Se sentir attaché

Se sentir attaché

Auteur : Catherine Thieron, animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé : L’inconscient collectif a tendance à associer le trouble psychique à une multitude de clichés : la souffrance, la détresse, l’hospitalisation, parfois même l’enfermement… Bien que cela puisse correspondre à une réalité, c’est loin d’être toute l’histoire. Et si, plutôt que de resserrer les liens qui enferment et qui étouffent, on s’attachait à ceux qui rassemblent et qui libèrent ?

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Les liens peuvent contraindre, ligoter, garrotter, se rompre aussi, ou encore joindre, relier et réunir. En équilibre instable, parfois inconfortable, nous sommes autant de funambules qui ne tiennent parfois qu’à un fil. Le tout est de savoir si ce fil est à retordre, ou rouge, ou conducteur, et s’il nous contraint plus qu’il ne nous connecte – à nous-même, aux autres, au monde qui nous entoure…

 

Ultra moderne solitude

Le 25 janvier 2006, des huissiers pénètrent le logement social de Joyce Vincent, une Londonienne de 38 ans accusant deux ans de retard de loyer. Ils y découvrent le corps momifié de la jeune femme devant un téléviseur encore allumé. Elle est là depuis plus de deux ans, entourée de cadeaux de Noël toujours emballés et dont personne ne sait à qui ils sont destinés. Sa mort est naturelle.
Niché au-dessus d’un important centre commercial, l’appartement ne permet pas de voir à l’intérieur depuis la rue, et tant la disparition que le décès de Joyce Vincent sont passés inaperçus auprès de ses voisins et de ses proches.

Comment une jeune femme pourtant appréciée a-t-elle pu finir ainsi, elle qui ne correspondait nullement à l’idée que l’on peut se faire d’une personne qui meurt seule et dans l’oubli ? Ni vieille et sans famille, ni asociale et isolée du monde, le cas de Joyce Vincent nous rappelle que nul n’est à l’abri d’une profonde perte de lien, fut-elle temporaire…

Ses comportements antérieurs et sa tendance à entretenir des relations éphémères ont sans doute poussé son entourage à s’imaginer qu’elle voulait être seule pour un temps. Dans l’intervalle, chacun est retourné à sa vie… Ses sœurs ont bien fini par engager un détective privé qui a trouvé sa dernière adresse, mais sans réponse à leurs lettres, elles ont supposé qu’elle ne voulait pas être dérangée.
À ce moment-là, elle était déjà morte.[1]

 

Co-présence et atmo-sphère

Pour certains, le fait d’être sans attaches est synonyme d’une vraie, d’une profonde liberté. Peut-être était-ce le cas de Joyce Vincent ? Son sort, tout comme ses conditions de vie au moment de sa mort, sont pourtant peu enviables, avec une histoire personnelle jalonnée de relations abusives et un attachement-dépendance qui l’a sans doute poussée à s’éloigner, ne serait-ce que provisoirement, du reste du monde…

Pourtant, se sentir attaché aux gens et à notre environnement a un immense potentiel de libération.

Cela s’observe dans les lieux d’hospitalité que sont les asbl Revers, L’Autre « lieu », le Club André Baillon ou encore le Siajef. Toutes proposent des activités, ponctuelles ou récurrentes, sur inscription ou non, où les sensibilités peuvent se croiser, se rencontrer, se mélanger… Lieux d’accueil et de sociabilisation, ces espaces collectifs encouragent le contact à travers des ateliers créatifs, des activités physiques douces, des groupes de réflexion, ou le simple partage d’un café dans un environnement propice à l’échange.

« Chaque sphère habitée, écrivent Véronique Renier et Olivier Croufer à propos de la maison de Revers, aère un ensemble d’activités et de relations qui parlent différemment de la vie. Dans cette maison-institution, les ateliers artistiques animent ce qui s’exprime, ce qui circule, ce qui se tait, se calme ou disparaît. […]
La protection tient dans cette composition d’un alentour, d’un espace qui est autour, insufflé par la co-présence des humains qui s’y animent. L’alentour est une atmo-sphère, l’air que l’on respire en un lieu. C’est une enveloppe qui dégage un climat des êtres et des choses, qui entretient des températures et des conforts. »
[2]

 

Sans amour on n’est rien du tout

À l’inverse de l’hôpital, où la personne est prise en charge, ces endroits proposent des ouvertures en offrant à leurs publics un pouvoir de décision, d’émancipation. Une responsabilisation, en somme. Une reconnaissance de la personne, entière et sans condition.

