J’aimerais mieux pas
Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia
Résumé : Le rapport à la contrainte semble avoir changé dans la société. Ça s’observe, notamment, dans le monde du travail, qui constitue sans doute la contrainte sociale la plus forte et la plus partagée, mais le changement pourrait bien être plus fondamental, et toucher le lien social tout entier.
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C’était il y a peu, lors d’une rencontre dans le cadre d’un projet européen sur les enjeux de la formation des cadres des services sociaux. Trois travailleuses sociales aguerries, devenues cheffes de service, se plaignaient de difficultés avec leurs jeunes collègues, et témoignaient de leur désarroi face à des jeunes qui « n’acceptent plus aucune contrainte, évitent de s’engager et veulent toujours plus de jours de congés ». Elles racontent qu’elles se retrouvent souvent à « faire les choses à leur place » parce que, finalement, c’est plus facile. Et parce qu’elles admettent, elles, que les choses doivent être faites. Mais elles se sentent sous pression, proches de la rupture. Et elles ne se plaignaient pas que de collègues « Mon fils, disait l’une d’entre elles, a trouvé un job d’étudiant à la supérette de mon quartier, mais il ne veut pas accepter parce qu’il sait que le salaire est plus élevé un peu plus loin chez un franchisé. Moi, je lui dis : tu as 16 ans, estime-toi déjà chanceux qu’on te propose un boulot ! ».
Bien au-delà de la question du travail, il me semble qu’il s’agit d’un différend sur le rapport à la contrainte. Des gens qui font les choses parce « c’est comme ça ! », et d’autres qui se mettent en retrait parce que « Ça » ne leur convient pas. Face à de multiples obligations désagréables, ma maman disait très souvent, avec son accent de flamande du Limbourg « C’est quâ même devant moi ! ». Je ne peux rien y faire, il faut s’y plier. Comme si la contrainte, entendue comme frustration, était une dimension fondamentale de l‘existence. Confronté toute mon enfance et ma jeunesse à cette vision, j’ai plutôt développé une attitude « i n’mi plaît nin ! »[1]. Une espèce de cri, une tentative (désespérée ?) de refuser ce qui s’impose. Pourtant j’ai été moi-même dérouté, il y a quelques années, par une toute jeune femme, que j’ai élevée, qui démissionnait d’un premier emploi qu’elle jugeait pourtant très intéressant, valorisant, en lien avec ses attentes et ses convictions, dans lequel sa formation était reconnue, mais qui l’obligeait à se rendre quotidiennement à Bruxelles. « Rentrer tous les jours à 18h ou 18h30, ça non ! ». Sa réaction me semblait, à la fois, incompréhensible, et parfaitement cohérente. Je m’interrogeais sur moi-même.
La presse est remplie d’articles sur le quiet quitting, (ou démission silencieuse) qui sévirait dans « le monde entier ». Je pense qu’on peut traduire par « dans les sociétés occidentales ». Le point de vue est souvent celui des cadres d’entreprise, qui auraient à analyser et prendre en compte un phénomène massif, prolongement du big quitting, la vague de démissions effectives qui déferle, paraît-il, sur le monde du travail (en tous cas aux États-Unis) à la suite des périodes de confinement. Avec le quiet quitting, les employés restent en poste, mais « Dans la pratique, ils travaillent uniquement pendant les heures de travail mentionnées dans leurs contrats et se contentent de la charge de travail exclusivement liée à leur fonction »[2]. Incroyable !
Z
Une vieille question de conflit des générations ? Peut-être !
La plupart des analyses qui circulent dans la presse cherchent au quiet quitting des explications, parfois psychologisantes, du côté des travailleurs, pas des conditions de travail, reconnaissant juste au confinement un rôle d’opportunité pour l’expression d’une évolution des mentalités déjà là.
Remettre en cause la norme, rejeter la contrainte sociale serait un trait caractéristique de la génération Z. « Les Z sont nés après 1995, ils ont moins de 25 ans et sont aux portes de l’entreprise, ils sont les petits frères et sœurs de la génération Y et les enfants de la génération X. Vous suivez ? Les Z sont très curieux, lucides et informés sans être désabusés. Ils ont grandi avec Internet et sont donc ultra-connectés, exigeants, d’éternels étudiants et entrepreneurs en herbe » [3].
