Hospitalité – Cohabitations et remue-ménages à tous les étages

Auteur : Mathieu Bietlot, philosophe

Résumé :  L’hospitalité – lorsqu’elle n’est pas stérilisée par des règlements et des procédures millimétrées – constitue une expérience troublante, aussi enrichissante que déstabilisante[1]. La rencontre d’une personne vivant des troubles psychiques – dont la souffrance a souvent amorti ou pulvérisé les ressorts élémentaires du jeu social – provoque aussi une forme de trouble, dérangeante ou encombrante, enrichissante pour peu qu’on s’y rende disponible. « Être disponible, c’est aussi s’accroître, augmenter sa puissance, sa capacité non égoïste d’être »[2]. Accueillir la personne troublée implique donc un trouble redoublé.

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« « Quelle différence y a-t-il entre l’étranger démuni et l’autochtone nanti ? » – demanda-t-il à son maître. « Quelle différence y a-t-il entre une question et une réponse ? » – lui répondit le maître. »

Edmond Jabès, Le Livre de l’Hospitalité

Quand la porte ouverte se heurte à une porte fermée

Si de nos jours, il n’est plus très courant d’ouvrir son toit ou sa table à un visiteur inconnu, il s’avère encore moins évident de recevoir un voyageur qui n’arrive jamais à destination, qui peine à se rejoindre, qui subsiste incapable de se poser nulle part, celui pour qui « il n’est pas de demeure où le repos soit possible »[3]. À la différence du pèlerin d’antan et de plus en plus proche des migrants actuels, la personne en difficulté psychique ressemble à une barque à la dérive, ballotée par des vents bizarres, échouant sur des récifs intérieurs ou institutionnels, noyée dans des profondeurs inaccessibles, larguée par les amarres sociales. Un navigateur qui, tel Ulysse face au cyclope trop bavard, s’appelle personne ou qui se ligature en son fort intérieur pour ne pas céder aux démons qui l’émoustillent.

Accueillir une personne en trouble soulève la difficulté d’habiter, en quelque sorte, avec un invité qui n’habite pas son corps, sa langue, son esprit. Ou, à l’inverse, qui est habité par des voix, des vides, des forces multiples. On croyait accorder l’asile à un individu et l’on se retrouve avec une multitude sous sa chaumière. Telles des poupées russes, les surprises de l’hospitalité deviennent exponentielles et ses méandres infinis lorsqu’elle s’adresse à un convive contraint d’offrir l’hospitalité à d’autres hôtes étranges, imprévisibles, envahissants, hostiles.

Un hôte qui n’est plus capable d’incorporer qui il est, ni les routines du quotidien, ni la relation à autrui. Un hôte qui n’est pas en mesure de recevoir le don de l’hospitalité : « Donner à quelqu’un qui n’a rien pour recevoir, faute d’un lieu qui puisse faire réception, c’est lui montrer son vide, lui infliger l’ampleur de sa catastrophe, le faire se détester encore plus. »[4] Un hôte qui souvent veut rester seul et secret, s’effarouche face au moindre partage. Un hôte qui s’incarcère dans son univers et dont on ne sait jamais quelle passerelle il daignera tendre tant bien que mal, tel Pierre le personnage psychotique de la nouvelle « La chambre » de Sartre : « Elle eut soudain une envie violente de voir Pierre ; elle eut aimé se moquer avec lui de M. Darbédat. Mais Pierre n’avait pas besoin d’elle ; Ève ne pouvait pas prévoir l’accueil qu’il lui réservait. »[5]

