Dormir, rêver peut-être

Dormir, rêveer peut-être

Auteur : Catherine Thieron, animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé : Le sommeil fait partie de nos besoins primaires. Sans lui, c’est la dégringolade physique et mentale. À quoi ressemble la vie d’un insomniaque chronique ?

Temps de lecture : 15 minutes

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L’insomnie, cette garce, te tient par les tripes depuis des mois… Elle a pris son temps, mais là, tu le sens, elle ne va pas repartir de sitôt.
Ce n’est pas la première fois qu’elle te tient compagnie ; la dernière fois, ça avait duré quinze ans. À force, tu avais fini par t’y faire…

Et puis… et puis le sommeil était revenu, sans crier gare, comme il était parti. La trêve aura duré dix ans. Dix années de répit pendant lesquelles tu croyais sincèrement être sorti d’affaire…

Et puis… et puis, alors que tout allait bien, vraiment bien dans ta vie, le sommeil t’a quitté à nouveau, sans crier gare…

D’abord, tu te réveillais un peu plus tôt que d’habitude. Puis, beaucoup, beaucoup plus tôt. Des réveils nocturnes sans possibilité de te rendormir qui, finalement, sont devenus des réveils précoces tout à fait habituels, réglés comme un coucou suisse. Même ton chat a fini par prendre le pli, lui qui faisait pourtant ses nuits comme un bienheureux, le petit veinard.

À trois, quatre heures du matin, le silence est tel que l’on n’entend que le vrombissement de la course de Formule 1 à laquelle s’adonnent nos pensées – trop rapides pour être appréhendées avec clarté, trop bruyantes pour être ignorées, macocoille d’idées, gloubiboulga de voix et de présences rarement amicales…
Alors tu te lèves, tu te prépares une tisane, et tu fais des trucs cons. Des trucs qui ne demandent aucune concentration, mais qui te changeront les idées. Ainsi t’es-tu retrouvé à jouer à Docteur Maboul, tout seul et en pleine nuit, et tu culpabilisais à mort parce que tu étais persuadé que le bruit allait déranger les voisins, mais tu te rassurais en te disant que ça en ferait toujours moins que la télé, même en sourdine…

Tu as écrit, beaucoup, mais rien d’intéressant, ni même d’utile, si ce n’est pour te vider l’esprit. Et tu avais beaucoup de mal à te relire par la suite.
Ton écriture, d’habitude si régulière, s’est transformée en pattes de mouches difficiles à déchiffrer. Ta démarche assurée s’est ralentie, ton dos voûté, imperceptiblement. Tu as commencé à avoir quelques problèmes psychomoteurs, une maladresse qu’on ne te connaissait pas, et même tes petits défauts de prononciation se sont accentués. Ta mémoire t’a joué des tours, et les cernes sous tes yeux se sont petit à petit métamorphosées en valises, puis en véritables soutes à bagage… Ton entourage te trouvait une mauvaise mine, et tu as perdu du poids, toi qui n’avais pourtant vraiment pas besoin de ça. Tes mains se sont mises à trembler comme celles d’un alcoolique en sevrage, et tu t’es dit, sans très bien comprendre ni pourquoi ni comment, que ça devait aussi impacter ton système nerveux central.

Tu as ensuite commencé à faire une croix sur des événements auxquels tu voulais assister, sur des concerts et des films que tu voulais voir parce qu’ils finiraient trop tard pour toi. Puis, tout claqué-crevé que tu étais, tu as dû faire une croix sur des soirées entre amis parce que tu te sentais vraiment de mauvaise compagnie et bien en peine d’aligner plus de trois phrases cohérentes d’affilée… Tu te sentais en permanence au bord des larmes aussi. Quant aux imprévus, que tu n’as jamais portés dans ton cœur, ils te mettaient désormais dans un état de détresse émotionnelle indescriptible.

Une irritabilité, une susceptibilité à fleur de peau s’est installée petit à petit, un mal-être diffus et pourtant chevillé à ton corps… Tu t’es senti tout flou, comme ces vieilles images en 3D qui demandaient le port de lunettes aux verres bleu et rouge pour être perçues correctement.

À côté de tes pompes. Décalé. Décalqué.

Exténué, tant et si bien que tu as même eu des hallucinations : tu as parfois vu – ou plutôt cru apercevoir – des silhouettes dans ta vision périphérique, et entendu, très distinctement, des voix, certaines inconnues à ton oreille, d’autres familières…

Tu en es presque venu à espérer que la privation de sommeil aurait pour effet le déclenchement d’un épisode dépressif. Ça, tu connais ! Et tu sais que pour toi, la dépression porte généralement dans ses bagages le sommeil. Le grand sommeil, l’hypersomnie.
Elle est aussi accompagnée de quelque chose qui te fait presque envie en ce moment, à savoir l’absence totale d’envie, l’anhédonie.
À chaque nouvel épisode, c’est un grand lâcher-prise, toujours plus doux que le précédent. En tous cas, moins surprenant. Parce qu’à force de la côtoyer, tu as fini par faire de la dépression ton amie, ton alliée, et quand elle frappe à ta porte, tu te laisses dorénavant envelopper dans l’étreinte serrée de ses grands bras très chauds. Tu te laisses porter, en apesanteur, par cette sensation étrangement soyeuse et non dénuée de langueur et d’une certaine sérénité.
Parce que tu sais aujourd’hui que ça va passer. Ça passe toujours. Tu vas très mal pendant quelques semaines pour aller beaucoup mieux après.
Et tu sais aussi que, quand tu es dans cet état-là et que tu n’as pas envie de voir de gens, de voir des films, d’assister à des concerts, de lire les nombreux livres qui t’entourent… rien de tout cela ne te manquera. Parce que l’envie est absente, tout simplement.

