Parlez bas, si vous parlez d’amour

Parlez bas, si vous parlez d'amour

Auteur : Catherine Thieron, animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé : Le bruit est omniprésent, il s’immisce jusque dans les plus petits interstices de nos vies, il entête, il obsède aussi, parfois… Que se passe-t-il quand on y est vraiment, viscéralement intolérant ? Et que faire, en tant qu’individus, en tant que société, pour remettre un peu de douceur dans le vacarme ambiant ?

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Savez-vous ce qui rend fou ? Le bruit !

Impudique et obscène, il prend en otage, sans affranchissement possible ni même imaginable, des gens qui s’occupent gentiment et en silence de leurs oignons …

Les routes éventrées de bon matin au marteau-piqueur, les conversations hurlées à la table voisine, les coups de klaxons exigeant des feux rouges qu’ils passent au vert fissa, les téléphones portables crachant des fréquences dont celles et ceux qui les imposent à l’espace public osent prétendre que c’est de la musique, les talons qui, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, martèlent le sol dans l’appartement du dessus, les engueulades nocturnes, les réconciliations bruyantes sur l’oreiller, les portes qui grincent, les portes qui claquent, les escaliers qui craquent, le son ininterrompu des transports – sur les rails, sur le bitume, dans le ciel…

Dans son court et dense « Petit éloge des amoureux du silence »[1], Jean-Michel Delacomptée écrit :

Le silence s’effondre dans le monde entier. À ce rythme, si rien n’est fait, on n’en trouvera plus dans un demi-siècle. (…) Le bruit nous traque. Il rôde toujours quelque part. Il est tapi au cœur des bois, des monastères, des cimetières, même des hôpitaux, dans les alvéoles les plus secrètes de l’humanité. Danger larvé, surgissement latent, épée de Damoclès. Plus une région n’existe où les anachorètes soient en sécurité. Le péril s’étend partout. Il faut être sourd, distrait ou mort pour ne pas s’apercevoir que l’époque est au vacarme. (…) À l’instar des glaciers, des grands singes anthropoïdes et de la tulipe sauvage, le silence est une espèce en voie d’extinction.

Il va de soi que toute source sonore n’est pas nécessairement du bruit, et que ce qui est bruyant pour moi ne le sera pas forcément pour mon voisin. Énormément de gens trouvent parfaitement incompréhensible que l’on puisse dépenser de l’argent pour voir Rammstein en concert ou s’éclater dans des soirées techno, mais là n’est pas le propos.

Quoi que : cet état de fait souligne à quel point la notion de bruit est subjective.
Mais pas toujours…

 

Les petits parasites

Pour toute une frange de la population dont je fais partie, le bruit, pourtant anodin, quotidien, peut être véritablement, littéralement assourdissant : hôte depuis près de trente ans de petits parasites appelés acouphènes, j’ai par la suite développé de l’hyperacousie. Celle-ci se traduit par un niveau de tolérance au bruit anormalement bas et généralement incurable. Compagne de choix des acouphènes, l’hyperacousie s’installe chez près d’un sujet acouphénique sur deux et demeure mal comprise par le corps médical, car peu étudiée et donc largement inexpliquée. Ponctuelle ou chronique, elle est de moins en moins rare, malgré un taux de prévalence toujours bas (1 sur 50 000[2]). Les premiers touchés seraient les musiciens professionnels, parmi lesquels 25% à 37% affirment souffrir de manière ponctuelle ou permanente de cette intolérance au bruit. Étant donné que leurs oreilles sont leur outil de travail, il est probable qu’ils consultent davantage que les autres, ce qui expliquerait en partie ces chiffres élevés.

Malgré une prédominance d’hyperacousie générée par une exposition à des bruits aigus et/ou répétés, pour beaucoup d’entre nous, cette hypersensibilité n’est qu’un petit point au sein d’une constellation bien plus vaste puisqu’elle va souvent de pair avec certains troubles, comme ceux du spectre de l’autisme, la dépression ou le stress post-traumatique, ou encore certaines maladies, comme celles de Lyme ou de Ménière.

