Un bonheur intense

Un bonheur intense

Auteur : Eric Michaël, politologue

Résumé : Cet article traite de la bipolarité, de comment elle s’est exprimée chez quelqu’un qui n’avait aucun antécédent de cette maladie. La première phase, la manie est décrite dans cet article, tout d’abord nous explicitons les conditions dans lesquelles celles-ci s’est déclarée ensuite nous analysons l’accélération cérébrale que cette maladie a provoquée avec pour question principale : où commence la folie et/où finit la raison ?

Temps de lecture : 15 minutes

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Dans le cadre des analyses en éducation permanente du Centre Franco Basaglia, j’ai décidé de vous raconter mon récit de vie. Parce que les maladies psychiatriques font peur, parce que ma maladie a fait peur, il est intéressant de vous compter comment celle-ci s’est déclarée et quelles ont été les réactions de mon entourage. Trois articles racontent la maladie, tout d’abord la manie, ensuite la chute, la dépression et enfin le vivre avec, la reconquête. Dans ce premier article nous tenterons de répondre à la question suivante : qu’est-ce qu’être fou, où commence la folie et où s’arrête la raison ?

 

Histoire d’une découverte, suis-je malade ?

Tout débute au mois d’août 2012, âgé de 29 ans, je vais avoir 30 ans le 22 septembre de cette année. A 29 ans, après avoir fait des études de sciences politiques et avoir cherché du travail dans ce domaine, je décide d’essayer de vivre de ma passion. En effet, mes recherches d’emplois liées à mes études ont été infructueuses après 4 ans d’intenses recherches.

Ma passion c’est l’équitation. Mon projet est de devenir pédagogue équestre : donner des cours d’équitation américaine à des enfants, adolescents, adultes.

A cette activité s’ajoute l’entraînement de chevaux. Je monte des chevaux, je les entraîne pour qu’ils aillent en concours et pour cela je suis rémunéré. Ayant réfléchi au projet, j’ai déjà fait de la publicité et compte me lancer en couveuse d’entreprise. La couveuse d’entreprise est un système qui permet aux indépendants de ne pas se lancer tout seul, en étant « couvé » par une protection financière et des conseils de gestion. Cela signifie qu’on touche des allocations de chômage tout en exerçant son activité. Les recettes de l’activité vont à la couveuse et sont restituées quand on est prêt à voler de ses propres ailes. De plus, des cours de gestion et de comptabilité sont organisés. La couveuse est un tremplin pour les indépendants son dossier est fait. J’ai environ une quinzaine d’élèves qui seraient intéressés par les cours d’équitation et environ 7 chevaux qui pourraient être à l’entraînement.

Je compte me lancer en couveuse en septembre. Mi-août, seul dans mon appartement je me fais cambrioler, quelqu’un brise la fenêtre. Je crie très fort ce soir-là. Fin août on me propose la gestion de l’écurie où j’étais. J’ai accès aux chiffres de l’écurie, ils ne sont pas bons, ils sont déficitaires. C’est à ce moment-là que mon cerveau commence à s’emballer, plus moyen d’appuyer sur stop. Mon cerveau réfléchit sur ces chiffres et développe une architecture juridique, financière pour remettre l’écurie à flot. Il s’agissait de créer deux structures distinctes : d’une part une ASBL qui développerait l’hippothérapie (soigner des enfants handicapés mentaux par le cheval) ; d’autre part une société qui gérerait l’écurie et ses services. Sur papier tout semble rationnel, possible et faisable. Le problème c’est que mon cerveau ne s’arrêtait pas. Il s’emballait et développait des théories.

Au final j’argue qu’un savoir théorique n’est rien sans un savoir empirique, qu’il faut donner du bonheur aux gens, investir dans l’écologie, … Je pense avoir trouvé une nouvelle théorie d’économie politique fondée sur le bonheur. Outre cela, je ne dormais plus, je ne mangeais plus, … Avec le recul, je sais ce que j’avais, j’étais en manie et souffrais d’un trouble psychiatrique nommé la bipolarité ou trouble maniaco-dépressif.

Au-delà de ces idées, j’étais la plupart du temps très heureux durant cette période, parfois je pleurais car je ne voulais pas être célèbre, mais la plupart du temps j’étais heureux. J’étais en totale possession de mes moyens, mon corps m’obéissait parfaitement, je montais divinement bien à cheval, faisais des coups incroyables au tennis mais mon cerveau ne s’arrêtait pas.

