Monter dans le train

Monter dans le train - Reconnaître et développer les associations d’usagers de services de santé mentale

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : Retour sur la deuxième des propositions politiques du mouvement pour une psychiatrie démocratique « Reconnaître et développer les associations d’usagers de services de santé mentale ». Une évidence ! Et pourtant, ça n’avance pas.

Temps de lecture : 15 minutes

Télécharger l'analyse en PDF

Le train file dans la campagne. Les voyageurs sont tranquilles, un peu somnolents. Sauf ces deux-là, qui ne se taisent pas une demi-minute entre Liège et Bruxelles.

La conversation, pourtant sans queue ni tête, rebondit entre eux en permanence. Ils parlent, littéralement, de n’importe quoi. Pour le dire platement, ils racontent beaucoup de conneries. Mais pas que. De temps à autre, un propos grave fait irruption, l’évocation d’une tristesse, ou d’une angoisse. Mais ça ne dure pas, et Il y a, dans leur regard,  une petite touche rieuse quand l’autre relance d’un bon mot. Il existe entre eux quelque chose de très fort, une complicité palpable. Une connivence. Et elle, à côté, qui les connaît pourtant moins bien, qui est plus jeune, et a une allure plus spéciale, se glisse facilement dans la conversation. Et l’autre, plus loin, qui a choisi de s’assoir à l’écart, n’en perd pas une miette. Ils avec eux.

Frank n’est pas là. Il n’est pas arrivé à prendre le train. Il était pourtant à l’heure à la gare (tout juste), mais il est allé « vite chercher un p’tit café », et il est revenu trop tard. Le train avait démarré. Ça les énerve un peu, mais ça les fait rire, aussi. Il est comme ça, Frank. Et ils peuvent se permettre de râler sur lui, qui va tout compliquer ce matin. Et de se foutre de sa gueule, un peu.

Je m’amuse beaucoup, et les autres gens dans le compartiment aussi. Mais quand je m’insère dans la conversation, ce n’est pas pareil. Même si on voyage ensemble et qu’on se connaît bien. Le ton change. J’ai l’impression de tout alourdir, de ne pas être en phase. C’est eux ? C’est moi ? C’est entre eux et moi. C’est surtout entre eux, je pense. Il  y a un lien fort, fondé, je peux le supposer, sur l’expérience de la maladie. La Maladie, comme dit joseph, toujours avec un peu d’emphase. Il en parle comme d’un être qui partage sa vie. Même si on s’aime bien, même si on mène ensemble ce projet pour lequel on va ensemble à Bruxelles quatre fois cette semaine, il y a quelque chose qu’on ne partage pas. L’expérience de la Maladie. Et du soin. Et du non-soin, du regard des autres.

Dans des moments comme ceux-là, je peux toucher du doigt que se retrouver « entre soi », se reconnaître entre pairs est un besoin essentiel, apporte quelque chose. Peut-être de l’ordre de la confiance. Autant confiance en soi que dans les autres. Et que là peuvent émerger une expression et une compréhension des situations personnelles absolument irremplaçable. Il est indispensable que les groupes et les lieux où ce soutien mutuel entre pairs peut se développer soient reconnus, soutenus, et dotés de moyens.

 

Politiser la question

Le CFB essaye d’accompagner, depuis des années, maintenant, une démarche de psytoyens[1] pour faire aboutir un décret qui permette de reconnaître et financer structurellement des associations d’usagers des services de santé mentale. Au-delà de la stricte existence de ces groupes, il y là l’exigence d’une reconnaissance politique de leur nécessité, des droits des personnes qui les fréquentent, et de leur apport à la société. Une reconnaissance qui ne dépende pas du bon vouloir ou de la mauvaise conscience des majorités du moment.

Mais, le temps passant, il faut reconnaître que cette démarche peine à progresser. Tout est là, pourtant : les personnes, le désir d’aboutir, le besoin d’assurer l’avenir, les idées ; même un premier texte … Alors ?

Au CFB, nous cherchons à comprendre, parce que nous somme parfois dépités. Quand nous y réfléchissons, nous ne pouvons nous empêcher de faire une hypothèse. C’est une hypothèse douloureuse, et qui nous remet en question.

