L’envol du serpent coucou

Envol serpent coucou

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : Le conte qui suit est adapté d’une fable « orientale » évoquée dans « l’institution en négation »[1], ouvrage fondateur du mouvement de la psychiatrie démocratique. elle a été racontée, en italien, d’abord par Jurij Davydov[2]. Elle a aussi donné son titre à un petit film réalisé à l’hôpital de Gorizia par Pirkko Peltonen pour la télévision finlandaise en 1968.

Temps de lecture : 15 minutes

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Dans un village perdu au cœur des collines vivait Gabril. Gabril avait l’habitude de faire, tous les après-midis, une sieste à l’ombre des platanes. Tous les après-midis ! Comme quoi, la sieste…

Gabril était boulanger. Il se levait avant le jour pour allumer le four et pétrir la pâte qui levait depuis la veille. Il était d’un naturel discret, d’un commerce agréable. C’était un homme solitaire, aimable et courageux.

Est-ce que Gabril était heureux ? L’histoire ne le dit pas. Qu’en penses-tu ? Ses journées étaient réglées. Il ne devait jamais se demander de quoi demain serait fait…

Ni après-demain. Ni la semaine prochaine, ni celle des quatre jeudis. Ni aucun jour de sa vie à venir, en fait.

Il était apprécié de tous, respecté jusque dans sa solitude. Et il pouvait s’endormir chaque après-midi, la conscience tranquille.  Comme quoi, la sieste…

Mais il arriva qu’un jour, pendant qu’il dormait, Gabril ayant la bouche grande ouverte, ses ronflements sonores attirèrent l’attention d’un serpent enroulé autour d’une branche basse.

L’oblong animal, intrigué par le son saisissant qui sortait de cette obscure cavité béante, y pénétra prudemment… Puis s’y laissa glisser tout entier. Il se lova dans l’estomac de Gabril et s’y trouva fort bien. Il s’endormit à son tour.

Gabril avait avalé un serpent ! Comme quoi…

A son réveil, il se rendit compte immédiatement que quelque chose n’allait pas. Comme une lourdeur sur l’estomac… un poids. Il ne se sentait pas bien.

À la vérité, à dater de ce jour, Gabril ne se sentit plus jamais bien. Il ne s’appartenait plus. Le serpent, par contre, se sentait très bien dans l’estomac du pauvre homme, qui dut se plier à toutes ses volontés.

Or, ce serpent était un fort mauvais sujet. Contrariant, belliqueux, acariâtre et capricieux.

Si Gabril voulait, comme à son habitude, piquer un roupillon, le serpent s’agitait, se tortillait dans tous les sens et l’empêchait de s’endormir. Gabril finissait par se lever, et s’en retournait sans avoir pu se reposer, épuisé et fâché. Comme quoi…

Ce serpent faisait tout de travers. Il ne respectait aucune des règles élémentaires de l’hospitalité. Il dévorait à son propre bénéfice la plus grande partie des repas que prenait Gabril, ne lui laissant que le strict nécessaire. De sorte qu’il grossissait tant et plus, alors que le pauvre homme maigrissait de jour en jour, bien qu’il soit devenu réputé pour sa gloutonnerie.

À force, le serpent avait développé des problèmes de digestion (ce qui est extrêmement rare chez cet animal). En conséquence, il avait une haleine abominable, qui, bien sûr, empuantissait l’atmosphère dès que Gabril ouvrait la bouche.

Le serpent s’éveillait parfois au milieu de la nuit, ce qui forçait Gabril à déambuler sans but dans la maison.

Par contre, quand il fallait se lever pour allumer le four, le serpent prétendait continuer à dormir et s’étalait de tout son long, pesant si lourdement que Gabril était incapable de se mettre debout. Il restait au lit des journées entières sans y prendre le moindre plaisir, et ses affaires s’en trouvèrent fort mal. Il dut abandonner sa boutique, et plus personne ne put manger de pain. Comme quoi ….

Si Gabril voulait s’adresser à quelqu’un pour le saluer ou lui demander un service, le serpent poussait des hurlements affreux qui, évidemment, sortaient par la bouche de Gabril. Il faut avoir entendu les cris d’un serpent pour comprendre l’effet que ça produisait. Les gens s’enfuyaient, épouvantés par ce boulanger retraité forcené et malodorant, désormais inutile.

La vie de Gabril était complètement dirigée par le serpent. Il n’avait plus aucune liberté. Son existence ne lui appartenait plus. Il n’était plus lui-même.

Ça dura des mois. Des années, peut-être ?  On ne s’en souvenait pas. Les gens avaient l’impression de l’avoir toujours connu comme ça, avec son serpent qui parlait pour lui. Il avait perdu tous ses amis.

Pendant tout ce temps, jamais il n’avait été possible de faire sortir ce satané serpent.

Un jour, pourtant, sans qu’on comprenne pourquoi ; un jour où Gabril avait réussi à s’endormir à l’ombre des platanes, il s’aperçut, à son réveil, que le serpent avait disparu. Il était ressorti tout seul pendant son sommeil. Comme quoi…

Gabril avait retrouvé la liberté ! Il allait pouvoir reprendre sa vie en main et mener à nouveau une existence réglée, conforme à l’idée qu’on se fait d’une bonne vie.

