A la recherche d’un monde perdu

recherche monde perdu - quête reconnaissance

Auteur : Anne Mélice, anthropologue

Résumé : Entrer en conversation avec les stagiaires des ateliers de l’asbl Article 23, c’est entendre l’expression aiguë de manques de reconnaissance et de pertes de soi. C’est aussi rencontrer les effets de l’image défaite d’eux-mêmes que le monde du dehors leur a renvoyée et qu’ils ont intériorisée. Dans mon texte suivant intitulé «Un monde retrouvé ?», je considérerai les modes de reconnaissance que j’ai observés au coeur des ateliers.

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Une quête inassouvie de reconnaissance

Dans leurs récits de vie, les stagiaires d’Article 23[1] disent ce que d’autres autour d’eux ont reçu et qui ne leur fut, par contre, jamais donné. Ils parlent de la « place » qu’on ne leur a pas donnée ou qui leur a été retirée, dans leur famille ou dans la société. En somme, la question de la reconnaissance, ils ne la donnent à entendre que négativement. Ils désignent ce qui leur a fait défaut. Ils dessinent des creux, des blancs, des failles.

Ils aimaient mais n’ont pas reçu d’amour en retour. Des termes reviennent souvent chez plusieurs d’entre eux concernant leurs parcours : ils ont été « abandonnés », « rejetés », « pas aimés ». N’être pas reconnus, ce fut pour beaucoup d’entre eux se trouver rejetés :

 « Dans ma vie, je me suis sentie fort abandonnée. […] Moi, on ne m’aimait pas dans ma famille. On ne m’a jamais dit ‘’je t’aime’’ dans ma famille, alors qu’on l’a dit à mon frère et à ma sœur. Mes parents, moi je les aime. Mais pas eux. Eux, ils m’ont rejetée ».

 

Un autre s’éprouve comme fondamentalement étranger, originairement rejeté :

« Au départ, j’avais tout pour être heureux. Mais je me demandais à quoi je servais. Beaucoup de questions existentielles qui me prenaient la tête. Je me sentais rejeté depuis toujours ».

 

Un autre encore s’était construit dans l’engagement politique au péril de sa vie. Il a sauvé sa vie, mais il n’a pas retrouvé son existence : celle, qui le définit comme sujet, d’un combattant de la liberté. Il n’a pas trouvé ici la reconnaissance sociale à laquelle il pensait spontanément avoir droit :

« Au Congo, j’ai été persécuté car j’étais syndicaliste. Alors j’ai fui le Congo. En partant, j’ai perdu toute la vie que j’avais là-bas. Et ici [en Belgique], je me suis retrouvé sans emploi. Je me suis senti abandonné, isolé, rejeté. […] Je me suis même retrouvé deux fois incarcéré dans un centre fermé [pour illégaux]. J’arrive dans un pays où le syndicalisme existe depuis toujours, où on parle du respect du syndicalisme, mais où on ne le respecte pas vraiment. Raisonner sur tout ça tout seul, ça m’a rendu fou, totalement fou ».

 

Ils avaient un travail, l’ont perdu et n’en ont jamais retrouvé. Il leur a manqué de produire l’œuvre dans laquelle ils puissent eux-mêmes se reconnaître et par l’entremise de laquelle ils puissent être reconnus par les autres. Ils se sont alors retirés, repliés sur la souffrance de leur corps solitaire :

« Alors que j’aime le travail, que je cherchais partout du travail,  je me suis retrouvé à la rue. Pendant cinq mois, j’ai dormi à ‘’Sans-logis’’. Puis j’ai trouvé un logement. Mais je restais chez moi et la journée ne se passait pas  bien. Je pleurais tout le temps. Je n’arrivais plus à manger car je n’étais pas bien. […].Le docteur me disait ‘’Vous n’êtes pas bien, vous êtes malade’’. Il me donnait des médicaments, pour les douleurs au corps et à la tête. J’ai même eu un arrêt cardiaque : le cœur, il s’est arrêté tellement j’avais mal à la tête. […] Pendant des années, je n’ai pas été bien. […] Je ne pensais plus seulement qu’à trouver un travail ».

