Incertitudes et inquiétudes

Auteur : Julien Vanderhaeghen, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : L’incertitude prend plusieurs formes et l’inquiétude est son amie la plus connue. Sébastien a fait part à son ami de ce qui le traverse dans un travail collectif en cours. Dans un long courrier, V. prend le temps de lui répondre en donnant son regard sur la question des inquiétudes et des incertitudes d’un travail en commun.

Temps de lecture : 15 minutes

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Cher Sébastien,

C’est toujours avec plaisir que je te lis. Et je te remercie pour la confiance que tu continues à déposer envers moi, notamment au travers des questions qui te traversent. Dans ton dernier courrier, tu me faisais part du développement d’une nouvelle méthode de travail en commun, que vous avez construite avec tes collègues de cette fameuse Grappe[1], quel nom étrange d’ailleurs. Un processus créatif[2] qui vise à créer, en commun, des lignes d’action et d’écriture à vous partager. Si cela semble être enthousiasmant et créatif, je lis également qu’il y a une certaine inquiétude de ton côté quant à la possible effectivité de cette méthode.

Comme à mon habitude, je vais m’étaler un peu dans ma réponse. Tu commences à me connaître… Et je vais même profiter de la proximité de ma bibliothèque pour alimenter ma réponse.

« On ne peut échapper à l’incertitude » nous rappelle continuellement le sociologue Edgar Morin ! Tu sais bien que je l’aime bien celui-là. Et de cette imprévisibilité peut naître une angoisse. Et cela, tu n’aimes pas. Qu’allez-vous produire ? Et quand ? Serez-vous dans les temps ? Serez-vous à hauteur du niveau attendu par les pouvoirs subsidiants ? Toucherez-vous vos cibles ? Plein de questions et aucune réponse certaine ! Alors, pour y faire face, on crée une méthode pour y arriver. Un cadre. Un système. Avec ça, c’est certain, aucun doute, on y arrivera. C’est obligé ! Une méthode bien ficelée, qui a tout prévu, doit donner un résultat. Il y a une attente de résultat. Il est dans l’ordre des choses de l’avoir. Et plus on est investi dans le projet, plus l’attente que cela réussisse est présente. Pire, avec une telle méthode on a l’impression que « cela nous est dû [3]», dit le philosophe Jean-Michel Longneaux. Et pourtant, comme il le rappelle, la vie est fondamentalement désordre, inattendu et accident. L’incertitude est toujours là. Pour le philosophe Alexis Lavis[4], il y a même une erreur logique à trop prévoir. L’imprévu est ce qui déçoit la prévision, il n’arrive que là où on prévoit tout. Et plus on prévoit et plus il y a d’imprévisible qui survient. Pour lui, le problème n’est pas l’imprévu, mais le rapport que l’on a avec lui. Il invite à l’intelligence de l’aventure, faire avec ce qui advient en chemin. « Attends-toi à l’inattendu » rappelle sans cesse Edgar Morin. Encore lui !

Je comprends bien ce que tu veux dire avec le schéma « méthode = résultat », que pour toi une méthode est avant tout là pour calmer nos angoisses. Tu as raison. Le philosophe Raphaël Zagury-Orly le dit comme ceci : « L’incertitude est une inquiétude à laquelle nous répondons par la saisie.[5] ». Face à notre inquiétude, on construit des cadres pour se rassurer, pour croire que nous maîtrisons tout de bout en bout. Quant à Fabrice Midal, que tu aimes bien, il parle de « L’illusion du contrôle[6] ». Aurions-nous développé une « addiction à la certitude[7] » comme le dit Edgar Morin ? Tout ceci ne serait qu’une illusion de maîtrise pour calmer l’angoisse ? J’ai trouvé ceci chez Dorian Astor qui rouvre un peu les choses selon moi : « L’incertitude est une inquiétude inhérente à la vie, tissée de crainte et de courage, mais aussi de curiosité passionnée, et d’un certain goût du risque de vivre et de penser.[8] »