Il s’en retourna vers le village pour annoncer la bonne nouvelle. Mais, chemin faisant, une impression bizarre naissait en lui. Il aurait dû ressentir une joie complète – pensez donc ! enfin libéré. Et pourtant, il n’y arrivait pas. Il manquait quelque chose. Il renonça à aller au village. Il n’aurait pas su quoi dire. Il était trop partagé. Il rentra chez lui.

La première nuit, il dormit mal. C’était comme s’il attendait quelque chose. Il avait passé toute la soirée à tourner en rond, sans savoir à quoi s’occuper. À l’aube, épuisé, il s’était rendu dans son ancien atelier dans l’idée de rallumer le four. Étaient-ce les toiles d’araignées qui étaient apparues ? La poussière ? La farine qui avait moisi ? Tout ça lui avait semblé vain, ennuyeux. Il était parti se promener sans plaisir dans les collines, désœuvré, désemparé.

Il fallait le reconnaître : avec le temps, le serpent avait si bien pris sa place dans son estomac que sa disparition laissait un vide. Un manque.

Gabril avait pris l’habitude de dépendre de l’humeur du serpent, de se soumettre à lui. Il ne savait pas que faire de cette liberté qui lui était rendue. À la vérité, ça l’effrayait un peu. Il n’était pas du tout sûr de vouloir ou de pouvoir reprendre sa vie d’avant.

Alors, il décida de faire comme si le serpent était toujours là. Il poussait des cris abominables quand on s’adressait à lui. Il volait des oranges. Il faisait caca n’importe où et passait ses nuits à chanter sous les étoiles.

Il s’amusait follement.

Les enfants avaient peur et se moquaient de lui, mais ça ne l’inquiétait pas trop. Il leur lançait des cailloux et des épluchures de légumes pour les tenir à distance.

Quelques vieilles dames très pieuses le tenaient en pitié et en prenaient soin. Elles lui apportaient, en cachette de leur mari, des plats de semoule, des pot-au-feu ou des ragouts. Elles pensaient par-là se faire pardonner leurs propres manquements, leurs mensonges, leurs fautes, et gagner leur paradis.

Inventer de nouveaux jeux, imaginer d’autres manières de troubler la tranquillité du village devint, pour Gabril, une occupation passionnante. Sa nouvelle vie n’avait rien d’une routine et l’obligeait sans cesse à faire preuve de créativité en allant à la rencontre des habitants du village pour les tourmenter.

Peut-être même était-il plus utile que jamais. Une petite blague, ça ne mange pas de pain… Tous les habitants pouvaient se rassurer sur leur propre existence. Il servait d’épouvantail. « Pauvre Gabril ! Et dire qu’il avait eu toute une vie de travail avant cette catastrophe ! ».  Gabril avait trouvé une nouvelle place.

Mais plus jamais jamais il n’alla sous les platanes pour y faire une soquette. Il avait bien trop peur d’avaler quelque chose. Un urial, une outarde. Ou un traquet à capuchon.

Et le serpent ?, me diras-tu. Qu’est-il advenu du serpent ? Un serpent ne disparaît pas comme ça. Il abandonne son ancienne peau, mais il ne disparaît pas.

Il avait bien grossi tout le temps qu’il était resté dans l’estomac de Gabril. C’est pour ça qu’il était parti. Il était à l’étroit dans sa propre peau. On pourrait dire qu’il ne trouvait plus rien à se mettre. Il était tant qu’il mue. Et, pour muer, un serpent doit se frotter contre des branches, des cailloux ou toute surface rugueuse afin de se débarrasser de cette peau trop petite. Tout le monde sait ça. Et il n’y avait rien de tout ça dans l’estomac de Gabril. Que du lisse, du tendre, du mou.

Et puis le serpent s’ennuyait, à vrai dire. La passivité de Gabril, sa soumission à ses propres caprices avaient fini par rendre son existence insipide. Il était parti pour trouver d’autres défis.

Alors, où est-il ?

A la vérité, je n’en sais rien. Mais il est quelque part. Les serpents se faufilent. Ils peuvent se tenir sur les arbres (une pomme à la main), ramper au sol, se glisser sous terre ou plonger sous la surface de l’eau. Ils peuvent s’insinuer par des orifices minuscules. C’est dire que le serpent peut être partout.

Il est peut-être là, tout près de toi. À l’affut. Comment te prémunir ? Qu’est-ce que tu peux faire pour éviter la mésaventure de Gabril ?

Souviens-toi comment il a avalé le serpent ! L’animal est entré par sa bouche restée béante pendant sa sieste. Comme quoi, il n’est pas bon d’attendre la bouche ouverte que quelque chose arrive. Tu ne sais jamais ce que ça va être. Baiser, praline, serpent…

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Références

[1] L’institution en négation. Rapport sur l’hôpital psychiatrique de Gorizia, sous la direction de Franco Basaglia, traduit de l’italien par Louis Bonalumi. Seuil, Coll., Combats, 1970. Réédition par les éditions arkhê en 2012.

[2] , Il lavoro e la libertà, Torino: Einaudi, 1966