 

Tous, ils aspiraient à se forger une place qu’ils n’ont jamais eue ou qui leur a été arrachée. Dans leurs trajectoires de vie, aussi variées et singulières fussent-elles[2], les stagiaires d’Article 23 ont en partage une chute souvent prématurée, parfois plus tardive, une dérive vers la marge.  Ils ont en commun d’avoir perdu, très tôt, subitement ou en chemin, une part de ce qu’ils étaient, une part de leur identité, personnelle, sociale ou professionnelle. Voire tout cela à la fois. Ils sont, progressivement ou brutalement, devenus des « sans » : sans emploi, sans-papiers, sans logement, sans famille, sans parents, sans amis, mais aussi des « sans amour », des « sans respect de la part des autres ». Quand on parle de sans-papiers, de sans-domicile fixe ou sans-logis, de sans-patrie, de sans-emploi, on marque bien qu’il s’agit de torts faits à l’identité. Des hommes « sans » : des privations pures et simples. De manière aiguë, j’ai entendu là, de leur voix, ce que j’avais appris de l’héritage philosophique de Hegel[3] et de la tradition proprement anthropologique : que refuser de reconnaître, c’est exclure de l’humanité, renvoyer parmi les choses, ramener autrui à n’être qu’un objet. Et qu’à l’inverse, être reconnu, c’est trouver chez l’autre, chez les autres la certitude d’exister en tant que personne à part entière. Être reconnu, c’est le gage de la dignité.

 

De l’enfer des autres

Ces hommes et ces femmes me le disent tous : ils ont perdu ce qu’ils étaient, qui ils étaient, quand la maladie leur est comme tombée dessus et qu’ils ne se sont plus retrouvés tels qu’ils étaient auparavant, qu’ils ne se sont plus eux-mêmes reconnus. En somme, ils ont perdu leur identité. Beaucoup aussi m’ont dit à quel point le diagnostic qu’on leur a porté sur eux les a choqués : c’est que, s’ils mesuraient qu’ils n’étaient plus vraiment eux-mêmes, ils continuaient de savoir qui ils avaient été avant que la maladie ne leur tombe dessus. Et la maladie, ils ont continué longtemps à la percevoir telle une étrangère, pour finir, avec le temps, par l’intérioriser, par s’identifier à elle et se définir par rapport à elle.

Au vide de cette perte identitaire est venu, sans délai ou presque, s’ajouter comme sa conséquence, le redoutable regard stigmatisant que les autres se sont mis à poser sur eux. L’identité est pour une bonne part affaire de relation à autrui. Ils ont éprouvé que la relation à autrui – les personnes, la famille, la société, l’État -, est essentielle à la construction et à la protection de l’identité personnelle. Dans son livre le plus fameux, L’Être et le néant (1943)[4], Sartre mettait fortement en évidence le rôle de la relation à autrui dans la constitution de soi (il parlait de mon « être-pour-autrui »). La formule célèbre de Huis clos, « l’enfer, c’est les Autres »[5], ne signifie rien d’autre que ceci : je dépends du regard d’autrui comme autrui dépend de mon regard. Sans reconnaissance par autrui, mon identité personnelle est menacée. Claude Dubar parle, lui, d’« identité menacée »[6] lorsque le sentiment d’exclusion s’installe et m’envahit jusqu’à constituer une « identité d’exclu », une « identité bloquée ». C’est dire que le sentiment d’être bloqué se resserre autour de la reconnaissance par autrui.

« Bloqués », l’expression revient souvent chez plusieurs d’entre eux, sans qu’ils se soient concertés.

Bloqués par leur maladie, par leurs souffrances, par les traitements lourds auxquels ils sont soumis, par la peur de rechuter, d’à nouveau perdre pied.

Bloqués aussi, par la peur de l’autre, un autre qui s’est étendu au-delà des sphères où ils ont été malmenés : l’autre – indistinct, indifférencié.

 

 « Je n’ai plus confiance dans les gens. Le problème ce n’est pas les gens ici [en Belgique]. Ce serait pareil au Maroc [d’où il a migré] […]. Quand je suis seul, j’ai moins peur. C’est difficile parfois même de devoir travailler, de me forcer à être près des    gens. Parfois, j’ai envie de rentrer chez moi pour m’enfermer ».

 

Bloqués par la stigmatisation et la discrimination[7] dont ils ont fait et dont parfois ils font encore l’objet :

« J’ai peur du regard des gens, peur qu’ils me jugent. […] Je me demande ce que les gens pensent, ce qui se passe dans leur tête. […] J’ai l’impression que les gens se moquent de moi ».

 

De la stigmatisation à l’autostigmatisation[8]

Bloqués, ils le sont aussi par les effets pervers de cette stigmatisation qu’ils ont faite leur, retournée contre eux-mêmes, et qu’ils traduisent en termes négatifs, comme des « manques » – manque de « confiance en soi » et manque d’« estime de soi » :

« Je n’ai pas encore assez confiance en moi. C’est dur d’avoir confiance quand on a  vécu ce que j’ai vécu. Depuis mon enfance jusqu’à maintenant, ça fait 37 ans que je suis malheureuse et que mon entourage a été dur avec moi ».

« Moi, je n’ai plus confiance en moi. J’ai peur car j’ai peur de mal faire quelque chose, de ne pas bien faire mon travail. Je n’ai plus confiance en moi, pour ça et pour tout ».

