Un pas vers un pacte pour une nouvelle politique de santé

Auteur : Olivier Croufer, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé :  Si l’accessibilité, essentielle à la justice sociale d’un système de santé, se transformait en hospitalité, fonderions-nous un nouveau pacte politique ? Trois façons de mettre en œuvre l’hospitalité auprès des personnes souffrant de troubles psychiques permettent de faire de cette question une hypothèse qui autoriserait l’imagination d’institutions renouvelées.

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J’aimerais pour commencer vous dire un mot du point de vue d’où je vous parle[1]. Je travaille depuis une trentaine d’années dans des structures de ce qui s’appelle aujourd’hui la « santé mentale ». Il y a trente ans, on disait la « psychiatrie ». Ces structures sont dans les milieux de vie des patients. Elles deviennent une composante parmi d’autres de la vie des personnes. Parmi d’autres :  ces institutions sont fondamentalement incomplètes par rapport à ce qui compte dans la vie d’une personne.

J’arrive donc parmi vous avec un point de vue très incomplet. Ce qu’il devient possible de faire ensemble est que vous complétiez par d’autres points de vue à partir de l’endroit que vous occupez dans le système de santé.

Pour faire un pas vers une « nouvelle politique de soins de santé », nous avons besoin d’un terrain de départ d’où le pied décolle et d’un élan qui motive le mouvement.

Il me semble que l’accessibilité est un très bon terrain de départ. Fondamental.

Pour faire un pas en avant, je vous propose un univers d’inspiration. Un univers d’inspiration n’est pas qu’une réponse – rendre les services de soins accessibles -, il est l’imaginaire qui inspire des réponses ou des pratiques, pas seulement auprès des soignants ou des patients, mais dans la population. Un univers d’inspiration[2] est un imaginaire social qui anime le désir de vivre ensemble (plutôt : plus ou moins ensemble). Je vous propose l’hospitalité comme univers d’inspiration. Peut-être qu’il permet de faire un pas à partir de l’accessibilité. Ce sera à vous de voir à partir de votre point de vue.

 

Une hospitalité protectrice

L’hospitalité s’adresse à des personnes vulnérables. Dans mon secteur, des personnes qui s’effondrent dans une souffrance psychique, des personnes malades mentales. Toute maladie rappelle que la vie est vulnérable. Mais il existe d’autres circonstances que la maladie qui rendent la vie plus vulnérable : la vieillesse ou l’enfance. Chaque vie est toujours à un moment ou l’autre en situation de vulnérabilité, c’est-à-dire qu’elle va dépendre des bons soins et de la protection qu’autrui voudra lui accorder. Quand on ouvre la porte de son service, dans mon secteur par exemple un service de santé mentale ou un hôpital psychiatrique, quand on le rend accessible, l’hospitalité s’adresse à ces vies en tant qu’elles sont vulnérables. Ce qui se joue alors est de protéger pour que le contexte ou la maladie n’aggrave pas la vulnérabilité. Il s’agit de prendre soin d’une personne au-delà de soigner. Cette conception de l’hospitalité est assez proche de ce qui s’inaugure dans l’« accessibilité des services de soin ». Et par ailleurs, elle ajoute des dimensions car traiter la maladie ne suffit pas. Il y a aussi besoin de temps pour raconter ce qui fait la vulnérabilité, la souffrance, les menaces sur la vie. D’y être sensible. D’être attentif aux contextes, ce que connaissent bien les aides familiales par exemple. Les acteurs de santé – les patients aussi – ont besoin de se situer dans un paysage de vulnérabilité où ils sont toujours très partiels, très incomplets[3] pour comprendre et pour agir.

 