Plus concrètement, vivre avec un invité dérangé et dérangeant, qui s’ingère lui-même ou s’exhibe ingérable, cela implique une foule de petits désagréments journaliers.           Il faut une certaine patience, ouverture d’esprit et pratique de l’hospitalité pour côtoyer de jour comme de nuit celle ou celui qui a une irrépressible peur de la lumière, du bruit ou du silence, de la police invisible ou de l’anus solaire, du contact tactile ou du regard des morts. Pour s’habituer à ses crises de rangement, à son accumulation d’objets inutiles, aux petits détails culinaires qui l’obsèdent ou à ses déambulations circulaires dedans comme dehors, « cette impression terrible d’un retour au même point stérile, au même instant infatigable, comme si toutes les voies m’y ramenaient… »[6]. Pour supporter la fumée des cigarettes enfilées les unes après les autres, l’impatience d’une attente sans objet identifié, le harcèlement des mêmes questions répétées sans cesse, sans entendre la (non) réponse « … je pourrais me dire prisonnier de cette attente si celle-ci était plus réelle, mais comme elle demeure silencieuse et incertaine, je suis seulement prisonnier de l’incertitude de l’attente. »[7] Pour vivre au rythme de ses tics et tocs, se réveiller lorsqu’elle écrit et déclame de la poésie toute la nuit en faisant les cent pas, ne pas s’inquiéter lorsqu’il se replie au lit des jours durant. Pour demeurer serein et sympathique aussi bien face à ses silences affligeants que ses soliloques incessants, ses cris perçants et ses crises violentes. Pour comprendre l’effet contrastant des traitements, la douche écossaise entre les périodes d’agitation et d’abrutissement, sans savoir ce qui est préférable pour l’autre comme pour soi. La lenteur, l’errance, le regard vide, le filet de bave au coin de la lèvre, l’amortissement provoqués par les neuroleptiques sont parfois plus envahissants et embarrassants que les manies et les excentricités.

 

Les claquements de portes

À l’égard d’une telle visite, l’accueillant peut légitimement se poser des questions et des limites. Dois-je tout accepter ? Est-ce à moi de « gérer » les variations, les ivresses, les transports, les frénésies, les crises ? Suis-je chargé de veiller à ce que mon hôte prenne ses médicaments, aille à ses rendez-vous, ne boive ni ne se drogue ? Est-ce mon rôle, ma responsabilité ? Sur qui puis-je me décharger ? N’ai-je pas proposé l’hospitalité de ma maison, ma communauté, mon service, ma taverne ou mon atelier parce que je connaissais les défections, les défaillances ou les formatages néfastes des institutions spécialisées ?

Quelles sont mes limites ? Jusqu’où puis-je rester debout, débonnaire et calme devant le délire, la panique et l’agressivité de l’autre ? Question qui vaut aussi pour les professionnels de la santé et se pose un peu différemment lorsqu’elle demande à partir de quand vais-je recourir à la force et à la contention.

Lorsque les questions ne trouvent pas de réponse et que les limites deviennent trop problématiques, l’étanchéité de la personne en trouble peut pousser celles et ceux qui l’accueillent à se refermer et frelater leur hospitalité devenue méfiante au lieu de magnifiante, surveillante au lieu de bienveillante. Ils peuvent se sentir colonisés, pris en « hôtage » selon un jeu de mot dont Derrida a le don. Ils peuvent s’estimer dépossédés[8] de leur chez soi, entravés dans leurs tâches aussi bien sociales que quotidiennes.

L’ouverture sans réserve, l’accord implicite, l’entente silencieuse de l’hospitalité cèdent alors sous le poids de l’incommunicabilité et se transforme en dialogue de sourds ou de muets. L’incompréhension et l’irritation de M. Darbédat, prototype de la normalité bourgeoise dans « La chambre », risquent de gagner celle ou celui qui ouvrait généreusement sa porte à la folie : « Il était impossible de trouver le ton juste avec ce malheureux garçon : il avait moins de raison qu’un enfant de quatre ans, et Ève aurait voulu qu’on le traitât comme un homme. M. Darbédat ne pouvait se défendre d’attendre avec impatience le moment où tous ces écarts ridicules ne seraient plus de saison. […Pierre…] ne pouvait souffler mot sans déraisonner, et cependant il eut été vain de lui demander la moindre humilité, ou même une reconnaissance passagère de ses erreurs. »[9] La relation peut aussi s’étioler et se fausser quand s’installe l’incertitude constante concernant la part de jeu institué par le malade pour faire face à son trouble, pour exister à travers lui, pour jouer avec lui, et la part de trouble qu’il subit, qui le transperce, qui se joue de lui et qui lui échappe. « « Il ment, il ne croit pas un mot de ce qu’il dit. Il sait que je ne m’appelle pas Agathe. Je le hais quand il ment. » Mais elle vit ses yeux fixes, et sa colère fondit. « Il ne ment pas, pensa-t-elle, il est à bout. Il sent qu’elles approchent ; il parle pour s’empêcher d’entendre. » Pierre se cramponnait des deux mains au bras du fauteuil. Son visage était blafard ; il souriait. »[10]