Il y a une évidence qui sous-tend la  proposition 02 du cahier de propositions du mouvement pour une psychiatrie démocratique; c’est qu’il est utile, nécessaire, bénéfique ; c’est qu’il est juste qu’existent des groupes d’usagers des services de santé mentale. On ne peut qu’être d’accord, au nom de la participation démocratique, si c’est au titre d’usagers qu’ils sont rassemblés, pour apporter un point de vue critique sur les services. Mais la proposition va plus loin. « Celles-ci permettent à leurs membres la mise en commun de leurs expériences    et    connaissances, le    développement d’un réseau social et de processus d’entraide.   Elles   exercent   aussi   une   fonction   représentative des usagers auprès des institutions et décideurs politiques ».

« Les associations ont différents moyens d’action. Il peut s’agir d’un travail de groupe et de projets collectifs visant la mise en commun des expériences et des connaissances, le développement d’un réseau social et la mise en place d’un processus d’entraide. Elles peuvent organiser des accompagnements plus individualisés. Elles peuvent constituer un lieu d’élaboration de prises de position ou de propositions relatives aux situations concernant les usagers. Elles peuvent soutenir la formation de comités d’usagers au sein des différents services de santé mentale ».

C’est donc bien des droits politiques des personnes en souffrance mentale qu’il s’agit. Bien sûr, pas seulement de leur droit à décider si le groupe va aller se promener au bois ou à la rivière, ou si on va repeindre la salle d’accueil en vert ou en bleu. Mais pas non plus seulement de leur droit à s’impliquer dans l’organisation des services qui leur sont destinés (même si ce droit-là est fondamental, et loin d’être acquis).

Or, on peut penser, à la lumière de l’expérience de ces dernières années, que, lorsqu’il s’agit de développer une action politique auprès de la société dans son ensemble, c’est difficile à partir de ces groupes eux-mêmes.

 

Entre soi

Nous avons parfois l’impression que l’entre soi  peut aussi avoir quelque chose de stérile, voire délétère. À l’inverse, nous avons l’intuition que la difficulté – réelle – de pratiquer la mixité dans les collectifs est porteuse.

Le spectacle que nous préparons avec le petit groupe du train, et qui associe sur scène, pour parler du trouble psychique, des personnes qui le vivent et d’autres qui le rencontrent, en est une illustration. Et nos petits voyages à Bruxelles pour aller répéter, les rencontres avec les autres voyageurs, pareil.

C’est une rencontre hasardeuse, une relation chaotique (cahotique), au résultat imprévisible. Mais féconde, parfois.

Ce parfois est peut-être même la qualité la plus précieuse de ces expériences. Rien n’y est acquis. On loupe des trains, on disparaît, on est mal. Parfois, tout rate, et parfois, ça marche.  C’est vivant.

Par rapport à un projet global comme le cahier de propositions du mouvement, que permettent les groupes qui rassemblent uniquement des personnes qui vivent avec des troubles psychiques ? Nous faisons, en tous cas, le constat que nous n’arrivons pas, de notre place, à accompagner le processus vers une reconnaissance structurelle de ces associations.

Peut-être pourrions-nous plutôt cultiver la présence de toutes sortes de personnes, dont des gens qui vivent avec des troubles psychiques, dans tous les lieux de socialisation, au sein de nos diverses initiatives, et parmi nous, dans nos équipes.

Bien sûr, dans ce cas, des risques vont se manifester, auxquels il faudra être vigilant.e.s : le paternalisme ; la manipulation (même inconsciente)  par le discours, par la méthode ou par la légitimité ; la domination par la bienveillance ; le retrait ; la passivité ; l’agressivité. Mais c’est précisément l’apprentissage que les un.e.s et les autres peuvent faire dans de tels groupes bigarrés qu’il est nécessaire de développer dans l’ensemble de la société.

 

Une place pour faire quoi ?

La question nous semble maintenant cruciale. Elle peut remettre en question fondamentalement la formulation, et le contenu même de la proposition 02. Mais pas nécessairement. Ce qui est sûr, c’est que, dans les modalités actuelles, nous n’avançons pas sur cette proposition. Et que, du coup, c’est la place même des personnes en souffrance psychique dans l’organisation sociale qui est fragilisée.

Si ces collectifs sont indéfiniment menacés, de l’intérieur par les travers dont nous faisons l’hypothèse, et de l’extérieur par une absence d’agrément et de financement structurels, les personnes qui les représentent dans les comités, à divers niveaux, ne peuvent pas réellement faire changer les rapports à la souffrance psychique dans la société.

