Habiter la lisière (étude 2022)

Habiter la lisière

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : Les Expériences du Cheval Bleu, dont fait partie le Centre Franco Basaglia, se sont lancées dans le projet d’aménagement d’un nouveau lieu. Le programme architectural comporte un espace de rencontre informelle, dont la spécificité est de ne pas être spécifique. Il a une disponibilité permanente. Son occupation est imprévisible. Il marque une transition entre le dehors et le dedans du site, une lisière.

Temps de lecture : 75 minutes

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Table des matières

  • Des clés pour s’introduire
  • Un lieu qui nous dépasse
  • Habiter en philosophe
  • Habiter ailleurs, en d’autres temps
  • Habiter avec la psychiatrie
  • Habiter en architecte, en urbaniste
  • Conclusion
  • Bibliographie
La Brosserie

Des clés pour s’introduire

Ce n’est pas un bistrot, ni une salle de réunion, un magasin ou une salle des valves. On y voit des interactions entre collègues, entre usagers, et aussi, de loin en loin, avec ou entre des gens de l’extérieur. On peut y parler, ne pas parler, boire un verre, ne pas boire un verre, travailler, ne rien faire. Il ne se réserve jamais. Il peut s’y passer plusieurs choses en même temps.

C’est la lisière de La Brosserie. L’idée de cet espace procédait d’une intuition, qui méritait d’être creusée, parce qu’elle inspire le lieu tout entier. C’est le projet de cette étude.

Entrer-ne pas entrer

Le film ‘Rumba’[1], d’Abel et Gordon, est tourné essentiellement en plan fixe. Les personnages entrent et sortent du champ latéralement. Dans une courte scène, la porte automatique du magasin ne s’ouvre pas devant Fiona, embarrassée par ses béquilles. Dominique, dans son joli training, vient à son secours et fait de grands gestes devant la porte, qui ne s’ouvre toujours pas, malgré un numéro d’acrobatie qui tourne au burlesque, sur fond de tango alangui. Jusqu’au moment où un monsieur en imperméable entre tranquillement dans le champ, puis dans le magasin en poussant la porte, qui n’était donc pas automatique.

Dans le très beau ‘My Kid’[2] , Uri (Noam Imber), le jeune homme autiste refuse d’entrer dans l’agence bancaire où lui et son père (Shai Avivi) doivent absolument se rendre. Il geint, il se tortille. C’est une épreuve pour les deux. Le père doit finalement inventer quelque chose. Il dessine, sur le montant de la porte, un faux bouton de commande (qui ressemble à celui du train qu’ils prennent souvent), pour qu’Uri puisse avoir l’impression d’ouvrir lui-même.

Dans Schmmélele et l’Eugénie des larmes, un livre illustré pour enfants de Claude Ponti[3] , Bâbe, la porte, reconstitue à elle seule la maison dont, par malheur, les murs et le toit étaient partis pour cause d’extrême pauvreté.

Entrer quelque part, ce n’est pas anodin. Et sortir ? Et revenir ? Entrer pour la première fois, entrer tous les jours. Entrer dans un espace privé, dans un espace public. On sonne, ou on frappe. On attend dans le couloir. Ça commence là. À la porte, au seuil, à l’entrée. Ça se joue d’emblée. L’hospitalité d’un lieu. La confiance.

 

La pratique des espaces

Parler d’une intuition est peut-être inadéquat, insuffisant pour expliquer nos choix de départ. Ce qui nous anime, c’est une connaissance qui naît de la pratique quotidienne de la rencontre avec le trouble psychique. Mais cette connaissance n’est pas nécessairement construite, partagée, instituée.

Chacune et chacun, dans nos organisations, sait, pour le vivre quotidiennement, que pour aller à la rencontre du trouble psychique, on a besoin d’espaces particuliers. On ne s’en sort pas avec bureaux, des locaux de consultation, des guichets d’accueil.

On a besoin de cours, de préaux ou de jardins. Telle a besoin de sortir prendre l’air parce qu’elle a trop chaud, ou que ça l’énerve d’attendre, ou que tel autre la dérange ou l’inquiète. Celui-ci doit s’assoir pour fumer, parce que c’est alors qu’il peut communiquer. Cet autre doit pouvoir marcher pour trouver le calme. Celui-là se cache pour pleurer ou pour réfléchir, et celui-ci a juste besoin de pouvoir s’isoler. On doit souvent faire des pauses. C’est important. Un droit reconnu. Une parenthèse dans laquelle, parfois, l’essentiel se passe. Il faut parfois pouvoir discuter dehors, mais pas dans l’anonymat de la rue. A l’abri. Et pas dans un couloir, dans un non-lieu.