Désobéir
Il me semble qu’on peut faire un lien avec l’élargissement des organisations de désobéissance civile à des personnes qui n’ont ni le profil, ni le mode de vie du cliché de l’activiste. On trouve maintenant, semble-t-il, dans ces groupes, des gens comme vous et moi, mais qui étouffent dans les normes sociales, qui veulent s’en démarquer, prendre de la distance[4]. Et qui ne sont pas enclins à s’exprimer par les canaux habituels de la contestation, ces derniers étant ressentis comme faisant partie du système dont il s’agit de se dégager. Pas pour le transformer donc, le critiquer, l’améliorer. Juste pour s’en extraire.
Un effet de mode, alors ? Peut-être !
Je suis également frappé par l’ouverture des médias généralistes au récit des actions de ces groupes[5]. Un récit qui semble souvent tolérant, voire compréhensif, s’agissant d’actes délictueux.
Certains chercheurs en sciences sociales lient cette tolérance à des idéaux qui traversent la société néolibérale : « [ ] l’émergence et le développement de droits suspensifs[6] ont pris petit à petit en compte le désir d’autonomie des citoyens, en reconnaissant la légitimité de leurs initiatives politiques même lorsqu’elles sont en rupture avec la légalité ».[7] D’autres insistent pour y voir une évolution de la dynamique démocratique : « La contestation de la règle oblige les systèmes juridiques et politiques, notamment nos démocraties représentatives pluralistes, à reformuler les fondements de l’obéissance du citoyen à la loi »[8].
Selon cette vision, le paradigme de notre société autoriserait les sorties de cadre. On y trouverait les germes de nouvelles normes sociales. Que penser, alors, des politiques d’insertion des personnes fragiles, précaires, vulnérables ; dites exclues (même si je ne peux m’empêcher de constater que ce mot n’est plus en vogue) ? Seraient-elles fondamentalement conservatrices ?
Si le fait de se mettre en retrait des contraintes sociales est admis ; Si, peut-être, les militants d’Extinction Rébellion représentent une figure de héros modernes, est-ce que ça ne met pas en question tous les dispositifs d’insertion ?
En particulier, si on admet, même dans le monde du management[9], que tant de gens doivent se protéger du travail tel qu’il est organisé, est-ce qu’on peut toujours considérer qu’il est un facteur d’émancipation, une voie vers une vie meilleure, par exemple pour les personnes qui vivent avec le trouble psychique ? Les associations comme article 23 n’ignorent pas cette question. On y propose des expériences en lien avec la fonction sociale du travail, qui reste un puissant vecteur d’intégration. Mais ces expériences s’organisent selon des modalités qui visent à équiper les personnes par rapport aux risques que comportent les contextes professionnels[10].
I would prefer not to
En entamant cette analyse, je pensais aussi à Bartleby, le personnage de Herman Melville[11]. Aujourd’hui, peut-être plus que jamais, sa manière de se mettre en retrait des contraintes semble inspirante, au vu des innombrables adaptations et références, au cinéma, au théâtre, dans la littérature, autant dans l’espace francophone qu’anglo-saxon, et encore très récemment.
Son « I would prefer not to », qu’il finit par opposer invariablement à toute sollicitation, pourrait être une sorte de slogan pour toute une génération, qui ne veut pas en être, qui ne veut pas en entendre parler.
Quoiqu’il faut reconnaitre de grandes différences entre les attitudes de cette génération Z (si elle existe), et Bartleby, héros tragique qui ne veut pas même tirer le meilleur du monde dans lequel il évolue. Qui ne veut pas en tirer quoi que ce soit. Sa formule est une critique plus fondamentale, une mise en cause plus radicale, une puissante force de subversion. Comme le dit Blanchot : « la préférence négative, la négation qui annule la préférence et s’efface en elle »[12].
Plus que l’archétype de la génération des zoomers, Bartleby évoque une frange non négligeable de personnes – des trentenaires, mais pas seulement, qui ont choisi de réduire fortement ou de cesser leurs activités de travail, et pour qui le point de rupture intervient au terme « de « cheminements » où dominent le sentiment d’une perte de sens au travail, celui d’un trop grand écart avec les activités non aliénées dont ils ont pu faire l’expérience par le passé, ou encore la volonté d’« auto préservation » lorsque le travail brise le corps. »[13]
Jean-Louis et la contrainte
En fait, si j’écris ceci, c’est surtout parce que je pense à jean-Louis. Que je fréquente, et qui fréquente les associations du Cheval Bleu[14]. Je voudrais comprendre. Jean-Louis qui a, au départ, une formation scientifique (dans les sciences dites dures), qui est toujours à l’heure, qui fait toujours ce qui avait été prévu, qui se soumet volontiers aux règles, qui relève le moindre manquement, et supporte mal ce qui déborde.