Elles risquent de porter sur elles-mêmes le fardeau de l’image de citoyens de deuxième ordre, et d’occuper des places, sans pouvoir vraiment peser depuis ces places.

Cette image est coincée entre deux visions délétères. D’une part, depuis le XIXème siècle (pour simplifier), les fous sont réduits à l’identité de malades mentaux. Cette vision est toujours largement dominante aujourd’hui. Elle conduit à les voir et les aborder comme des personnes fragiles, dépendantes, à protéger, d’elles-mêmes et du monde. D’autre part, une compréhension sommaire du mouvement de l’antipsychiatrie a pu donner à penser qu’il s’agit de personnes comme les autres, qu’il faut confronter à la réalité du monde, et qui doivent prendre leur place.

Au centre Franco Basaglia, nous cultivons plutôt la vision de personnes dont l’évidente singularité pose des questions intéressantes à l’organisation de la société.

 

Communautés

La question de l’entre soi se pose aussi pour d’autres organisations qui défendent les droits de groupes ou de minorités particulières.  Qu’il s’agisse des discriminations de genre, de croyance,  d’orientation sexuelle, quand l’enjeu est l’effectivité du droit à une vie pleinement humaine au sein de la société, comment les un.e.s et les autres, ceux et celles qui en sont, et celles et ceux qui n’en sont pas peuvent-ils le mieux œuvrer ? Dans un cadre commun ? Chacun dans son espace ?

Dans un ouvrage collectif consacré à l’analyse croisée sur les questions communautaires en France et aux États-Unis[2], William Poulin-Deltour signe un chapitre intitulé « Le militantisme homosexuel et la question de la communauté ». Il y montre que la question a été centrale dans le mouvement LGBTI. En France, en particulier, la controverse a été vive au moment de l’épidémie de SIDA. « Plutôt que de rêver passivement à une communauté universelle et adulte sachant lutter contre le sida, autant commencer par défendre, reconstituer ou même constituer des communautés qui conservent une réelle capacité de résistance à la maladie »[3]. Aujourd’hui, le centre LGBT de Paris se revendique « d’une culture et d’une histoire identitaire dans une démarche citoyenne, non communautaire et dans le respect des différences ». On voit que la tension subsiste.

Plus loin, William Pougin-Deltour fait la même analyse en ce qui concerne le conseil représentatif des associations noires (sic) «  Les mouvements sociaux en France, eux, font entendre des revendications minoritaires, et non multiculturalistes comme en Amérique du Nord. Ainsi le CRAN ne célèbre pas une différence noire, mais combat les discriminations dont les Noirs sont victimes en raison de leur couleur. Il part d’une expérience de la discrimination, sans supposer une communauté ».

 

Rater le train

Une autre manière de poser le problème pourrait être : avons-nous besoin des fous partout ou de la question de la folie partout ? Le bons sens nous incite à lier les deux : on a besoin de la présence des fous pour poser partout la question du trouble.

Le matin du train, le tunnel ferroviaire Nord-Midi était en travaux. On descendait à Schaerbeek pour une correspondance avec un autre train qui faisait le tour de l’agglomération afin de rejoindre la gare du midi, où nous devions prendre le tram jusqu’au lieu de répétition.  Je suis resté à la gare de Schaerbeek pour attendre Frank, qui arriverait par le train suivant. C’était impossible de répéter sans lui. Il a toute sa place dans le spectacle. Une place que lui seul peut occuper. Le remplacer par une doublure ou faire sans lui était tout bonnement impossible. Mais ça ne nous a pas semblé imaginable, non plus, de le laisser se débrouiller pour nous rejoindre.

On avait pesé le pour et le contre d’un départ très matinal. Ça n’avait, finalement, pas semblé possible, notamment compte-tenu de Frank, de sa difficulté à se lever. La séance était donc programmée tard, mais devait finir tôt parce que d’autres,  comme Joseph, sont fatigués dès le milieu de l’après-midi, et que Jacques, qui a toujours faim, est très préoccupé par l’heure du repas du soir.

Malgré toutes nos précautions (j’avais veillé à appeler Frank au moment où il devait partir de chez lui), notre belle organisation était contrariée. La répétition serait encore retardée.

J’ai eu le temps d’y penser en buvant des cafés dans cet établissement anonyme de la place princesse Elizabeth. Je m’étais levé tôt. La gare de Schaerbeek et son environnement ne sont pas des endroits très gais, ni très fréquentés. Ce matin-là, du moins. Qu’est-ce que je foutais là ? J’ai 60 ans (j’avais)  et je perds mon temps à attendre un olibrius qui fait foirer tout ce qui le concerne.