Conscient que ça n’allait pas, je partis courir pensant qu’en me fatiguant j’allais dormir. Pour finir, je me sentais en insécurité chez moi sans doute à cause du cambriolage, je décidai d’aller dormir chez un ami. Ma petite amie, Sophie, m’accompagna durant ces journées plus que difficiles pour elle. L’ami et Sophie voulaient m’hospitaliser, je voulais bien mais uniquement à Molière. Il s’ensuivit une vive dispute entre mon ami et moi. Il me serrait la gorge pour me calmer, je m’extirpai de là et partit dans les champs. Je courrais vite, j’étais infatigable. Pour finir, l’ami et Sophie décidèrent d’aller à la police. C’est donc la police qui me retrouva, après interrogatoire, j’ai pu partir et dormis chez mon père.

Les idées continuaient, je voulais sauver le monde et pensais qu’il allait y avoir un attentat terroriste dans les institutions européennes. Je téléphonais la nuit, à trois heures du matin à mes amis qui travaillent dans ces institutions pour les prévenir. J’entendais une voix qui me disait de téléphoner, d’agir qu’il fallait combattre le mal. Ce sont les mêmes images que celles du film le « 5e élément » qui étaient en moi ! Pour finir, je fus hospitalisé à Molière, j’y suis resté quatre jours, je battais tout le monde au ping-pong, aux jeux de mémorisation, je me pensais invincible, supérieur, incroyablement intelligent.

 

L’acceptation de la maladie, quid de ces idées, folie ou raison ?

C’est à ce moment qu’on diagnostiqua la maladie dont je souffrais, j’étais donc atteint d’un trouble bipolaire ou maniaco-dépressif. Le trouble bipolaire est une « […] maladie qui dans sa forme la plus typique comporte deux phases, la phase maniaque et la phase de dépression »[1]. Entre les deux pôles, on retrouve un « […] état normal que l’on appelle euthymie ou normothymie »[2]. La phase maniaque se caractérise par un « épisode d’excitation pathologique : le sujet qui en souffre est hyperactif et euphorique inhabituellement volubile et fait de multiples projets. Il peut présenter divers troubles comportementaux perdre toute inhibition ou engager des dépenses incontrôlées »[3]. Tout le monde a des moments tristes et heureux mais « […] ces enchaînements sont hors de proportions, ils atteignent une intensité telle que la personne ne réalise pas qu’elle dépasse les bornes »[4]. Parmi les symptômes de la manie, on retrouve : estime de soi augmentée, idée de grandeur, énergie débordante, bonheur intense. Mais aussi : irritabilité excessive, réduction de besoin de sommeil, débit de parole accéléré, besoin de parler sans arrêt, pensée rigide, distractivité : incapacité à fixer son attention, expérience d’idées délirantes : des croyances fermes mais impossibles, hallucinations, …

Ainsi donc au regard des symptômes, j’en présentais beaucoup si pas la totalité : regain d’énergie, débit de parole, absence de sommeil, plaisir plus intense, idées délirantes ou hallucinations, ….

J’ai fait des hallucinations lorsque j’étais en manie : ainsi j’ai imaginé que des attentats terroristes pouvaient frapper l’OTAN ou l’Union Européenne. Toutefois nous étions la veille du 11 septembre, j’avais étudié la menace terroriste lors de mon mémoire sur l’Irak, la possibilité que ceux-ci frappent l’Europe en 2012 est à ce moment-là moins probable qu’aujourd’hui mais c’était possible.

S’agissant de mes théories et de mes idées. Sur l’écurie celles-ci sont réalisables, il est possible de créer une SPRL et une ASBL. Par contre la théorie d’économie politique fondée sur le bonheur semble, elle, a priori impossible. Néanmoins, il existe des économistes qui ont travaillé sur le bonheur[5]. De surcroît cette théorie repose sur l’ensemble des choses que j’ai lu durant mes études, Hegel, Karl Marx, John Maygnard Keynes et s’appuie sur des postulats d’une criante actualité :

  • le capitalisme et les sociétés occidentales doivent se repenser ;
  • la crise écologique est le combat de notre génération ;
  • il faut se réinventer pour ne pas sombrer.