Quelle qu’en soit la cause, l’hyperacousie fait partie de ces handicaps parfaitement invisibles et pourtant réellement invalidants au quotidien, car elle transforme les bruits de la vie les plus anodins en véritables agressions. Ainsi m’est-il arrivé de devoir porter des protections auditives pour supporter le bruit de la circulation, aller au théâtre ou au cinéma. Mais il m’arrive bien plus souvent encore d’avoir une furieuse envie de faire bouffer leur téléphone portable aux gens qui n’ont pas compris qu’on peut le mettre en sourdine, a fortiori quand on écoute de la musique (les casques audio sont faits pour ça, bande de klettes !)… et pas seulement pour rappeler aux dites klettes certaines règles élémentaires de savoir-vivre en société, mais parce que mon oreille hypersensible perçoit ces fréquences comme autant de sons parasites qui me transpercent les tympans jusqu’au cerveau telles des aiguilles chauffées à blanc.
Et après, on s’étonne que je n’aime pas le téléphone… D’ailleurs, le mien est quasiment toujours en silencieux.

 

Quand le bruit rend fou

Bien que je veille à éviter les endroits et les gens que je juge trop bruyants, et avoir en permanence sur moi des protections auditives à -30 décibels (moulées sur mesure, excusez du peu !), j’ai cependant la chance de ne pas être entravée dans l’ensemble de mes activités, contrairement à certaines personnes dont l’intolérance au bruit est débilitante au point, parfois, de leur faire quitter une vie professionnelle qui les passionne[3], ou un logement dans lequel ils ont pourtant, en apparence, tout pour être heureux…

K. vit depuis neuf ans avec une encéphalomyélite myalgique (EM). Cette maladie neuro-immunologique, multisystémique, sévère et complexe, affecte le système nerveux central et autonome, ainsi que le système immunitaire, et provoque une profonde perte d’énergie:

« Techniquement, je ne souffre pas d’hyperacousie : en raison d’un dysfonctionnement de l’hypothalamus, mon cerveau reçoit des signaux sensoriels trop amplifiés. C’est habituel pour les personnes atteintes d’EM grave. L’inconfort ne vient pas que du bruit : j’ai du mal avec les mouvements, la lumière, les vibrations, le toucher, les odeurs, mais le bruit est le pire, car il est toujours présent. Quand mon état s’aggrave, je ne supporte même pas le son de ma propre respiration ou de mon chat qui traverse la pièce.
Je ne supporte pas du tout le bruit normal. Même dans des aménagements particuliers comme des salles d’attente d’hôpitaux, je m’effondre… Je ne peux pas être entourée d’enfants ou de plusieurs personnes à la fois, je ne supporte pas la musique, la télévision, la radio, pas même mon mari qui se déplace dans la maison… Je porte des écouteurs antibruit la plupart du temps, et des protections auditives quand je quitte la maison. La seule activité sociale qui me convienne, ce sont les cafés calmes et vides tard le soir.
Cela fait neuf ans pour moi, et j’ai passé ces neuf années à réfléchir au bruit et à ses effets physiologiques et psychologiques… Le bruit environnemental a généré chez moi un grave syndrome de stress post-traumatique, et nous avons dû déménager deux fois. Cela m’a presque conduit au suicide, et je suis perpétuellement terrifiée à l’idée que nous devions à nouveau quitter l’endroit où nous vivons. »

Quant à M., déjà enfant, elle était très sensible à son environnement sonore :

« Je me souviens la cacophonie de la récréation et de ma sidération face à quelqu’un qui élève la voix. J’étais paraît-il très « impressionnable ». J’ai eu le privilège d’éviter la cantine jusqu’à mes 15 ans, ce qui m’a rendu un grand service, non seulement sur le plan alimentaire, mais aussi sur le plan nerveux. Parallèlement j’ai appris à jouer du piano, ce qui m’apportait un réel bien-être, car paradoxalement, j’ai toujours adoré la musique et assister à des concerts choisis. J’ai simplement appris à m’équiper de manière à ne pas subir les effets négatifs du niveau sonore.
Je n’ai pris conscience de, et posé un nom sur mon hyperacousie qu’à l’occasion d’un burn-out à 35 ans. Cette hyperacousie s’inscrit d’ailleurs dans un tableau plus général d’hypersensorialité.
Suite à cet épuisement total et très douloureux, dont j’ai cru ne jamais pouvoir me relever, j’ai commencé par faire valoir mon besoin de calme et d’isolement dans ma sphère la plus intime puis ai progressivement élargi à mon environnement. L’hyperacousie me handicape dans les échanges verbaux : je discrimine mal les sons de la chaîne parlée, qui se mêlent à la confusion ambiante, je supporte mal les activités bruyantes de l’autre, et mon seuil de tolérance diminue considérablement lorsque je suis fatiguée. En cas de surcharge sensorielle et de fatigue nerveuse intense dans la durée, il m’arrive de vivre des épisodes d’acouphènes que je tolère heureusement bien, un des bienfaits de mon hyperacousie étant que j’ai appris tôt à me protéger des agressions sonores, par stratégies de compensation ou d’évitement.
J’espère que la récente prise de conscience sociétale des dégâts engendrés par la pollution sonore va permettre un abaissement progressif du seuil d’émission, la période de pandémie de Covid-19 ayant abaissé le niveau sonore et donc momentanément amélioré ma qualité de vie. »

