditions, son isolement et ses traitements standardisés et infantilisants qui aggravent les troubles de la personne, les inscrivent dans la durée et lui font perdre petit à petit son indépendance. Le libre arbitre définissant l’adulte et l’autonomie étant devenue une norme première de la société, l’interné déresponsabilisé de la sorte se sent en régression psychique et en dévaluation sociale. Le retour au monde, à la vie courante, ne peut que l’angoisser suite à une telle dépersonnalisation et déculturation. Il sait qu’il en portera les stigmates. Il « réagit souvent en se retranchant du monde normal et il arrive même qu’il refuse de quitter l’hôpital. Cette attitude peut se développer indépendamment de la nature du déséquilibre qui a entraîné l’internement et finit par constituer un effet secondaire de l’hospitalisation dont l’importance est souvent plus grande, pour le malade et pour son entourage, que les difficultés initiales. »[7]

 

Une chambre avec vue sur l’amer

Du point de vue thérapeutique et de la réinsertion, à l’hôpital, on tient très peu compte des ressources du sujet, des facteurs humains pouvant interférer avec le traitement et de l’entourage qui pourrait y contribuer. La personne malade est soignée en vase clos et coupée de son milieu de vie. Or l’apport de celui-ci dans l’évolution du malade est inévitable, qu’il s’agisse d’une influence positive ou négative. Il va sans dire qu’on ne prend guère plus en considération ses protestations et ses tentatives de résistance qui font pourtant partie intégrante d’un travail de subjectivation, de reconstitution de la personne et d’assomption de la liberté. Toute critique, toute revendication du patient est assimilée à un symptôme et à une confirmation de la pathologie qui justifie les restrictions dont il se plaint. « Le fait important, ce n’est pas que l’hôpital soit un endroit odieux pour le malade, c’est que celui-ci, en exprimant sa haine, fasse preuve qu’il y est à sa place, et pour un certain temps encore. »[8]

Il arrive régulièrement qu’à l’issue de son séjour, la personne a perdu – outre son estime, sa dignité, son autonomie – une bonne part des relations, ressources et droits dont elle bénéficiait au préalable. La première hospitalisation s’avère souvent contrainte et empêtre l’individu en difficulté dans une spirale de désocialisation  qui repassera souvent par l’hôpital et « commence par une expérience de l’abandon, de la trahison et de l’amertume »[9]. Foucault, Castel, Goffman, Szasz, Guattari, Deleuze, Basaglia, Jervis – les critiques les plus célèbres et sourcilleux du traitement de la folie – ont chacun insisté à leur manière sur le façonnage, la fabrication ou l’institution de la personne malade par l’institution psychiatrique pour en faire l’objet de son contrôle, de son savoir, de son pouvoir et de sa productivité.

 

L’absorption des critiques et de l’air du temps

Ce que nous venons de développer n’est pas très nouveau. Ce n’en est pas moins revigorant à raviver. Les hôpitaux psychiatriques ont connu plusieurs vagues de critique et y ont répondu, davantage pour les désamorcer que pour les prendre au sérieux. Du coup, le fond du problème persiste.

Les premières critiques s’offusquaient de découvrir dans la plupart des asiles et hôpitaux psychiatriques avant-guerre (la seconde), des humains réduits à l’état de bêtes hagardes, criardes, parquées, attachées, frappées, mal nourries. L’adhésion des nations à la protection de la dignité et des droits humains en a fait chose du passé. Il n’empêche que dans certaines situations ponctuelles, dans l’urgence et faute de moyens, on puisse encore assister à des tableaux bestiaux ou végétatifs dans les hôpitaux. Les critiques des années 50’ insistaient encore sur le statut de sous-humain et de sans-droit de la personne internée et dénonçaient les traitements inhumains et les abus fréquents dans l’institution : électrochocs, lobotomies (neurochirurgie), camisoles de forces, médications de cheval forcées. Ces méthodes ont été depuis largement remplacées par des techniques moins violentes et une pharmacopée plus nuancée. Des pratiques extrêmement inhospitalières ont cependant encore cours dans les services d’urgence psychiatrique débordés par l’explosion de misère sociale et de disjonction qui afflue à leurs portes et dont ils sont devenus le réceptacle de première ligne, dans une société malade de sa solidarité et de son hospitalité.