Petit temps d’arrêt approprié sur le silence. Il exprime aussi bien le malaise que la paisibilité. En plein trouble, il n’est pas toujours aisé à déchiffrer. « Il y a une faim qui ignore la faim, et c’est elle qui faisait mon silence, un silence égal au sien, avide, un désert alors que le sien semblait plénitude et équilibre, mais c’est le désert que j’habitais. »[11] Le silence peut exprimer l’hospitalité comme dans la nouvelle « L’hôte » de Camus ou l’hostilité comme dans « Le silence de la mer » de Vercors. Il peut encore être source du Malentendu menant à l’absurde comme dans le drame de Camus. « Si voulez le savoir, il y a eu malentendu. Et pour peu que vous connaissiez le monde, vous ne vous en étonnerez pas. »[12]

Le malentendu s’annonce peut-être comme la vérité de l’hospitalité éthique dans son incomplète actualisation, dans son impossible achèvement, dans son besoin d’ajustement perpétuel à travers des jeux et des rituels, dans son irréductibilité à un mode d’emploi[13]. L’hospitalité relèverait d’une expérience contradictoire, paradoxale, au même titre que la condition humaine selon les existentialistes qui y répliquent par une morale de l’ambigüité (Simone de Beauvoir). L’hospitalité comme un possible impossible au même titre que le don ou le pardon chez Derrida, que l’objet « a » chez Lacan, que la littérature ou la mort chez Blanchot et Bataille, que la valeur ou le projet existentiel chez Sartre. En d’autres termes, ce mouvement perpétuel, cette indétermination, cette indécidabilité, ce flottement qui font le mystère et la liberté de l’humain, qui le distancient autant de l’animal que de la machine.

 

De l’ambiguïté à la réciprocité

Cette ambiguïté de la confrontation au trouble nous rappelle que ni la vie, ni les humains, ni les rapports ne sont carrés, clairs et distincts et que nous sommes tous embarqués dans un monde chancelant. On retrouvera alors l’esprit de l’hospitalité en quittant le terrain de la vérité, de la raison et de la responsabilité[14], en s’ouvrant à la réciprocité de la rencontre, en se laissant affecter, altérer et troubler par l’autre.

Les difficultés psychiques concernent souvent un désordre des pulsions (insuffisantes, excessives, mal contrôlées…). Aussi est-ce en grande partie sur le terrain des pulsions que l’on peut entrer en contact avec la personne troublée. Une aptitude à l’hospitalité s’avère ici aussi nécessaire afin de franchir la porte de l’univers de la personne malade au monde, de faire connaissance avec ses fantômes, d’être accueilli dans ses visions sibyllines, de partager ses perceptions chafouines ou sismiques. Dans un jeu ou une danse faite de petit pas et de discrètes complicités, se laisser aller aux aléas des pulsions en vue de naviguer doucement vers leur régulation heureuse, vers un cadre ou un mode de vie plus praticable, partageable, respirable. Dans un mouvement discret, au sens courant et mathématique, apprendre à composer un ensemble, à composer les uns avec les autres.

On découvre alors que l’hospitalité joue dans les deux sens, qu’être hospitalier, c’est laisser l’invité remettre ma maison, mon identité et mes certitudes en question. Selon Muriel Rosello, la première condition de l’hospitalité est « d’exiger que, d’une façon ou d’une autre, l’hôte et l’invité acceptent, chacun à sa manière la possibilité inconfortable et douloureuse d’être changé par la présence de l’autre »[15]. On peut alors accueillir l’hospitalité comme une expérience qui, d’une part, souligne que nous ne sommes pas des statues de marbres, d’autres part, vient bousculer la routine soporifique du quotidien et les pressions jamais questionnées de la course permanente.