Jean-Louis qui voudrait travailler. Que ça travaille ! Qui ne peut plus exercer son métier, mais veut être utile. Qui a tenté un stage de formation dans l’horeca.
Il était plein de motivation (il adore manger, Jean-Louis… ). Il a reconnu assez vite qu’il perdait les pédales en situation. Le coup de feu, les coups de gueule, les commandes qui déboulent, les tâches multiples, les cuissons à surveiller, c’était trop. Pour lui. La contrainte était trop forte. Et c’est peut-être trop pour qui que ce soit. Les cuisiniers que je connais parlent de la montée d’adrénaline pendant le service. Mais est-ce souhaitable que ça se passe comme ça ? Jean-Louis, en tous cas, bien qu’il aime les cadres, les contraintes, il ne s’y est pas retrouvé.
Alors il est là, avec son désir de prendre part, et sa difficulté à y arriver. Et son désarroi me fait réfléchir.
Ce qui serait bien, pour Jean-Louis, ce serait de pouvoir calculer :
CONTRAINTE admissible – n.f. : [Struc.] Pour un matériau, qualifie une contrainte dont la valeur ne doit pas être dépassée lors de la vérification d’une structure sous une sollicitation donnée (par ex. la justification des états limites de service en béton armé est à effectuer en comparant les contraintes effectives aux contraintes admissibles).
Petite revue de presse sur la désobéissance civile :
Climat : de simples citoyens prêts à la désobéissance civile ; France 24 ; avril 2019
Henry David Thoreau, précurseur de l’écologie et de la désobéissance civile ; télérama ; juillet 21
Désobéissance civile ou criminelle ? Les penseurs de la désobéissance civile ont défendu certains principes : ne pas user de violence ; Le devoir (Montréal) ; février 2022
Climat: la désobéissance civile, la nouvelle arme de la mobilisation citoyenne ; Le Soir ; octobre 22
Environnement : « Il nous reste très peu de temps » : une scientifique du Giec arrêtée lors d’une action de désobéissance civile pour le climat ; Moustique ; octobre 2022
La princesse Esmeralda de Belgique appuie les activistes ciblant les œuvres d’art : « C’est normal de passer à la désobéissance civile » ; l’avenir ; novembre 22
La désobéissance civile divise les experts et politiques écologistes ; La croix ; décembre 22
Qu’est-ce que la désobéissance civile ? ; TV5 monde ; janvier 23
La désobéissance civile en soutien aux clandestins : l’exemple liégeois de Migrations Libres ; RTBF ; janvier 23
Notes
[1] « Il ne me plaît pas ! », expression régionale qui se traduit plus justement par « je n’accepte pas ! », mais qui sonne mieux en wallon, je trouve.
[2] https://www.jobat.be/fr/art/demission-silencieuse–est-il-suffisant-de-simplement-faire-son-travail (source acerta)
[3] https://www.morganphilips.com/fr-fra
[4] Nicolas Taiana ; j’peux pas, j’ai code rouge ; wilfried n°21 ; 2022.
[5] Voir l’encadré
[6] qui autorisent une personne à se soustraire à l’application de la loi de façon conditionnelle.
[7] OGIEN Albert, « La désobéissance civile peut-elle être un droit ? », Droit et société, 2015/3 (N° 91), p. 579-592. DOI : 10.3917/drs.091.0579. URL :
[8] David Hiez et Bruno Villalba ; La désobéissance civile, Approches politique et juridique ; presses universitaires du septentrion ; Hauts de France ; 2008
[9] « La charge de travail élevée, les heures supplémentaires non valorisées, les responsabilités supplémentaires non rémunérées et l’accessibilité continue en ligne provoquent un stress chronique et même des burn-outs pour de nombreux employés ». jobat.be (cfr note 2)
[10] Lire notre étude 2021 : “Raisons d’être”
[11] Bartleby, the scrivener : A strory of wall street ; in Putnam’s Monthly Magazine ; New York; 1853. (1ère traduction française par Michèle Causse pour Flammarion en 1989).
[12] BLANCHOT Maurice ; L’Écriture du désastre ; Paris ; Gallimard ; 1980
[13] David Frayne ; Le refus du travail. Théorie et pratique de la résistance au travail ; Éditions du Détour ; Paris ; 2018. Chroniqué par Maëlezig Bigi
[14] Le Cheval Bleu regroupe quatre associations liégeoises qui se préoccupent de la souffrance psychique selon diverses expériences proposées aux usagers et travailleurs. Nos associations s’inspirent de la psychiatrie démocratique pour mener leurs missions.