On sait qu’il faut veiller à ne pas mettre d’embûches sur le chemin. Il faut des espaces directement lisibles, accessibles. Savoir qu’il y a une porte, pas loin, qui donne sur un extérieur protégé. On sait qu’il faut des vides, des recoins. Il faut des pièces qui ne servent à rien de précis. On sait qu’on doit pouvoir se soustraire au cadre, rester en retrait.

Cette connaissance, et sa reconnaissance, c’est peut-être ce qui fait la différence entre l’accueil dans nos organisations et le soin qui se soumet à l’organisation de l’hôpital. Nous n’ignorons pas les évolutions qui se profilent dans le monde hospitalier[4] mais la culture hospitalière reste fondamentalement une culture du planifié, du prévu, de l’efficient.  Une culture gestionnaire qui repose sur la certitude.

 

Les espaces polyphoniques des Expériences du Cheval Bleu

Les Expériences du Cheval Bleu regroupent diverses initiatives et dispositifs portés par les associations REVERS, article 23 et Centre Franco Basaglia : des lieux d’accueil, d’expression, d’hébergement, des expériences d’émancipation, des réseaux d’échange, des dispositifs d’accompagnement.

Un des projets de notre plan stratégique 2020-2023 est la création d’un « lieu polyphonique ». Un lieu ouvert aux publics où viennent s’articuler différentes initiatives proposées par les expériences du le Cheval Bleu.

L’expérience du lieu polyphonique positionne le cheval bleu, avec d’autres, pour faire vivre des collectifs. « Les collectifs sont les agencements qui permettent des singularisations. Ils sont tournés vers la crise qu’ils tentent d’incorporer. Ils sont tournés vers les institutions en retravaillant les rapports à la norme. Ce sont des territoires expérientiels qui ont suffisamment de souplesse pour explorer à plusieurs d’autres manières d’être en relation et de nous raconter. Ils permettent de faire varier les points de vue et les idéaux normatifs pour les ajuster ou non, pour s’en émanciper ou non. Ils sont aussi des espaces pratiques et sensibles pour mettre en œuvre des manières de donner de la reconnaissance, d’offrir de l’hospitalité, d’être juste »[5].

Les objectifs du lieu polyphonique se situent sur un des axes de développement stratégique : la perspective des publics. Les « publics » sont ceux qui bénéficient assez directement des expériences que nous proposons.

Le « assez directement » mérite qu’on s’y arrête. C’est évidement l’occasion d’une interprétation. Nous n’adressons pas notre action à un « public-cible » en fonction de « critères ». Nos organisations se sont fondées sur la conviction que tout le monde a potentiellement quelque chose à voir avec l’hospitalité à la souffrance psychique.

Au-delà encore, la perspective de la responsabilité sociale permet de désigner des objectifs qui réalisent la stratégie avec des acteurs qui ne sont pas directement impliqués dans les expériences proposées.

Dans le plan, l’expérience du lieu polyphonique évoque une des tensions qui dynamisent notre plan : La démocratie culturelle comme problématisation de ce qui nous fait vivre ensemble /versus/ l’inclusion de catégories de personnes.

  • Créer des dynamiques de démocratie culturelle demande de mettre au travail ce qui nous fait vivre ensemble et le sens d’un agir ou d’une production pour soi, pour autrui, pour le monde. De telles dynamiques culturelles cherchent à bénéficier du point de vue de chacun dont les points de vue les moins représentés et minoritaires.
  • Formaliser des catégories de personnes permet de désigner ceux envers lesquels il convient d’effectuer un travail d’inclusion. En définissant des problématiques a priori, on se prive d’un point de départ où le problème dont il s’agit est discuté et mis en controverse à plusieurs. Le point de départ est en quelque sorte antidémocratique.

Le groupe de travail qui s’est constitué en juin 2020 a permis de rassembler les attentes de diverses entités du cheval bleu. À la suite de cette exploration, le groupe a pu reformuler l’objectif du projet de lieu polyphonique : « Créer des lieux dans lesquels les diverses entités du cheval bleu proposent ensemble aux publics les plus divers des espaces ouverts d’expériences de relation avec les troubles psychiques ».