« L’hospitalisation en santé mentale existe toujours, nous rappelle Véronique Renier, mais est de plus en plus définie comme un temps, un moment, qui se doit de rester contenu, mesuré, dans l’existence des personnes souffrantes. Cette perspective nous pousse à penser l’au-delà de l’hôpital, le dehors, le milieu de vie et ce qui s’offre réellement comme soutien, notamment en matière de lieux.
Travailler en santé mentale oblige à regarder hommes et femmes dans toute leur complexité et à délaisser l’illusion de la guérison systématique au profit de celle de « consolidation », consolidation des capacités, des compétences, des acquis.  On ne guérit pas de ses fragilités, on fait avec, à la recherche d’un équilibre toujours précaire. Il faut vivre, vivre « dehors » et trouver quoi faire de ce dehors, où aller, comment exister. »

Elle propose plus loin « de construire l’institution sociale au départ d’un a priori : nous sommes tous porteurs de richesses pour peu que l’on ait la possibilité de les faire vivre.  S’arrêter au constat du « tous capables » ne suffit pas : il faut également penser les conditions d’émergence des capacités de chacun. Pour que se réalisent nos ressources, nous avons besoin de rencontrer des possibles, notamment en terme de lieux. Une telle posture nécessite pour l’institution de réfléchir ses actions en fonction de son public et des moyens qui lui sont proposés pour que ses compétences émergent. Faire le choix de l’hybridité va dans ce sens : oser être une multitude de lieux en un seul, entre social et culturel, pour mieux rencontrer la multiplicité des richesses de son public. »[3]

Ces richesses se nourrissent de moments partagés – des moments simples comme une tasse de café servie au coin d’une table, une longue marche en bonne compagnie[4], ou quelques pas de danse esquissés à l’improviste parce que la chanson qui passe à la radio est décidément irrésistible…

En étant capable de se montrer soi-même vulnérable, et attentif, et très, très tendre, il devient simple de se souvenir que « [r]ien n’est fragile en soi, mais toujours dans la constellation des forces qui entourent. Certaines de ces forces, de ces mots, de ces gestes, de ces institutions fragilisent, peuvent briser, casser, blesser davantage. D’autres ont l’effet inverse, elles fortifient, donnent confiance. »[5]

Et moi d’invoquer l’esprit d’Édith Piaf qui chantait, avec la fragilité qui est la sienne, « sans amour on n’est rien du tout. »[6]

 

Créer du commun

David Hume affirmait que « [l]a beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit qui la contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente. »[7]

Il en va de même pour l’attachement : les liens entre individus sont plus ou moins serrés, parfois même étouffants quand ils s’apparentent à de la dépendance.

Tout comme ils peuvent être profondément libérateurs…

« D’un point de vue social et politique, explique Marie Absil, la production des biens relationnels peut être renforcée en agissant sur les configurations concrètes des espaces communs, qu’il s’agisse des milieux de vie, des occasions de rassemblement que sont les manifestations festives ou des occasions de collaboration entre personnes possédant des savoirs particuliers et/ou spécialisés différents. Les circulations, les participations et les intercompréhensions sont trois axes sur lesquels s’orientent les devenirs communs des singularités, les devenirs du commun. » [8] Composer des communs est dès lors indispensable pour recevoir et rassembler, mais aussi pour faire soin, en accueillant les singularités, de même que les capabilités de l’individu. Cela revient à prendre en compte la capacité réelle d’une personne à mener une vie qui lui convient plutôt que de se baser sur ses seuls droit et/ou liberté de le faire.

En effet, « chaque personne n’est pas obligée de s’accomplir selon un paquet de capabilités défini selon les valeurs dominantes de la société dans laquelle elle vit ; elle peut accorder des priorités différentes, mettre ses accents qui vont façonner sa manière de vivre sa vie. Le processus de choix par lequel cette liberté s’accomplit est essentiel dans cette approche : la liberté, c’est avoir des possibilités (dimension de possibilité), mais aussi des moyens, les espaces pour faire son choix, être critique, discuter avec des interlocuteurs, etc. (dimension procédurale). »[9] Offrir à une personne ces moyens et ces espaces renforce les liens libérateurs et émancipateurs, en lui reconnaissant la capacité de faire pour elle-même des choix justes et éclairés.