Mais Frank a une présence incroyable sur un plateau de théâtre.  Et, quand il débarque finalement du train (après 6 sms pour s’assurer qu’on se comprend bien), il manifeste aussi une présence qui rend tout relatif. Non qu’il s’en foute (Il s’excuse beaucoup en général, et ce jour-là en particulier), mais il a dû apprendre à faire avec.  Avec ce qu’il est, et le choc permanent que ça occasionne avec le monde autour de lui. Et il peut m’apprendre à moi aussi. Du coup, je comprends mieux ce que je fais là. J’apprends comment faire avec Frank. J’apprends aussi à réfléchir sur l’organisation des chemins de fer. Et enfin, j’apprends à apprécier les bulles d’imprévu qui m’obligent à réfléchir à ce que je fais là.

Cette expérience, et d’autres que je fais avec eux, m’apprennent des choses au sujet du trouble psychique, que les ouvrages de psychiatrie ne peuvent pas m’apprendre. Et que les livres en général ne me permettront pas d’assimiler aussi bien.

Frank aussi a appris par l’expérience. Il a même construit un discours sur sa propre inadéquation au monde. Schématiquement, je dirais qu’il a retourné le problème. Il a un propos très critique et radical sur la société. Si on le suit, on peut considérer ses ratages comme des signes des dysfonctionnements de l’organisation sociale.

Mais c’est une expérience bien douloureuse que celle qui lui a permis de construire cette position. Est-ce la seule manière d’apprendre ? Avec les risques qu’elle comporte ? Les crises, les hospitalisations, les passages à l’acte dans les moments désespérés ?

Les groupes où on se retrouve entre pairs sont peut-être une aide indispensable pour amoindrir ou supporter la souffrance. Des lieux d’appui où vivre une expérience autre, où développer des forces nouvelles. Des conditions pour monter dans le train.

Néanmoins, dans le train, justement, ils n’étaient pas seuls. Et pas entre eux. Et sur le plateau de répétition non plus. Ni lors de la représentation publique. Et cette confrontation-là semble également nécessaire. Pour les un.e.s et pour les autres.

Madré ! On n’en sort pas…

 

Impossible quête

Ben non ! On n’en sort pas. On est dedans. Et ça nous dépasse.

Pour nous aider un peu, nous pouvons nous intéresser à un courant de philosophie parfois appelé communautarien, bien que des auteurs qu’on y rattache critiquent cette appellation[4].   Selon ces penseurs, aux obligations morales et politiques d’ordre universel (liées à des valeurs considérées comme telles) et à celles qui sont volontaires (découlant de contrats formels ou d’accords par consentement), il faut en ajouter qui sont liées à des loyautés. Nos appartenances, notre histoire, notre relation à des groupes humains particuliers déterminent aussi  notre manière d’envisager la vie en commun. Cette tension entre trois types d’obligations, qui, en fait, établissent trois niveaux de relation au collectif peut peut-être éclairer d’un jour nouveau le texte de la proposition 02.

Toutefois, on ne peut sous-estimer le caractère irréductible du trouble, qui résiste à toute mise en forme. Nous ne parviendrons pas à la formule adéquate. Ce que nous pouvons humblement faire, c’est nous inspirer de cette force de résistance pour chercher à faire vivre des formes institutionnelles qui lui gardent une ouverture, qui fassent droit à cette manière particulière d’être humain. Et à toutes les autres.

Lire la proposition 02 - "Reconnaître et développer les associations d’usagers de services de santé mentale"

Découvrir nos récits, analyses conceptuelles et analyses d'oeuvres ?

Découvrir les propositions politiques du Mouvement pour une psychiatrie dans le milieu de vie ?

Références

[1] L’ASBL Psytoyens est une fédération d’associations d’usagers en santé mentale créée en 2003.

[2] RAULIN, Anne ; CAROL ROGERS, Susan (dir) ; Parallaxes transatlantiques : Vers une anthropologie réciproque ; CNRS Editions ; Paris ; 2012

[3] MARTEL Frédéric, Le Rose et le noir. L’histoire des homosexuels en France depuis 1968, Paris, Seuil, 1996.

[4] Lire Olivier Croufer ; Des   conceptions   de   la   « vie bonne »  pour  faire  une  société juste ; CFB ; 2016