Dans l’exaltation des mouvements d’émancipation des années 60’-‘70 et la politisation des questions privées, c’est le pouvoir de normalisation de la psychiatrie qui fut fustigé. Les hôpitaux commençaient à s’ouvrir et se compléter par des dispositifs communautaires ou dans le milieu de vie sans déforcer le pouvoir psychiatrique qui au contraire se ramifiait : « Les velléités d’ouvertures que représentait à l’origine l’idée de secteur sont ainsi reprises en main par l’administration appuyée par les professionnels les plus conservateurs. On voit le danger : celui d’un contrôle social exercé sur le milieu même de vie par une action psychiatrisante permanente, d’autant plus dangereuse, dans son entreprise de colmater les derniers espaces libres dans la toile tissée par le pouvoir, qu’elle serait opérée par des agents souvent de bonne foi. »[10] Tout ce courant de contestation et de construction d’alternatives refusait que les questions posées par le trouble psychique soient confiées au seul pouvoir médical : elles requièrent des réponses qui engagent tout le corps social. Il insistait pour ne plus séparer le trouble ou la déviance de son contexte familial, culturel, social, économique et politique. Il en appelait à comprendre la folie comme une expression des contradictions sociales contre lesquelles il fallait lutter. Autant de conditions nécessaires à l’institution d’un milieu de vie hospitalier à l’égard des personnes en difficultés psychiques et sociales.

C’est à ces critiques que nous nous référons souvent dans la mesure où, d’une part, les processus de normalisation n’ont fait que se perfectionner, se diluer comme autant de gélules ingérées quotidiennement et s’étendre bien au-delà de l’hôpital, jusque dans les téléphones intelligents ; d’autre part, les résistances collectives et les réponses hospitalières expérimentées dans les années ‘70 ont été pulvérisées par la glaciation néolibérale et sécuritaire des années 80’-90’[11] mais semblent aujourd’hui renaitre, telle des primevères, dans les interstices d’un monde qui court à sa perte.

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Série écrite par Mathieu Bietlot - philosophe

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Références

 

[1] Lire notre analyse « De l’éthique individuelle à la pratique collective : la question de l’institution ».

[2] Lire à ce sujet l’analyse « Petite histoire de l’hospitalité ».

[3] À l’instar de Goffman, nous utilisons le terme « interné » dans son sens courant (personne enfermée, hospitalisée), pas au sens que lui donne la loi belge sur l’internement.

[4] Erving Goffman, Asile. Études sur la condition sociale des malades mentaux, trad. de l’anglais par L. & C. Lainé, éd. de Minuit, 1968 (1961), p. 79 ; pp. 56-92 pour les détails des techniques et processus). Ce livre intellectuel rejoint à maints égards le roman de Ken Kesey, Vol au-dessus d’un nid de coucou (trad. de l’américain par M. Deutsch, éd. Stock, 2013 (1962)), paru au même moment et remarquablement porté à l’écran par Milos Forman en 1975.

[5] Ibidem, p. 41

[6] Francis Jeanson, La psychiatrie au tournant, éd. du Seuil, 1987, p. 41.

[7] Erving Goffman, op. cit., p. 409.

[8] Ibidem, p. 437.

[9] Ibidem, p. 187.

[10] R. Castel, M. Elkaïm, F. Guattari, G. Gervis, « Pour une alternative au secteur » in Collectif international, Réseau Alternative à la psychiatrie, Union générale d’édition (10/18), 1977, p. 17

[11] Voir notre analyse à venir.