Une hospitalité existentielle

L’hospitalité ne s’adresse pas qu’à une vie vulnérable. Quand j’ouvre la porte à un étranger, mon désir peut être alimenté par l’accueil d’une différence[4], accueillir quelqu’un d’autre dont je suis curieux de la vie ou de mode de vie. Dans mon secteur cela se produit tout le temps puisqu’en accueillant un trouble psychique, on accueille aussi quelque chose de troublant pour le soignant. La relation commence par quelque chose de curieux, on ne comprend pas d’emblée comment ça se fait qu’une personne arrive à une telle intensité de souffrance psychique, parfois on ne comprend pas son raisonnement car elle délire ; on peut sentir une tristesse, mais saisir les circonstances qui l’ont amenée…, c’est une tout autre histoire. La relation commence par ce qu’on ne sait pas[5], par un non-savoir. Cela est différent d’une hospitalité de la vie vulnérable où très rapidement la relation a repéré l’endroit où le soin doit être porté (un repérage de la vulnérabilité : un enfant qui pleure, un corps blessé, …). Ici, la relation s’entame et dure grâce à une différence qui est entretenue. Cet entretien est alimenté par le fait que le soignant, l’hôte qui accueille, est troublé et fait hospitalité à ce trouble qui se déroule en lui. Ça cloche, ce que ramènent sans cesse les soignants, un médecin qui ne comprend pas que son patient ne suive pas le traitement psychotrope, l’aide familiale qui ne comprend pas que les repas préparés ensemble soient restés intacts une semaine au frigo, une infirmière qui n’a rien compris à ce que Monsieur a raconté aujourd’hui. On se retrouve dans des malentendus[6]. Je crois que là nous sommes amenés à faire un pas particulier au-delà de l’accessibilité car on ne peut pas laisser les gens, tant les patients que les soignants, dans ces questions où le sens est troublé, abimé, manquant. Ce n’est pas tenable, ce n’est pas supportable. Sauf si dans la dynamique d’hospitalité nous sommes amenés à trouver des supports qui vont rétablir du sens, pour soi, pour les patients, pour les soignants, pour les autres.

 

Une hospitalité instituante

Il y a encore un troisième genre d’hospitalité. Quand une femme sort en hiver de son habitation protégée nue, légèrement vêtue d’un veston en fourrure, nous ne sommes pas seulement en face d’une vie vulnérable ou simplement différente. Nous sommes face à une vie hors norme, qui ne respecte plus les normes des mœurs de notre société. La psychiatrie nous confronte régulièrement à ces situations extrêmes, mais plus souvent encore à du hors-norme beaucoup plus banal, beaucoup plus quotidien pour la plupart des gens. Quand quelqu’un ne parvient plus à tenir une norme de travail (une vitesse d’exécution des tâches, une adaptation à des changements continus, etc.), nous sommes dans du hors norme que l’on reçoit quotidiennement et qui exprime une souffrance psychique. Quand on fait hospitalité à des vies hors-normes, nous avons deux possibilités. Ou bien on rappelle la norme et on invite les gens à se reprendre, à adopter les bonnes conduites, ça se fait régulièrement en santé. Au risque de laisser là l’anormalité, à savoir tant le trouble dans le sujet que le trouble dans la norme. Ou bien, on se dit qu’on pourrait modifier la norme, inventer de l’institution qui ouvrirait une médiation où l’on pourrait réfléchir, voire tenter une modification de la norme[7]. Cette hospitalité nous porte alors au niveau des institutions, ne fût-ce que de petites institutions, ou des morceaux d’institution, qui laisseraient de la place à une expression et une délibération sur des normes.

 

Trois formes hospitalité

 

Que proposer ?

Je vous dépose maintenant une proposition qui pourrait faire atterrir un pas vers un nouveau pacte politique des soins de santé. Je fais un pas, c’est-à-dire que je pars d’un terrain, l’hôpital psychiatrique, et je vous invite à un mouvement inspiré par l’hospitalité. Il ne s’agit plus simplement de rendre l’hôpital psychiatrique accessible, mais de permettre de travailler à l’hospitalité à partir d’une institution existante. Proposons de remplacer le financement actuel des hôpitaux psychiatriques (principalement un financement aux lits agréés) par un forfait hospitalier[8]. Chaque hôpital psychiatrique aurait le même budget que celui qu’il reçoit actuellement (on ne touche pas au budget financier, on ne touche pas au personnel), mais chaque hôpital pourrait affecter ces moyens financiers et le personnel vers d’autres approches, notamment celles qui feraient hospitalité.

Qu’est-ce qui pourrait être mis au travail ? Je ne souhaite pas vous donner d’emblée des réponses, mais plutôt des dynamiques possibles pour l’hôpital psychiatrique, ses acteurs actuels avec les patients, et avec d’autres évidemment.