 

Un maillon de la chaîne

Dans le récit « Les oiseaux », le héros raconte qu’au début, « je ne faisais que passer après une longue période, enfin je l’imagine longue, d’observation et de rapprochement. J’étais méfiant. Je n’avais pas envie qu’on me demande du fric, une clope, du temps, mon histoire. Je voulais prendre et partir avant qu’on attende en retour. Et puis je suis entré. Quelques premiers moments fugaces, puis un mot, un café, un regard (un vrai, pas de ceux qui fuient) et enfin j’ai commencé à le sentir. D’abord ténu, fragile et inconstant, il me faisait peur autant qu’envie, me tétanisait autant qu’il m’apaisait. J’ai eu honte, je ne sais pas pourquoi. Ce lien qui se tissait a fini par me tenir sans me retenir. Un jour, je m’en souviens, Rudy et moi y partagions un café, je m’y suis senti à ma place. Je n’ai pas compris d’où venait cette émotion si forte que j’ai ressentie alors.
Dans une autre vie, j’ai connu cette situation particulière de lien fort qui se construit et de sensation d’être à ma place là où j’étais … mais c’était avant. Depuis, il y a eu les déchirures, les coups et les chutes. L’envie de vomir, le gout de la violence et de la solitude. Cette idée fixe que pour survivre, il faut renoncer, oublier, faire sans. »[10]

Nous cherchons toutes et tous une place où nous sentir… à notre place, acceptés tels que nous sommes, sans avoir à avancer masqués et trimbaler à chaque pas une boule au ventre de peur que notre camouflage ne fasse pas illusion.

Comme toute expérience personnelle, celle de la solitude, du trouble ou de la souffrance ne se dessine pas en noir et blanc, mais en une multitude de niveaux de gris, et parfois aussi, parfois souvent, de couleurs éclatantes et lumineuses dressant le portrait d’un individu singulier – vous, moi, eux… avec nos propres écheveaux de liens qui nous retiennent, nous brident, nous étranglent, nous (r)attachent, nous en(tre)lacent, nous raccordent ou nous rassemblent.

Ces questions me traversent d’autant plus que ceci risque d’être mon dernier texte pour le Centre Franco Basaglia, car mon contrat touche à sa fin. Les liens qui se sont tissés au fil de ces dix-huit mois ne m’ont pas uniquement reliée à mes collègues du CFB, mais à l’ensemble des expériences du Cheval Bleu, ainsi qu’à des structures amies comme L’Autre « lieu » ou le Club André Baillon. D’ateliers créatifs en karaokés, de cafés-papote en repas au restaurant Vol(e) au-dessus, de rencontres Troubles & Libertés en réunions de La Grappe, c’est toute une constellation qui s’est dessinée devant mes yeux et a considérablement élargi mes horizons.

Je pars donc le cœur un peu serré, mais empli de gratitude, et avec le sentiment d’être riche de ces nombreuses rencontres. D’avoir appris et avancé. D’avoir été un petit maillon d’une longue chaîne humaine – une de ces chaînes qui libère plutôt que d’enfermer.

Alors merci, du fond du cœur, et à bientôt, je l’espère.
Après tout, nous sommes désormais reliés…

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Notes

[1] Pendant cinq ans, la réalisatrice Carol Morley a rencontré des proches de Joyce Vincent pour raconter à travers eux son histoire. Le documentaire « Dreams of a Life » (2011) dresse d’elle un portrait en creux et pose la douloureuse question de la solitude ordinaire en milieu urbain.

[2] Véronique Renier et Olivier Croufer, « Protéger : maison-institution et cellules de Louise Bourgeois », 19 avril 2014.

[3] Véronique Renier, « Hybridation des institutions », 5 mai 2013.

[4] Voir l’analyse « Sortir de l’ornière en marchant » de Julien Vanderhaeghen, 30 novembre 2022.

[5] Olivier Croufer, « S’émanciper d’une maison hospitalière », 12 décembre 2017.

[6] Édith Piaf, « La Goualante du pauvre Jean » (René Rouzaud, Marguerite Monnot). Columbia, 1954.

[7] David Hume, « Essais esthétiques », traduit de l’anglais par Renée Bouveresse. GF Flammarion, 2000.

[8] Marie Absil, « Constituer un commun : singularité, vulnérabilité, soin », 14 mars 2014.

[9] Olivier Croufer, « Justice sociale et “bien-être” », 22 avril 2014.

[10] Texte collectif, « Les oiseaux », 23 septembre 2019.