 

Un peu de douceur dans un monde de bruit

Que l’on soit hypersensible au bruit ou non, le monde est tellement pollué par les voix qui portent que les plus discrètes, les moins sonores, se perdent dans les limbes du brouhaha ambiant. Un chuchotement bien placé peut pourtant susciter des émotions bien plus fortes que le vacarme des cris et des beuglements.
Mais oui, souvenez-vous de ce « Je t’aime » qu’on vous a murmuré d’une voix à peine audible au creux de l’oreille…

« Parlez bas, si vous parlez d’amour. » Tel est le conseil de Don Pedro, prince d’Aragon, à Héro, la fille de son ami Léonato, dans la pièce « Beaucoup de bruit pour rien » de William Shakespeare (1600). La phrase inspirera la chanson « Speak Low » de Kurt Weill et Ogden Nash en 1943, largement reprise par de grands artistes de jazz tels que Billie Holiday, Ella Fitzgerald ou encore Chet Baker. Succès international devenu un standard, sa phrase d’ouverture, « Speak low when you speak love (Parle à voix basse quand tu parles d’amour) », nous rappelle l’importance de la douceur dans la parole, et pas seulement quand il est question d’amour…

Ainsi, la réponse au bruit n’est pas le silence, mais se situerait dans les moyens d’échapper à la pollution sonore. Force est de constater qu’au sein de notre société, il existe bien peu d’échappatoires, si ce n’est une bibliothèque par-ci, un jardin par-là… De toutes petites bulles d’oxygène où reprendre son souffle quand le bourdonnement de la cité étouffe ; une baisse soudaine de décibels qui, bien souvent, est aussi apaisante qu’étrangement perturbante.

Après une dernière Balade sensible exceptionnellement bruyante (et humide…) le long de chemins de fer et de l’autoroute[4], nous explorons une autre façon d’aborder le trouble en emboîtant le pas à nos camarades de L’Autre « lieu » pour construire avec eux des cabinets de lecture un peu particuliers : les lectures chuchotées sont un dispositif tout à fait inhabituel puisque l’auditeur, l’auditrice reçoit en cadeau un texte chuchoté tout près, tout près, rien que pour lui, rien que pour elle. Le fait que la personne ait les yeux bandés et ne sache absolument pas où elle se trouve (puisqu’elle a été déposée là en aveugle) ne fait qu’augmenter la sensation d’étrangeté, peut-être même d’inconfort ; hors la vue, les autres sens sont amplifiés, et l’on se sent alors particulièrement vulnérable.

Pour l’auteur Hanif Kureishi, « il faut trouver la bonne distance entre les gens. Trop près, ils vous submergent ; trop loin, ils vous abandonnent. Comment les maintenir dans la bonne relation ? » [5]
Une question partagée par l’ensemble des chuchoteurs et des chuchoteuses dont le rôle dépasse très largement celui de la seule lecture à voix basse puisqu’il convient de créer, pour chaque nouvelle personne, une chorégraphie tout aussi neuve. Il est donc crucial d’offrir au public un environnement propice à l’accueil et à l’acceptation de cette vulnérabilité induite, un cadre teinté de douceur et de bienveillance, et la promesse que cet état à fleur de peau – essentiel à l’expérience – ne sera pas malmené.

« Avec lenteur et puissance, écrit Delphine Bouhy, la douceur bouleverse. De la même manière que le flux paisible mais incessant de l’eau érode et sculpte le paysage, la douceur métamorphose. Avec la même obstination.
Il y a les micro-gestes d’humanité qui transforment une rue, une ville et une foule hostiles en une rue, une ville et une foule un peu plus hospitalières. Un regard bienveillant. Un sourire sincère. Une attention. Une multitude de gestes à peine visibles, à peine perceptibles. Douceurs ténues dont la trace persiste. La douceur ébranle d’autant plus qu’elle s’exerce dans un environnement féroce qui favorise la vitesse et la brutalité des rapports sociaux au profit d’une efficacité douteuse. Il y a beaucoup de lenteur dans la douceur. »
[6]

 