 

Ce qui est saisissant, c’est le nombre impressionnant d’entre eux qui m’ont confié qu’ils se percevaient, selon leurs propres termes, comme des « inutiles ». Les propos de l’un d’entre eux sont à cet égard emblématiques:

 « J’avais perdu toute la vie que j’avais avant, j’étais sans emploi, là à ne rien faire. Je me sentais inutile. Je me sentais tout seul, isolé, abandonné, rejeté ».

 

Dans la conceptualité des sciences sociales, on parlerait de « surnuméraires ». Ce concept, les sciences sociales, particulièrement depuis Robert Castel[9], l’utilisent – non sans provocation – pour parler de ceux que la société désigne comme des « gens en trop », pour donner à entendre, d’un terme dur, la violence de l’image qui leur est renvoyée d’eux-mêmes et de leur condition. Une image qu’ils adoptent sans pouvoir s’en déprendre, et dans laquelle ils finissent par se reconnaître, dirais-je, négativement, lorsqu’ils en arrivent à se désigner eux-mêmes comme des « inutiles ».

Le sentiment d’être des « gens en trop »[10], des « inutiles au monde »[11], souffrant « d’être inemployé[s] temporairement voire d’être inemployable[s] »[12], ils le partagent avec un nombre de plus en plus accru de nos contemporains : celles et ceux qui constituent aujourd’hui cette nouvelle catégorie sociale que Loïc Wacquant nomme « le précariat » ou encore la « marginalité avancée ». Cette nouvelle catégorie sociale flottante, aux contours mal cernés, – dont font partie presque toutes les personnes que j’ai rencontrées -, subsume une série disparate « de catégories hétérogènes entre elles »[13] qui « sont définies négativement »[14]. Comprenons : ce que les individus et les catégories qui composent le précariat ont en commun, ce sont des privations de plusieurs sortes, qui culminent dans l’absence de reconnaissance sociale.

Or, la nécessité de la reconnaissance constitue, je l’ai éprouvé sensiblement, l’un des ressorts majeurs de l’expérience des stagiaires au sein des ateliers d’Article 23. Elle enveloppe cette question : si la reconnaissance est nécessaire, suffit-elle ? Dans quelle mesure ? Et, lucidement, sans se payer de mots : quelles en sont les limites ?

Cette question, mon texte suivant, « Un monde retrouvé ? », se devra de la rencontrer.

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Références

[1] L’Asbl Article 23 de Liège est un dispositif local d’insertion par le travail. Des formateurs professionnels encadrent une trentaine de stagiaires au sein de trois ateliers (Horeca, métiers du bâtiment et métiers de la communication). Tout comme le Centre Franco Basaglia, l’Asbl Article 23 est membre du “Mouvement pour une Psychiatrie Démocratique dans le Milieu de Vie”. Pour plus d’informations, cf. le site de l’asbl à l’adresse URL suivante : http://www.article23.eu

[2] J’évoque ces trajectoires de vie dans mon texte intitulé « Oiseaux blessés. Avec les stagiaires d’Article 23 », Centre Franco Basaglia, septembre 2016

[3] Je fais ici allusion au travail d’Axel Honneth que Paul Ricoeur a rapporté à la problématique anthropologique ouverte par l’Essai sur le don de Marcel Mauss (Ricoeur, Paul, Parcours de la reconnaissance. Trois essais, Paris, Stock, 2004). C’est sur la lecture d’Honneth que s’appuient les analyses de Marie Asbil, « Mépris, souffrance, morale et reconnaissance », Centre Franco Basaglia, 1er août 2012, et d’Olivier Croufer « Qu’est-ce que protéger (2). Des sphères de reconnaissance », Centre Franco Basaglia, 1ère éd. juin 2014.

[4] Sartre, Jean-Paul, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943. Cf. Troisième partie « Le pour-autrui ».

[5] Sartre, Jean-Paul, Huis clos, Paris, Gallimard, « Folio », 1989 (1ère éd. 1947), p. 93.

[6] Dubar, Claude, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 1993.

[7] Sur la stigmatisation et de la discrimination à l’égard des « personnes qui souffrent de troubles psychiques », cf. notamment les articles de Marie Absil : « Stigmatisation : stéréotypes, préjugé et discrimination », et « Les origines de la stigmatisation ».

[8] Sur ce qui s’apparente à de l’autostigmatisation dans les discours que les patients en santé mentale tiennent sur eux-mêmes, cf. Marie Absil, « L’autostigmatisation ».

[9] Cf. notamment Castel, Robert, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.

[10] Pierret, Régis, « Qu’est-ce que la précarité ? », Socio [En ligne], 2, 2013, mis en ligne le 15 avril 2014, consulté le 15 juin 2016. URL : http://socio.revues.org/511 ; DOI : 10.4000/socio.511

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Wacquant, Loïc, Parias urbains. Ghetto, banlieues, État, Paris, La Découverte, 2006, p.252.

[14] Ibid., p.256.