Certes cette théorie en tant que telle n’existe pas. Toutefois les idées qui la sous-tendent sont intéressantes mais doivent être travaillées. Il faut travailler sur ces concepts et démontrer à travers la vie de tous les jours que d’autres pratiques sont possibles et souhaitables. On peut se demander si ces idées étaient de l’ordre de la folie, des hallucinations irrationnelles en dehors de toute réalité ou bien avaient-elles une base rationnelle ? Comme je l’ai dit, elles s’appuient sur un savoir théorique : Hegel, Karl Marx, John Maynard Keynes, ces auteurs je les ai étudiés et analysés, l’héritage hégélien chez Karl Marx fut un sujet de recherche, Keynes une politique économique idéologiquement neutre fut aussi l’objet d’une recherche. Le socle théorique existe, les liens que je fais entre les auteurs et ensuite pour déboucher sur une nouvelle théorie d’économie politique fondée sur le bonheur, ce thème-là lui n’est peut-être pas rationnel mais il doit faire l’objet d’une étude rationnelle et intellectuelle.  Par ailleurs il convient de s’interroger sur la folie, la folie en psychiatrie signifie-t-elle quelques choses ? Un patient peut parfois « délirer » mais il a aussi parfois des moments de « raison ».  Délire, folie ou rationalité, le sujet n’est pas tranché, en manie en tout les cas, j’y croyais fermement, on reparlera de ça dans le troisième article sur la reconquête.

Sur le moment, la manie est une exaltation des sens, des sentiments, des émotions. On se sent fort mais la descente est brutale, je devais avoir la gestion de l’écurie avec cet épisode, je la perds. Je devais lancer mon projet de couveuse, plus de la moitié des élèves sont partis et tous les chevaux à l’entraînement sont également partis. Et puis surtout le coût de la manie est très élevé puisqu’après une manie on tombe nécessairement dans la dépression, …

Par ailleurs, une autre conséquence frappante est le fait que j’ai vu la peur dans les yeux des gens qui m’aiment. Toutes maladies psychiatriques font peur, j’avais peur moi-même de devenir fou. En outre, il faut reconnaître la maladie pour espérer tenter de vivre avec elle dans des conditions acceptables. Dans mon cas, la reconnaissance de la maladie s’est effectuée en plusieurs étapes. Tout d’abord je suis un être rationnel et j’ai un esprit cartésien. J’ai senti assez tôt que quelque chose n’allait pas, je ne dormais plus, ne mangeais plus, étais débordant d’énergie, … J’ai donc été voir sur internet les symptômes que j’avais. Au début je pensais que je faisais une dépression précédée d’un burnout. Toutefois, les symptômes ne correspondaient pas, j’avais un trop-plein d’énergie. Ma petite amie Sophie me dit alors que je souffrais d’une maladie psychiatrique, que j’étais bipolaire. Ç’a été un choc mais lorsque j’ai regardé sur internet, j’avais effectivement tous les symptômes de cette maladie. Dès ce moment j’ai assez vite reconnu et accepté la maladie. Mon éducation y est pour quelque chose, on m’a toujours dit d’écouter les médecins et de suivre leurs prescriptions. Dès lors j’ai pris très tôt en pleine manie les médicaments que les médecins me prescrivaient. La reconnaissance a donc été assez rapide me concernant, vers le mois d’octobre 2012 j’ai commencé à prendre mes médicaments et à accepter la maladie même si sur le moment je ne comprenais pas toutes ses conséquences. La reconnaissance par les autres est très importante car c’est « […]seulement en étant reconnu dans sa qualité d’être humain qu’on peut connaitre et respecter l’humanité de l’autre ».[6] Lorsqu’on parle reconnaissance, il faut aussi aborder la reconnaissance par les autres de la maladie. Dans mon cas, les gens ont eu peur et ce sont éloignés, ils m’ont même discriminé et stigmatisé.  On en reparlera dans le prochain article.

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Références

[1]     Sources internet : www.troublebipolaire.com.

[2]     Idem.

[3]     Idem.

[4]     Idem.

[5]     AIT Said, Fatima., Le bonheur en économie, Idée économique et sociales, n°166, p.67-74, 2011.

[6]     « Mais ou s’en va la vie », Centre Franco Basaglia, p.1.