Le silence est un langage

Selon un proverbe bulgare, le silence irrite le diable. Pour Hanif Kureishi, encore lui, « le silence, comme l’obscurité, peut être doux ; le silence est un langage », ajoutant que « [l]es couples ont de bonnes raisons de ne pas parler. »[7]

Alors que dans son journal, l’historien et philosophe Thomas Carlyle était d’avis qu’il faudrait élever une statue au silence, Louis Aragon lui trouva « le poids des larmes » dans son poème « Le Domaine privé ». « La dernière joie des malheureux » selon Alexandre Dumas, « la plus belle preuve d’amour » pour Amélie Nothomb, et « un refus d’appartenir » d’après Camille Laurens, le silence est aussi adulé que craint.

Pour Olivier Croufer, « [l]’écoute est silence. Celui qui déblatère des paroles, fait du bruit et gesticule n’écoute plus. Pour écouter, on a besoin d’interrompre son flux habituel de paroles, d’amener ce flux au silence. Ce n’est pas si simple car souvent, presque inévitablement, le discours habituel persiste dans le silence. Ce silence pourrait devenir une paroi de béton, dure de mépris, peinturlurée de condescendance. Le silence peut être cruel. Il peut être haineux. Ou il peut être carrément absence. Le silence est à faire, comme s’il y avait un travail à accomplir pour que le silence laisse toute sa place pour laisser dire. Pour que le silence étale une aire pour laisser dire. Pour qu’une présence offre et installe ce silence, car cela ne va pas arriver tout seul et sans que quelqu’un soit là. »[8]

Quant au silence pur et parfait – et parfaitement artificiel – des chambres anéchoïques, ou chambres sourdes, il est réservé à l’étude et la recherche, mais il arrive que des téméraires se risquent à son exposition, et l’expérience est souvent déplaisante. Dans ces lieux où le niveau de bruit atteint un nombre de décibels négatif (la limite basse de l’audition humaine est estimée à 0 dB), « la salive devient torrent. Respirez, et le souffle semble tonitruant, presque aussi retentissant que ce gargouillis digestif ! »[9] Ce silence-là, tout comme le bruit, peut rendre fou…

Mais le silence n’est-il pas simplement, aujourd’hui, devenu synonyme de calme, d’apaisement ?
Dans un monde où il n’existe plus (pour peu qu’il ait jamais existé), une baisse, même légère, du niveau sonore peut être des plus appréciables. Parfois même, le niveau sonore est sensiblement le même, voire bien supérieur, mais la qualité du son est tout à fait différente du bruit jugé envahissant : cela peut prendre la forme d’un concert, d’une forêt particulièrement habitée par la faune, d’une mer déchaînée, ou de la pluie qui s’abat violemment sur le toit de la maison.

Pour ma part, je me range du côté des bruitistes allemands d’Einstürzende Neubauten selon lesquels le silence est sexy :

L’amusement
Solitude
Die ungesellige Liebe
Die fixe Idee
L’idée fixe
Nur ich & ich & ich & Tinitus
Wenn die Musik endlich aufhört
Ganz von selbst [10]

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Références

[1] Jean-Michel Delacomptée, « Petit éloge des amoureux du silence ». Folio, septembre 2011.

[2] Michelle Konstantinovsky, « Hyperacusis ». WebMD, 25 août 2020.

[3] Janet Horvath, « A Musician Afraid of Sound : How a professional cellist learned to live with a carreer-ending ear injury ». The Atlantic, 20 octobre 2015.

[4] Voir le compte rendu ici : https://www.psychiatries.be/actualites/troubles-libertes-espace-d-un-instant/

[5] Hanif Kureishi, « Intimité », traduit de l’anglais par Brice Matthieussent. 10/18 Domaine étranger, 2000.

[6] Delphine Bouhy, « Du bon usage de la douceur ». Centre Franco Basaglia, 15 novembre 2021.

[7] Hanif Kureishi, « Intimité », traduit de l’anglais par Brice Matthieussent. 10/18 Domaine étranger, 2000.

[8] Olivier Croufer, « Les quasi-personnes, fantasme d’enquête ». Centre Franco Basaglia, 17 juin 2021.

[9] Marlène Duretz, « J’ai testé “la chambre sourde” ». Le Monde, 13 janvier 2018.

[10] « L’amusement – Solitude – L’amour insociable – L’idée fixe – Moi seul & moi & moi & acouphènes – Quand la musique s’arrête enfin – d’elle-même », in « Silence Is Sexy ». Mute, 2000.