– On pourrait tenter de laisser s’exprimer une variation des attentions à la vulnérabilité : celle d’une infirmière, d’un médecin, … d’une maman, d’un proche, d’un employeur, d’un travailleur d’une association (pas nécessairement un travailleur social, ça pourrait être un animateur culturel). On pourrait  laisser une place pour que s’exprime la particularité des points de vue et des sensibilités qui vont permettre de dessiner un paysage de la vulnérabilité d’une personne, d’une situation, et la façon dont on y apporterait du soin, de la protection. C’est un travail qui peut se faire à l’hôpital, mais ça nous mènerait sans doute à transformer l’hôpital, à le décentraliser en quelque sorte, voire à le faire passer dans d’autres institutions dans les milieux de vie, pour qu’il soit plus proche de ce paysage de vulnérabilité et qu’il puisse mieux travailler à partir de son incomplétude.

– Cette dynamique pourrait apporter encore autre chose. Aujourd’hui, il n’est plus possible d’obtenir du sens dans une situation complexe (en santé mentale, c’est presque systématiquement le cas) à partir d’un seul point de vue. Notamment d’un seul point de vue professionnel. S’enfermer dans un point de vue, ou être contraint par la force des choses de rester dans un point de vue, c’est s’enfermer dans des malentendus. C’est souffrir dans le non-sens. Une façon de sortir de cette situation est de pouvoir être quotidiennement, institutionnellement, à plusieurs pour faire varier le sens qu’on tente de donner aux situations. Sinon chacun reste avec ses non-sens, et sa souffrance. Pour éviter de laisser cette souffrance aux individus, nous avons besoin de créer des institutions particulières qui supportent, qui agencent des personnes et des acteurs porteurs de sens suffisamment différents sur les situations. Plus une institution a tendance à se clore sur des normes de santé, plus elle perd inévitablement du sens. Faire hospitalité aux malentendus, tenter d’en sortir pour ne pas en souffrir, c’est créer des institutions qui inscrivent les soignants dans différents milieux qui vont donnent du sens.

Organiser un forfait budgétaire pour les hôpitaux psychiatriques, c’est permettre que ces questions se mettent au travail.

Je terminerai par un sentiment étrange que j’ai eu en préparant cette présentation. Je considère essentiel de revenir sans cesse aux besoins du patient, comme cela est par ailleurs bien présenté dans la note de Solidaris sur le pacte qui m’a été transmise. J’ai pourtant l’impression d’avoir parlé d’autre chose : des relations aux besoins du patient, de la variété des relations qui sont à mettre en œuvre auprès des besoins des patients.

Je vous laisse là-dessus.

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Références

[1] Cet texte est la retranscription d’un exposé aux assises vers un nouveau pacte de santé organisées par la mutualité Solidaris, à Seraing, le 3 mars 2020.

[2] Sur les univers d’inspiration pour d’autres rapports à maladie mentale, voir le chapitre 4 Inspirer, aérer, bigarrer dans Croufer, Olivier. Ecrire avec les troubles et la souffrance. Centre Franco Basaglia, 2019.

[3] Le philosophe Peter Sloterdijk parle pour protéger de bulles singulières d’immunité qui s’agencent, fragiles, dans une écume. Voir Croufer, Olivier. Qu’est-ce que protéger : des sphères d’immunisation ? Centre Franco Basaglia, 2014.

[4] On trouvera une histoire de la difficile rencontre d’une différence dans le récit de Vervier, Anne. Est-ce que vous êtes comme nous ? Centre Franco Basaglia, 2017.

[5] Sur ce non-savoir dans l’hospitalité, voir Bietlot, Mathieu. Le trouble savoir du trouble. Centre Franco Basaglia, 2019.

[6] Sur le malentendu dans l’hospitalité, voir Bietlot, Mathieu. Hospitalité. Cohabitations et remue-ménages à tous les étages. Centre Franco Basaglia, 2019.

[7] Pour une approche sensible d’institutions qui réinventent des médiations envers l’anormal, on lira le récit de Bernard et ses entourages, le chapitre Hospitalité dans Collectif d’écriture du Mouvement pour une psychiatrie démocratique dans le milieu de vie. Mais où s’en va la vie ? Trois récits à faire suivre de propositions politiques. Centre Franco Basaglia, 2016.

[8] Cette proposition n° 08 du Mouvement pour une psychiatrie démocratique dans le milieu de vie est reprise dans ce cahier : Mais où s’en va la vie ? Propositions politiques à faire précéder de récits.