Dans ton courrier, tu m’as écrit aussi que cette méthode se découpait en plusieurs étapes et que dans la première s’invitait justement l’aléatoire. Et je sens là chez toi une ambivalence, entre le désir de méthode qui rassure et assure un résultat, un retour au contrôle, et ces épisodes créatifs où tout part dans toutes les directions avec un certain plaisir, un joyeux bordel. Pour te rassurer sur cette étape, je vais encore te ressortir Edgar Morin. Il reviendra encore plus loin celui-là. Avec lui, on peut voir le désordre du bouillonnement créatif comme une boucle vivante que l’on retrouve partout et tout le temps : « Ordre à Désordre à Interactions à Organisation »[9]. Et ce cycle se boucle et repart toujours et continuellement au début. Jouer avec le désordre, pendant un moment, permet des interactions, des relations, des liaisons… Subjectives, conscientes et inconscientes, réfléchies et analytiques, exploratoires et créatrices, … De ces interactions sauvages et jubilatoires, quelque chose s’affine et de là naît un nouvel ordre exploratoire, fragile et non-figé. Car si j’ai bien compris, à ce moment-là, vous jouez encore à confronter cela à d’autres choses, pour déplacer encore l’idée dans d’autres univers et cultiver la variation. Certes, je sens bien là que toi tu aimerais que les choses se fixent plus rapidement pour avancer vers un opératoire, un plan d’actions concrètes pour ne pas s’égarer ou rester coincé à cette étape du chemin. Mais je t’invite à lire ces mots d’Anne Dufourmantelle qui fait plutôt l’éloge du risque, c’est inspirant pour votre bazar : « La variation n’est pas l’esquive, même si elle y ressemble. Elle est un art très formel de la répétition choisie, et donc, surmontée. Elle fait entrer dans la répétition même un dispositif d’invention suprême, je dirais presque d’égarement. La variation nous fait croire qu’on aurait pu se perdre, avant de nous reprendre doucement par la main pour nous ramener vers le thème principal, puis nous en éloigner, imperceptiblement, à nouveau. Dans cette navigation, les instruments sont des guides inhabituels, parce qu’il s’agit précisément de s’exercer à perdre le rivage, à se perdre tout court et à trouver dans le chemin de cette perte, la boucle d’un désir intact.[10] » Vivifiant, n’est-ce pas ? Qu’en penses-tu ?

Passé cette étape-là, vous avez un plan d’action qui se dessine si j’ai bien compris. Et ça, tu aimes. C’est concret, on peut avancer. On sait ce que l’on va faire. Ça te rassure… Et en même temps, tu me le dis toi-même cela coince toujours. Le réel s’oppose, quelque chose grince. Le plan construit n’est jamais totalement suivi à la lettre. La carte que vous avez dans les mains se confronte au territoire. L’illusion de maîtrise encore… Ça pique ça, hein ? Ça gratte ! Tu le reconnais toi-même dans ta lettre. Mais pour être honnête, moi aussi je suis pris par ça…

Tu t’en rends bien compte, votre méthode n’est pas un système fermé sur lui-même. Votre groupe de travail n’est pas une cuve à fermentation. Contrairement à un process machinique visant à créer quelque chose dont la finalité est connue, votre méthode est dotée d’un groupe humain, vivant, bousculé par ses intériorités et extériorités. Ici encore, Edgar Morin est éclairant[11] : chaque individu est une boucle interne porteuse de désordre, soit-il créatif, d’interactions et de réorganisations propres ; chacune des étapes est portée par des êtres humains porteurs de leur vie, leur énergie, leur désordre, leur créativité, leur rôle propre, etc.

Dans une méthode que l’on voudrait maîtrisée, fonctionnant comme un système fermé, s’y invite ainsi continuellement des désordres génératifs internes et des extérieurs qui bousculent. Le réel étant ce qu’il est, il ne se plie jamais à notre volonté. Et quand plusieurs volontés se rencontrent… A nouveau le désordre s’invite. Désordre créateur, qu’on l’y invite aux différentes étapes, ou qu’il s’impose à nous de l’extérieur ou de l’intérieur. L’inattendu et l’imprévu sont toujours là. Un système ouvert-fermé, toujours les deux en même temps.

Assembler des individus permet d’être plus créatif. Néanmoins, là encore naît une autre incertitude car le groupe n’est pas réductible à la somme des individus qui le compose. Cette forme complexe de travail vous permet de faire émerger quelque chose de « plus » que si vous étiez isolés, « le tout est plus que la somme des parties » comme le formule Edgar Morin. Pourtant, travailler en commun apporte des contraintes, certes créatives, mais aussi restrictives qui inhibent des qualités et compétences des individus du groupe, ce qui fait dire à Morin que « Le tout est donc moins que la somme des parties ». A la fois l’un et l’autre, en même temps, toujours : le groupe est plus et moins que la somme des parties qui le constitue ! Gain et perte. Complémentarité et antagonisme. Et l’incertitude tient du fait qu’on ne saura jamais ce qui va être augmenté ou réduit. C’est imprédictible ! Mais chaque individu modifie et transforme le groupe par ce qu’il apporte et permet de nouvelles émergences.

La méthode vivante que vous avez créée n’est pas une machine ou un process dont les finalités de production sont connues et toujours certaines. Contrairement à la vinification qui maîtrise des process dans le but d’arriver à un produit déterminé à l’avance, votre méthode est un système qui produit des finalités diverses. Et si j’ai bien compris que vous deviez écrire des textes, faire des animations, des formations ou des campagnes d’information, là encore le point de départ va donner des produits incertains et divers. Si vous devez produire des réalisations selon une certaine forme, le contenu peut lui être très variable.