On acceptera de scruter dans le miroir que nous tend l’invité en difficulté psychique. Il nous convie à regarder d’un peu plus près ces douleurs, ces deuils, ces dépressions, ces mal-être étranges qui habitent en nous comme des hôtes incompréhensibles, imprévisibles et immaîtrisables. Ces hôtes étranges dans la maison de l’âme explorés par Freud au titre de l’inquiétante étrangeté, das Unheimliche que Jean-Bertrand Pontalis résume par « ce qui n’appartient pas à la maison et pourtant y demeure » pour y voir l’objet même de la psychanalyse, l’antiquement familier en nous qui n’est « devenu étranger que par le processus de refoulement. »[16] Il nous apprendra peut-être à devenir davantage hospitalier à leur égard. Son émotivité impressionnante, sa créativité débordante, sa lucidité acidulée ou sa révolte irrévocable pourraient nous ouvrir d’autres accès au monde, aux autres et à nous-même. Sa vulnérabilité exacerbée éclaire la nôtre, accentue cette commune condition humaine et nous donne à réfléchir une société où l’on prendrait soin les uns des autres. Par-là, il nous présente aussi un miroir inquiétant du monde actuel, de son économie vorace, de ses politiques gestionnaires en manque de projet et d’imagination. L’hospitalité comme un accès à l’extraordinaire dans lequel Guillaume le Blanc voit « la promesse d’une métamorphose, d’un saut dans l’inconnu qui nous arracherait enfin à la grisaille du quotidien, à la dérisoire monotonie qui affecte nos sens, règle nos représentations, nous faisant entrevoir d’autres mondes. »[17] 

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Série écrite par Mathieu Bietlot - philosophe

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Références :

[1] Voir notre analyse « De l’éthique individuelle à la pratique collective : la question de l’institution ». Ou encore Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc : « Car l’hospitalité est un risque, une épreuve existentielle qui affirme le primat de l’ouverture sur la fermeture, de la main tendue sur la main refermée, mais qui porte en elle une possible transformation qui peut s’avérer perturbante ou dangereuse. » (La fin de l’hospitalité, Flammarion (champs essais), 2018 (2017), p.31)

[2] René Schérer, Zeus hospitalier, éd. de la Table ronde, 2005 (1993), p. 125.

[3] Albert Camus, Le Malentendu, Gallimard (poche), 1958, p. 170.

[4] Annie Topalov, « Les possibles du récit : engendrer un rythme » in Patrick Chemla (éd.), Politiques de l’hospitalité, éd. érès/La criée, 2014, p. 127.

[5] Jean-Paul Sartre, « La chambre » in Le mur, Gallimard (folio), 1939, p. 62.

[6] Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, Gallimard (L’imaginaire), 1953, p. 51. Nous nous permettons d’émailler ce texte de quelques citations du livre de Blanchot, dont le titre résume notre problématique mais en détournant quelque peu son propos qui traite de la folie d’écrire.

[7] Ibidem, p. 140.

[8] Dans sa belle étude des nébuleuses et constellations mythiques, mystiques et utopiques de l’hospitalité, Réné Schérer note : « nous ne pouvons désormais comprendre l’hospitalité qu’au prix d’une dépossession qui passe par la possession » (op. cit., p. 142). Dans notre cas, l’accueillant se sent dépossédé par le possédé.

[9] Jean-Paul Sartre, op. cit., 51-52

[10] Ibidem, p. 71.

[11] Maurice Blanchot, op. cit., pp. 25-26.

[12] Albert Camus, op. cit., p. 247. Notons que cette pièce – où deux hôtelières s’enrichissent un tuant et dépouillant leurs clients solitaires et finissent pas occire leur fils et frère – fonctionne à l’inverse de l’hospitalité antique : elles décident de tuer l’hôte inconditionnellement, avant de lui demander qui il est.

[13] Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas besoin de ressources, de cadre, d’institution. [Voir analyse à venir]

[14] Voir notre analyse « Trouble savoir du trouble ».

[15] Citation de Postcolonial Hospitality traduit par Lise Gauvin et Pierre L’Hérault, « Introduction », Le dire de l’hospitalité, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004, p. 9.

[16] Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, trad. de l’allemand par B. Féron, 1985, pp.7, 246.

[17] Guillaume le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, Seuil, 2007, p. 285.