Alors qu’ici, le manque est terrible !

L’insomnie isole du monde extérieur, mais à l’inverse de la dépression, elle n’émousse en rien l’envie de contacts humains et de distractions : elle les empêche, forcément, parce qu’elle te diminue physiquement, mentalement, mais tes besoins et tes désirs demeurent intacts… Privé de contacts, privé de sommeil, tu te sens assoiffé, asséché et inutile, comme une éponge oubliée au soleil. Recroquevillé sur toi-même.
D’ailleurs, tu te sens déshydraté en permanence…

Tu as lu quelque part qu’un sommeil de mauvaise qualité augmenterait le risque de troubles psychiques, et ça ne t’étonne pas. Alors que l’insomnie n’en est parfois qu’un symptôme, tu es bien placé pour savoir à quel point elle peut aggraver des problèmes déjà présents, ou latents, comme des états dépressifs, l’anxiété, ou des pensées suicidaires. Pas que tu en aies jamais eues, non : même lors de tes épisodes dépressifs, ça ne t‘a jamais frôlé l’esprit de mettre fin à tes jours, mais est-on vraiment à l’abri ?
Et puis, tu as lu aussi qu’on peut mourir de ne pas dormir, parce que ça augmente les risques d’hypertension, d’infarctus, d’insuffisance cardiaque…

Et ça, vraiment, tu préfères l’éviter.

Tu comprends pourquoi la privation de sommeil est une arme de guerre, un instrument de torture redoutablement efficace… Comme tout le monde, tu te souviens de la manière dont les détenus de Guantanamo et d’Abu Ghraib ont été maltraités. Tu te souviens aussi t’être dit à l’époque que les insomnies forcées, ma foi, ce n’était quand même pas la pire des choses infligées aux prisonniers.
Aujourd’hui, tu n’en est plus si sûr…
Car tu sais, tu sens dans ta chair, que la dette de sommeil peut rendre malade et fou, et tu as toi-même atteint un stade où l’on pourrait te faire confesser à peu près n’importe quoi.

L’insomnie finira-t-elle par avoir raison de ta vie de couple et de ta vie professionnelle ?
C’est possible… C’est probable… Ce n’est pas exclu, en tous cas.
Mais ce n’est pas certain non plus.

Ce n’est pas un burn-out, tu en as la certitude : tu aimes ton travail, mais cet épuisement physique qui va crescendo et s’installe progressivement depuis des mois commence à avoir raison… de ta raison. Tu te sens terriblement diminué, ralenti, presque incompétent, et tu puises dans tes dernières réserves pour avoir la force de sortir de chez toi le matin, de sourire aux voisins, d’avoir un semblant de conversation.

Quant à la personne que tu aimes et qui te fait tant de bien, tu enrages de n’avoir que cette version de toi-même à lui proposer en échange pour le moment. Elle sait que tu ne te résumes pas à cela, et que ton état est, vous l’espérez, passager. Mais à chaque nouvelle nuit sans sommeil, tu t’en veux un peu plus de n’être plus que l’ombre de toi-même, cette version floue qui ne ressemble à rien sans lunettes 3D…

Comment faisais-tu avant, pendant tes quinze années de vie commune avec ces insomnies qui, pensais-tu alors, faisaient partie de toi ?
Tu étais plus jeune, tout simplement, tu avais davantage d’énergie. Tu n’étais pas encore passé à travers cette moissonneuse-batteuse qu’est la vie, avec ses obstacles, ses coups durs, ses déceptions, ses deuils, ses remises en question… Tu as recommencé à dormir aussi, au bout d’un temps, alors que tu n’y croyais plus du tout.

Alors quoi ? Tu vas t’habituer à cet état et trébucher dans tes cernes à chaque pas que tu fais ? Tu vas te résigner à ce qu’il en soit ainsi ?
Bien sûr, tu ne le souhaites pas, mais que faire alors ?
Tu veilles à te coucher à des heures régulières, tu tiens un agenda du sommeil. Tu as essayé les plantes, la thérapie, la gnôle, même les somnifères (sans la gnôle), et la beuh qui t’assommait tellement quand tu étais adolescent…
Et tes prises de sang sont excellentes, c’est déjà ça.

Tu te demandes dans quelle mesure ce n’est pas un serpent qui se mord la queue, un cercle vicieux : ta résistance à cet état induit un stress qui ne risque pas de favoriser ton sommeil. Et tant que tu ne dors pas, le stress ne risque pas de s’apaiser…

Alors tu regardes ton chat pioncer seize heures par jour avec une pointe de jalousie.

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Références

Le titre fait référence à William Shakespeare, « Hamlet » (1601), acte III, scène 1.