Il faut encore ajouter que ce projet de maison polyphonique, au-delà de la création de nouveaux espaces, rencontre aussi des objectifs de la perspective des processus internes du plan de développement stratégique.

Depuis plusieurs années, le développement des diverses initiatives, la structuration en entités distinctes, les contraintes liées aux agréments, aux normes d’encadrements ont produit, petit à petit, des spécialisations, des séparations, des distanciations qui n’étaient pas souhaitées. La logique qui nous anime est bien de proposer, tant aux travailleurs qu’aux membres, une circulation entre les expériences les plus diverses. Suite à la prise de conscience de cette évolution, une dynamique est à l’œuvre, au sein des Expériences du Cheval Bleu, pour s’émanciper de nos assignations.

Il est temps de fabriquer ensemble quelque chose qui nous amène à se frotter, s’accrocher, s’affronter et se raccrocher à ce qui résulte de ces turbulences.

 

La Brosserie

La très ancienne rue Gravioule reliait initialement la rue des Tanneurs et la place Sainte-Barbe au biez de la Gravioule (devenu la rue curtius après comblement), qui alimenta jusqu’à quatre moulins. La partie orientale de la rue qui rejoignait ce biez a été rebaptisée rue Joseph Vrindts au cours du XXe siècle[6].

L’ensemble de bâtiments des n°11 à 15 date approximativement de l’an 1800. Il s’agit d’une construction en brique de style néo-classique comprenant en façade, deux portes d’entrée et vingt baies vitrées rectangulaires avec encadrements en pierre de taille ainsi qu’une porte charretière qui mène à la cour intérieure d’une ancienne ferme en carré.

En lien avec les anciens abattoirs, tout proches, ses bâtiments ont abrité un atelier de fabrication de colle d’os, puis la manufacture d’ouvrages en brosses Somzé-Maliy.

L’ensemble est composé d’un immeuble de rapport à rue affecté comme habitation et partiellement occupé, d’une conciergerie affectée et occupée comme habitation et d’entrepôts situés en retrait de la voirie affectés au stockage.

Dimensions:

  • Superficie du terrain: +/- 1200 m2
  • Conciergerie : +/- 80 M2 répartis sur 2 niveaux
  • Entrepôts : +/- 850 M2 répartis sur 2 niveaux
  • Immeuble de rapport: +/- 750 M2 répartis sur 3 niveaux (+ espace sous toiture)
  • Abords : cour intérieure en béton +/- 280 M2

Le site se trouve dans un quartier à potentiel, avec la proximité de l’académie Gretry, de l’institut Saint-Luc, du manège, de la brocante de Saint-Pholien, d’un arrêt de la navette fluviale, du ravel, du site Brüll du CHU, du centre de transfusion de la Croix-Rouge, le futur espace Bavière et le projet de rambla et de Parc urbain sur le boulevard de la constitution.

La ville affiche dans ce quartier une volonté de développement, en liaison avec le centre d’Outre-Meuse, dans une concordance de temps assez heureuse avec le projet.

Il n’y a pas de passage naturel par cette rue, enclavée entre deux axes principaux. Le site n’offre pas, actuellement de visibilité à rue. Le quartier est, dans l’état actuel, peu attractif, et compte d’ailleurs peu de commerces.

Pour réaliser ce projet, Les expériences du cheval bleu bénéficient d’une bonne visibilité au sein du riche tissu associatif liégeois.

Mais s’agissant du but tel qu’il est formulé, notre identification « santé mentale » est problématique en termes d’image. Elle enferme, réduit et contamine l’image d’ouverture et de diversité qu’il s’agit de donner. Nous souhaitons donc développer une image originale, qui s’émancipe de la santé mentale, et touche plutôt au développement local.

 


[1] Rumba de Dominique Abel, Fiona Gordon et Bruno Romy ; France-Belgique ; 2008

[2] My kid (titre original : Here we are) de Nir Bergman et Dana Idisis ; Israël, 2021

[3] L’Ecole des loisirs, 2005

[4] Écouter, par exemple,  https://www.podcastics.com/podcast/episode/conversation-16-architecture-et-psychiatrie-approches-francaises-et-internationales-74736/

[5] Extrait du plan de développement stratégique

[6] Notice wikipedia

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