Si la méthode que vous avez créée permet de réduire la crainte de non-production, il restera toujours l’incertitude des effets. Et ça, je sens que cela te chipote vu qu’il y a toujours des comptes à rendre à un pouvoir quelconque ou un désir de faire advenir quelque chose dans la société. Les effets de votre travail resteront toujours incertains au départ ! Ici encore, c’est Edgar Morin qui est éclairant. Je pourrais dire de votre méthode, avec lui, que « de mêmes causes peuvent conduire à des effets différents et/ou divergents ». Autrement dit, une même méthode, avec les mêmes étincelles de départ peut produire à chaque fois des effets différents. C’est l’espoir de votre tentative collective, avec cette méthode créatrice. Mais à l’inverse, « des causes différentes peuvent produire de mêmes effets », alors cela voudrait dire que le processus se sclérose, se fige, n’est plus vivant, car alors toute nouvelle étincelle, différente, tendrait à produire la même chose et la méthode ne serait plus vivante et inventive. Quelle tristesse ! Et ce n’est pas ce que vous cherchez. De même est incertaine la portée de votre action ! Ainsi, de « grandes cause peuvent entraîner de tous petits effets » par l’action régulatrice du système social global. Rien ne change. Statu quo. Mais à l’inverse, de « petites causes peuvent entraîner de très grands effets » par effet d’aubaine, coïncidence d’une proposition répondant à un besoin soudain d’un système défaillant[12]. Quand on pense à ce dernier point, on a de quoi garder espoir, non ? Qu’en penses-tu ? Dans les deux cas, « le probable n’est pas certain, l’inattendu est toujours possible[13] ».

Votre méthode, ainsi que votre agir, est donc un pari. Avec son lot d’incertitudes et d’inquiétudes. On apprivoise l’incertitude, on ne la fait même jamais disparaître, on fait avec, on joue avec, et pire : « accepter l’incertitude n’empêche pas l’échec » nous dit le philosophe Longneaux. Et là, je sens que je refais monter ton inquiétude. Car oui, vous pouvez échouer dans vos tentatives… Mais l’esprit d’aventure créative et collective est là et vous porte, c’est ce que je perçois.

Quant à l’inquiétude, elle peut rencontrer un inattendu heureux qui bouscule l’incertitude et transforme ce qui semblait fermé en quelque chose d’ouvert. Une idée lumineuse pour de nouveaux savoirs. Des rencontres heureuses pour de nouveaux laboratoires. Une porte ouverte vers de nouveaux auditoires.

Sur ces paroles plus réjouissantes, je t’abandonne là et j’attends avec joie la réponse que tu me fourniras comme à ton habitude.

V.

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Notes

[1] La Grappe fait tenir ensemble des raisins de quatre associations qui œuvrent depuis des décennies à l’hospitalité du trouble psychique et psychiatrique. Les quatre associations qui forment la Grappe sont reconnues en “éducation permanente” : L’Autre “lieu”, Revers, Centre Franco Basaglia, CEMÉA.

[2] Pour en savoir plus, nous vous conseillons la lecture « De la Grappe au vin », étude 2023 du Centre Franco Basaglia

[3] Longneaux Jean-Michel, « Finitude, solitude, incertitude. Philosophie du deuil », PUF, 2020

[4] Lavis Alexis, « Les difficultés de faire face à l’imprévu », dialogue entre Alexis Lavis et Fabrice Midal à propos du livre « L’imprévu. Que faire lorsqu’on ne sait plus ? » :

[5] Zagury-Orly Raphael, « L’incertitude », Instant Philo de Philomonaco, La chaine des Rencontres Philosophiques de Monaco, vu en juin 2023 sur https://youtu.be/yFyN5yW-fjw

[6] Fabrice Midal, « L’illusion du contrôle », auteur, philosophe et méditant. En interview avec Pauline Laigneau, vu en juin 2023 : https://youtu.be/V04im8Jjhow?si=qRP4fiz9HUSP_6pH

[7] Morin Edgar, « L’avenir de la décision : connaître et agir en complexité », MOOC de l’ESSEC Business School

[8] Astor Dorian, « Passion de l’incertitude », éditions de l’Observatoire, 2020

[9] Morin Edgar, « La méthode, T. 1 – La nature de la nature », Point, 2014

[10] Dufourmantelle Anne, « Eloge du risque », Rivages Poche, 2020

[11] Morin Edgar, « La méthode, T. 1 – La nature de la nature », Point, 2014

[12] A ce propos, et pour aller plus loin, nous vous invitons à lire « Des balises pour le changement », Christian Legrève, Santé conjuguée n° 79 – juin 2017 : https://www.maisonmedicale.org/des-balises-pour-le-changement/

[13] Morin Edgar, dans la tribune pour Le Monde du 22 janvier 2024 : https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/22/edgar-morin-face-a-la-polycrise-que-traverse-l-humanite-la-premiere-resistance-est-celle-de-l-esprit_6212226_3232.html